Lauréat en 2001 du prix Nobel de l’économie (avec George Akerlof et Michael Spence), l’américain Joseph E. Stiglitz était invité le 11 octobre 2019 à la Friche de la belle de mai à l’initiative du Laboratoire AMSE – Aix – Marseille School of Economics, soutenu par la Région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Une conférence aux accents de « promo » dans le cadre de la publication de son dernier ouvrage « Peuples, pouvoir&profits » (Les liens qui libèrent), paru le 25 septembre 2019. Une rencontre incontournable dans une grande salle archi-comble à Marseille où les applaudissements ont fusé avant que la séance ne se conclue par un échange avec le public.


Il est l’un des co-fondateurs de la nouvelle économie keynésienne et de celle de l’information (Théorie du Screening et des Lemons). On le connait pour ses violentes critiques envers le FMI et la Banque mondiale, structure qu’il a co-présidée et dont il a été économiste en chef de 1997 à 2000.

Joseph Stiglitz a également la fibre politique et n’hésite pas à s’engager auprès de diverses personnalités. D’abord aux côté de Bill Clinton comme responsable du Council of Economics Advisers (trio de conseillers économiques) de 1995 à 1997. Ensuite en s’attaquant au programme de GW.Bush, notamment sur le coût de la guerre en Irak (3 000 milliards de dollars en 2008). Enfin aux côtés de Nicolas Sarkozy en 2008 via une mission pour une réflexion sur le changement des instruments de mesure de la croissance française.

A la Friche de la Belle de mai, c’est en adversaire de la spirale infernale du pouvoir et du profit et en défenseur d’un « Capitalisme progressiste » qu’il fait un premier bilan : « La doctrine du libéralisme a échoué aux USA d’abord avec Reagan qui a tablé sur l’économie de l’offre. Tout comme en Angleterre avec Tatcher qui, de la même manière, défendait la baisse de la taxe des plus riches. Toutes ces politiques économiques qui perdurent, échouent. Il nous faut donc un nouveau contrat social. Tout le monde prédisait déjà un accroissement des inégalités et on y est ! De plus ces politiques libérales ont conduit à un ralentissement de la dynamique économique là où elles promettaient le contraire ».

Face à cet échec, Joseph Stiglitz prône une alternative avec ce qu’il nomme « Le capitalisme progressiste », une expression qu’il préfère à « Démocratie sociale ». Laquelle serait plus adaptée pour l’Europe risquant, dans un contexte américain, de susciter des analogies infondées.

Et d’expliquer : « Si j’avais parlé de démocratie sociale, Trump régirait aussitôt en fustigeant qu’on se retrouve alors au Vénézuela ».

Où va la richesse des profits qui augmentent ?

Souhaitant éclairer la population déçue de la politique de Donald Trump qui depuis son arrivée, joue sur l’idéologie plutôt que la vérité, le prix Nobel dresse l’inventaire, chiffres et schémas à l’appui : « Les 2/3 de la croissance sont passés en quelques années aux USA entre les mains des 1% les plus riches. Les mêmes 1 % d’Américains les plus riches possèdent plus de 40 % de la fortune américaine et les disparités ne font qu’augmenter entre ces 1% de plus riches et les 90% des plus pauvres. Le taux d’investissement est de plus en plus bas alors que le taux de profit ne cesse d’augmenter. La question est alors de savoir où va la richesse ? »

Et de se référer à l’économiste français Thomas Picketty, sur la question de la rente et des inégalités croissantes, suscitées par la transmission des patrimoines bien plus que par la rémunération du travail. Un système qui gagne la planète entière et entraîne de lourds dégâts humains et environnementaux.

Le revenu médian des américains stagne depuis 60 ans

Joseph Stiglitz ajoute : « Aux USA, 13 millions d’américains ne disposent plus d’accès à l’aide à la santé. Le taux de chômage est des plus bas, ce qui ravit l’équipe présidentielle, mais il faut comprendre ce que ça traduit. Le salaire de base est le même depuis 60 ans alors que le niveau de vie ne cesse d’augmenter. Pour avoir un appartement à Manhattan, il faudrait travailler 600 jours par an (salaire médian) selon une enquête. Le peuple américain a perdu l’espoir !»

Il fustige le système financier qui depuis plus de 15 ans «profite à une poignée de personnes les plus riches » et dénonce le « pouvoir » d’un marché « qui devrait être structuré, dont on doit réécrire les lois et règles de jeu » et qui, en outre «  ne gère ni les questions de transition ni celles de transformation ».

En fervent opposant à D.Trump qualifié de « chasseur de rente, blanchisseur d’argent et roi de l’évasion fiscale», Joseph Stiglitz rappelle la régression sociale inédite, dans laquelle le président a plongé son pays : « Durant plus de deux siècles, nous avions eu trois avancées majeures celle de la science, celle de l’organisation sociale, et celle de l’autorité de la loi qui permet des états de droit. Mais Donal Trump pulvérise tout ça en quelques années. En un seul mandat, il crée une société qui ne sert pas la majorité soit les 90% les plus pauvres. Jusqu’à l’espérance de vie qui décroit alors qu’elle augmentait jusqu’en 1999 ».

Un état de guerre économique

Un néolibéralisme face auquel il s’agit désormais de se mobiliser « comme quand on est en état de guerre » précise l’économiste, évoquant : « Si l’économie peut sembler une science inutile qui décrit seulement l’état du monde, elle peut néanmoins insuffler une alternative. Il faut une réforme au néolibéralisme car ce sont les réformes qui ont changé depuis des siècles la face de la société. Cette période n’est pas qu’une question d’économie mais aussi de pouvoir et de politique, car on ne peut séparer les deux. Il s’agit de réécrire les règles de base, de s’assurer qu’on est bien sur terre en adéquation avec un environnement à protéger. Il s’agit d’accroître les défenses publiques et de pondérer un système fiscal plus juste à travers une réelle action publique ».

« Apprivoiser le capitalisme, croire que le progrès social est possible, tempérer le marché », autant d’objectifs lancés par le prix Nobel de l’économie qui dévoile ici ces propositions urgentes.

Rejetant la fameuse théorie de la croissance « même si on ne peut se passer encore de cet indice », tout comme celle du ruissellement qui n’a fait que creuser les inégalités, Joseph Stiglitz place son optimisme dans la capacité de prise de conscience de la jeunesse et s’en remet à la première source non négligeable d’un pays, qu’est sa créativité.

Pour lui «les comportements idéologiques émanent d’un problème civilisationnel ». Il s’agit d’affranchir tout pouvoir politique de celui financier pour vaincre « l’anémie de l’économie, le pouvoir des monopoles, la mauvaise gestion de la mondialisation, la financiarisation abusive, le changement technologique mal maîtrisé ».

Pour une économie qui insuffle une dynamique

Face à toutes ces orientations aux dissonances cognitives qui nourrissent les populismes et augurent de lendemains qui déchantent, il y a urgence à s’attaquer à la protection climatique. Et de rappeler que le Green new deal (nouvelle donne verte) est porteur d’une dynamique de l’emploi, peut éviter aux générations actuelles et futures de continuer à s’endetter, notamment dans un état qui l’est à près de 30 000 milliards de dollars.

Comme une lueur d’espoir qui permettrait en outre, de rendre à l’Etat, sa fonction première. Celle de protecteur de la nature et des ressources naturelles. Celle qui garantit une cohésion sociale et une mixité. Celle qui ravive les couleurs de la solidarité et de la fraternité envers notamment les migrants, particulièrement malmenés de parts et d’autres.

H.B.

Joseph Stiglitz « Peuples, pouvoir&profits » aux éditions « Les liens qui libèrent » est paru le 25 septembre 2019, 24 euros en librairie.

H.B
Journaliste de terrain, formée en linguiste, j'ai également étudié l'analyse du travail et l'économie sociale et solidaire. J'ai collaboré à différentes rédactions, recherches universitaires et travaillé dans divers domaines dont l'enseignement FLE. Ces multiples chemins ailleurs et ici, me donnent le goût de l'observation et me font aimer le monde, le langage des fleurs et ces mots d'André Chedid : «Cet apprentissage, cette humanité à laquelle on croit toujours».