A la veille de l’anniversaire, le regard de Magali sur le mouvement des Gilets jaunes à Martigues, auquel cette professeure des écoles a participé, dès le premier jour.


Un regard aussi lucide qu’enthousiaste sur ce phénomène imprévisible qui aura marqué l’histoire sociale du pays.


 

Pourquoi vous-êtes vous engagée dans ce mouvement des Gilets jaunes ? 

« Le 17 novembre 2018, pour être très honnête, je n’avais pas envie d’y aller. Il y avait déjà eu des appels relayés par rapport à l’augmentation du prix de l’essence, j’avais commencé à regarder un petit peu d’où émanaient ces appels, je ne savais pas trop, j’avais appelé Fred ( militant de nombreuses causes à Martigues, Ndlr) et d’autres personnes en qui j’ ai confiance pour leur demander si elles étaient au courant, beaucoup de personnes m’avaient dit: « fais attention, c’est la fachosphère, c’est l’extrême-droite ». Donc je me suis dit:  « aller manifester avec l’extrême-droite et contre l’augmentation du prix de l’essence, ça faisait deux combats qui n’étaient pas les miens ». En fait, j’en ai parlé avec mon compagnon qui m’ a dit « mais non, pas du tout, ça n’ a rien à voir avec l’extrême-droite, c’est vraiment le peuple, c’est un ras-le-bol et ce n’est pas que pour l’essence, c’est plein d’autres choses ». On s’est dit « on y va, on verra bien, si ça correspond effectivement à mes doutes, on s’en va et si c’est autre chose on sera là ». Il y avait plusieurs rassemblements sur Martigues: Brico Dépôt, le rond-point du Chat noir déjà (*), Auchan et Leroy-Merlin. On a commencé par Brico Dépôt et là on a rencontré des gens qu’on connaissait  parce qu’on les avait déjà vus dans les manifs, ça nous a soulagés, on s’est dit « on retrouve des copains, des camarades, donc ça va ». On est restés un bon moment à Brico Dépôt à bloquer le passage, à expliquer aux gens, à parler avec tout un chacun, à découvrir de chouettes personnes qui avaient toutes des raisons différentes mais l’essentiel c’était « il y en a marre, ça fait trop longtemps qu’on subit tous un tas de privations, de baisses de salaire ». Et là on s’est dit : « on est là où il faut qu’on soit ».

 

Au départ, vous aviez donc un peu les réticences de beaucoup de militants, on va dire « de gauche » au sens large, et vous vous êtes aperçue, en allant sur le terrain, en discutant, que c’était autre chose ?

« Oui, il y avait vraiment toutes les couleurs politiques, pas forcément plus d’extrême-droite que ce que je craignais. Il devait y en avoir mais ils se fondaient dans la masse, ce n’est pas eux que l’on voyait en majorité. En fait, ce n’était pas du tout un mouvement d’extrême-droite comme cela avait été présenté mais vraiment un mouvement populaire, avec à la fois des gens qui n’avaient pas de couleur politique, des gens engagés, des militants, des syndiqués et peut-être dans le lot des personnes qui partageaient les idées du Rassemblement national ».

 

Aujourd’hui, alors qu’on va bientôt fêter le premier anniversaire des gilets jaunes, qu’est-ce que vous retiendriez de ce mouvement?  En quoi est-il différent de ce qu’ on a pu vivre auparavant?

« Le mouvement était différent pour plein de raisons. La première, c’est celle dont je viens de parler, à savoir qu’il réunissait toutes les couleurs politiques, le peuple avec le même ras-le-bol de ce qu’il vivait au quotidien, une accumulation de choses dans une vie personnelle qui fait qu’à un moment on se dit : « là, je n’en peux plus ». Il y avait cette main tendue, venue dont on ne sait où qui signifiait « c’est le moment de se réveiller, ce n’est plus possible de continuer comme ça, il faut qu’on nous entende ». C’était les « petites gens » qu’on n’entend pas forcément tout le temps, parfois que l’on méprise. C’était vraiment nouveau au sens où il n’ y avait pas une couleur politique qui prenait en charge le mouvement.

La deuxième nouveauté, cela a été dans la mise en place : on se retrouvait le soir dans la semaine et très souvent pour parler de ce qu’on avait fait et de ce qu’on allait faire. C’était décidé à main levée, quelqu’un proposait quelque chose : « est-ce que vous êtes d’accord, qui peut venir ? « . Chacun s’organisait dans le groupe et ça c’était très nouveau aussi. Il n’ y avait pas vraiment de chef, chaque parole était écoutée avec la même attention. Chacun parlait à tour de rôle, des fois ça donnait des discussions assez épiques mais c’était bien : aucune parole n’était brimée. Parfois, il y avait des dissensions, des séparations dans le groupe mais aussi pas mal de respect, ça c’est pour le côté positif mais il y a eu d’autres choses moins positives, justement quand une personne a voulu prendre l’aval sur ça et s’ériger en chef. Là, c’était problématique parce que, déjà, il devenait vulnérable puisqu’il s’autoproclamait chef et puis  il influait sur quelque chose qu’on n’avait pas forcément envie de faire. » 

 

Vous avez aussi participé à des manifestations à Paris : comment les avez-vous vécues, qu’est-ce que vous en retenez ?

« C’était fort. On est montés deux fois à Paris, une fois avec la CGT mais en tant que Gilets jaunes et la deuxième fois avec le syndicat des enseignants. Comme à chaque manif, tu as cette foule qui te porte, ça c’est exaltant. Après, au niveau de l’anecdote, pour la manif faite avec la CGT et les Gilets jaunes, il y avait un service d’ordre impressionnant. C’était vraiment trop! Par contre, pour la manif des enseignants, pas un policier, rien ! Pour montrer le peu d’attention qu’on porte aux manifs enseignantes. Cela n’ a pas été relayé aux informations. Les seules images que l’on a pu voir, ce sont les enseignants qui se sont filmés et les ont divulguées sur les réseaux sociaux. C’était comme si on nous disait : « vous allez défiler, on sait que vous n’allez pas casser, vous allez dire ceci ou cela comme d’habitude et puis, hop, on tourne la page, c’est fini! ». C’était un peu amusant mais on riait jaune, sans faire de mauvais jeu de mots, alors qu’on était quand même assez nombreux ».

 

Vous avez eu d’autres formes d’engagements avant. Vous ne vous êtes jamais sentie en décalage avec les Gilets jaunes ?

« Ah si, bien sur. Le décalage y est, déjà par rapport au fait qu’il y avait pas mal de Gilets jaunes (avec lesquels j’ ai sympathisé) qui en étaient à leur premier engagement. On avait à peu près le même âge, autour de la cinquantaine, et de toute leur vie ils n’avaient jamais manifesté, jamais pris part à aucune lutte. Ils étaient dans le moule de cette société, avec, je suppose, parfois des mécontentements mais pas suffisamment pour aller le dire dans la rue comme nous on a pu le faire. D’un coup, on se retrouve avec des novices, avec toute la fraîcheur, cet enthousiasme qu’on peut avoir quand on est dans une lutte et parfois, des choses un petit peu surprenantes par rapport à cette inexpérience. Mais on n’ a pas envie de leur dire : « là, tu es en train de rêver », c’est bien qu’ils rêvent et nous, ça nous portait aussi. Parfois on essuie pas mal de déconvenues et c’est vrai que c’est difficile.

Il y avait aussi des idées énoncées que je redoutais mais avec certaines personnes, on a pu en parler et elles se sont rendu compte qu’elles ne faisaient que relayer des infos qui n’avaient aucun fondement. En prenant ces infos là, en leur disant « est-ce que toi, tu as pu remarquer ces choses que tu dénonces? », « est-ce que tu les as vécues? », elles nous répondaient : « moi non mais on l’ a vu à la télé ». Notre réponse c’était : « regarde, cela fait des mois qu’ on est dans la rue, tu as vu comment ils ont couvert notre mouvement ?. Maintenant, il faut prendre les informations avec beaucoup de recul, ça ne veut pas dire que tout ce qui est dit est faux mais ce qui est dit est orienté ». On veut nous faire penser quelque chose, c’est l’image que l’on va donner en fonction de ce que l’on veut inculquer aux personnes. C’est ça qu’il faut arriver à remettre en question : non pas le travail que font les gens mais le fait qu’aucune personne qui filme n’est totalement objective. Cette personne a aussi sa part de subjectivité, elle a envie de dire des choses mais ce n’est pas parce que ces choses sont sans doute sensées pour elle que c’est vrai. C’est un travail que l’on faisait quand on discutait et justement, on passait beaucoup de temps à discuter. C’était bien, c’est quelque chose que le mouvement des Gilets jaunes a remis au goût du jour : que les gens se rencontrent, qu’ils énoncent simplement leur vécu ,avec parfois leur misère, leurs difficultés, ceux qui ont à peine 350 euros par mois, ça parait incroyable ! Beaucoup de gens ont pleuré, ils étaient dans l’émotion, par le fait de dire ce qu’ils vivaient, ils ont aussi vu qu’ils n’étaient pas tout seuls à vivre ça. Il y avait d’autres discussions aussi, plus « politiques » on va dire, où certains continuaient à véhiculer des sottises qu’on nous a rabâchées depuis notre enfance. Il faut arriver à se décrocher de ça, c’est compliqué »

 

Ce que vous venez de dire revient souvent dans les films ou les reportages sur les Gilets jaunes. Beaucoup de gens, ceux qui avaient un sentiment d’isolement  disent même: « j’ ai trouvé une famille avec les gilets jaunes ». C’est quelque chose que vous avez ressenti ? 

« Oui, bien sur. Je n’avais pas cette même attente parce que je ne suis pas isolée, je ne l’ai jamais été mais c’est vrai qu’il y avait une convivialité. Certains se sont retrouvés à fêter Noël au QG des Gilets jaunes, pour le jour de l’an, c’était pareil. Les gens se sont tenus chaud. Il y a aussi eu des départs, des disputes comme dans chaque famille. Parfois on se réconcilie, parfois pas, mais je pense que chacun va partir avec ça, ça va laisser des traces »;

 

Dans « La marche des femmes », un documentaire diffusé par France 3, plusieurs personnes qui, probablement n’avaient jamais milité avant, disent qu’elles ont vécu des choses qu’elles n’avaient pas connues jusque là. Ce mouvement a traduit un manque de rapports humains dans notre société ?

« Oui absolument, il y a longtemps que les gens souffrent de ça, du fait aussi qu’on leur demande leur avis uniquement au moment des élections. Pourquoi ils ne vont plus voter ? Parce qu’ils n’ y croient plus. Ils croient que c’est tous la même chose, qu’une fois qu’ils ont le pouvoir, ils oublient les revendications de la base. Cela fait partie de ce que beaucoup de gens ressentent , c’est compliqué de leur dire après « il faut faire confiance, on peut s’impliquer différemment ».

Le fait de faire ça, de voir qu’on va parler d’eux, de leurs revendications, d’un coup, ça redonne un peu le pouvoir au peuple, on réapprend ce qu’est la démocratie. Maintenant, dans les faits réels, on est encore loin de la démocratie mais je pense vraiment que ceux qui ont participé avec leurs tripes, avec leur coeur, même s’ils se sont éloignés pour toutes les raisons qu’on a connues (avec les violences, beaucoup de gens ont eu peur et n’ont plus voulu aller manifester pacifiquement) vont garder au fond d’eux tout ce que leur a enseigné ce mouvement. Après, il faut que les militants continuent, que ceux qui ont compris ne laissent pas s’éteindre cette flamme là. Il y a des braises encore, je pense qu’elles sont chaudes »

 

Justement, qu’est-ce qu’il peut sortir de ce mouvement, même si c’est difficile à dire ?

« Oui c’est difficile, je ne sais pas. Il y a ce qu’on aimerait voir ressortir mais chacun aimerait voir des choses différentes. Déjà, le fait qu’il ait duré une année, c’est extraordinaire et le fait que ça inquiète encore beaucoup les gens contre lesquels on manifeste, c’est bien. Même s’ils minimisent nos actions depuis le début, ils savent qu’on est là, qu’on est une force incontrôlable. Qu’est ce qu’il va advenir ? Chaque jour on apporte notre pierre à l’édifice et on espère qu’il va y avoir un changement, une démocratie, que vraiment ce soit le peuple qui soit présent. Aujourd’hui, les personnes chargées de nous représenter ne nous représentent pas en fait, ne nous ressemblent pas. On n’a rien à voir avec ces gens là, on ne vient pas des mêmes familles. Il n’y a personne qui vienne du peuple qui se retrouve au pouvoir. Il y a combien d’ouvriers aux plus hautes instances ? 

Dans l’Éducation nationale aussi, il n’ y a jamais eu un professeur des écoles ministre, dans l’agriculture jamais un paysan alors que ce sont les premiers concernés : on élit des gens qui ont fait les grandes écoles, ça n’ a rien à voir avec nous. Avoir des gens qui vraiment nous représentent et là, oui, on vote pour eux. C’est « vous comprenez ce qu’on vit au quotidien et vous pouvez être notre porte-parole »

 

Le divorce entre le peuple et les dirigeants, c’est une marque de fabrique du macronisme ou ça existait déjà avant selon vous ?

« Cela fait un moment déjà. J’ai commencé à voter sous Mitterrand, en 1988, je suivais de loin en loin par rapport à mes parents. Il y avait peut-être davantage de gens qui représentaient la classe ouvrière mais est-ce qu’ils avaient vraiment un pouvoir, est-ce que c’étaient des faire-valoir ? Comme maintenant, on met quelqu’un des minorités pour dire « vous voyez, on les prend en compte », on met un Ministère de l’Ecologie mais en fait on lui lie les pieds et les poings. En fait, ça fait un peu marionnettes. Depuis quand on prend les gens pour des marionnettes ? Je crois que ça fait longtemps mais ça serait pessimiste. Il faudrait arrêter cela, je pense que ça pourrait déjà se faire au local. Mais aller attaquer directement la tête, c’est compliqué, c’est là que ça crispe un peu » (rires).

 

Propos recueillis par Morgan G.

 


Notes:

(*) Les Gilets jaunes avaient installé leur campement au rond-point du « Chat noir » , jusqu’ à ce que la Police vienne les déloger.


 

JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"