Le 20 avril dernier, comme à mon habitude depuis six mois, je pars couvrir l’acte XXIII des Gilets Jaunes à Paris. Une journée pas comme les autres, qui se conclura par une privation de liberté durant 83 heures et un procès renvoyé au 21 mai. Voici mon témoignage, de ma garde à vue jusqu’à ma comparution au Tribunal de Paris, marquée par ma relaxe.


Paris, place de la République – Café de la République, 16H35 – 20 avril 2019
Acte XXIII


 

Brice, journaliste poursuivi pour « violences volontaires envers personne dépositaire de l’autorité publique »

Samedi 20 avril, Paris. Comme j’en ai pris l’habitude depuis désormais presque 6 mois à Paris et Montpellier, je rejoins la manifestation des Gilets Jaunes pour un vingt-troisième acte qui s’annonçait particulièrement tumultueux. Journaliste depuis désormais 6 ans, de mes débuts en PQR à la télévision, ces manifestations représentent un moyen de formation et de compréhension des mouvements sociaux. Une occasion de pouvoir produire du reportage en live mais aussi de rédiger ces reportages en qualité d’observateur personnel. Je suis « engagé », certes, mais ma présence dans ces manifestations s’inscrit dans une finalité professionnelle. Malheureusement, les choses ne se passeront pas comme prévues. Une journée qui se conclura par une interpellation, 48h de garde à vue et plus de 30h de dépôt au TGI de Paris. Je n’en ressortirai que le mercredi à 5h du matin après avoir refusé la comparution immédiate, malgré un dossier vide de preuve et totalement incohérent.

 

I – CONTEXTE

Je décide de rallier Bercy en fin de matinée pour couvrir le cortège déclaré devant rejoindre la place de la République. Comme à mon habitude, je passe la majeure partie de la manifestation à filmer les tensions entre manifestants et forces mobiles. Situé du côté du Wall Street English place de la République, j’assiste alors à de nombreuses charges des forces de l’ordre. Mon confrère Gaspard Glanz est interpellé à quelques mètres de moi. La situation est tendue. Je profite d’un moment d’accalmie avec un ami street-médic pour marquer un temps de pause. Quelques minutes plus tard, nous nous décidons à entreprendre un tour de la place pour finir nos observations et tenter de trouver une issue à la nasse. Il est 16h30, la situation bascule. Mon ami se retrouve à quelques mètres de moi sur ma gauche. Certainement trop proche d’un cordon de CRS, j’entends alors mon ami crier mon nom. Trop tard. 5 agents de la BAC se jettent sur moi dans le dos, profitant de mon isolement. “On t’a vu fils de pute ! Un gendarme nous a dit que tu nous lances un truc”. Abasourdi, j’exprime mon incompréhension durant les quelques mètres qui nous conduisent derrière le cordon de CRS. D’une pierre, l’agent m’accuse ensuite d’avoir jeté un balai. L’incohérence est totale.

 

II – INTERPELLATION

Il est donc 16h35. Maîtrisé au sol, le visage écrasé contre le goudron et les genoux bloqués, je n’oppose aucune résistance. Le premier acte de l’humiliation commence. J’indique aux agents de la BAC être journaliste. En attente de ma carte de presse, je leur crie que ma carte d’étudiant en journalisme (ESJ Lille – ESJ Pro) est dans ma poche gauche. En voyant mon nom et prénom, les policiers hurlent alors : “C’est un YOUGO ! Hein sale Yougo, tu nous jetes des trucs? On va te renvoyer chez toi tu vas voir !”. Par miracle, je m’en sors sans violences physiques, si ce n’est  une suspicion de lésions ligamentaires au genou droit. Ma carte m’a sauvé quelque peu la mise au moment où les tonfa se dressaient en l’air. “Tu fermes ta gueule et tu baisses la tête !” Une fois emmené au fourgon des interpellés, on me notifie mon interpellation : 16H35. Le deuxième acte de l’humiliation démarre : la palpation. L’agent entreprend la fouille, à la limite de l’intimité. Au moment de me palper l’entre-jambes, celui-ci se montre un peu trop tactile, pas loin de rentrer ses mains dans mon sous-vêtement. Bref, inutile de faire un dessin : elle était plus que limite. La notification de mon placement en GAV et de mes droits ne seront fait que deux heures plus tard à la brigade des transports située rue de l’Evangile dans le XVIIIe arrondissement. Le sang ne circule plus dans mes mains en raison du serflex beaucoup trop serré.

 

 III – 48H de GAV

Arrivé aux alentours de 18h au commissariat, on me notifie donc mon placement en GAV par l’intermédiaire d’un OPJ. Conscient de mon innocence, je crois naïvement que je sortirai le lendemain matin. Je ne prends pas d’avocat ni de coup de téléphone. Je coopère et, me référant à la loi anti-casseur mise en application quelques jours auparavant, reconnais une dissimulation du visage en ayant un masque de protection contre les gaz lacrymogènes. On me reproche les trois chefs d’inculpation suivants :

  • Participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations
  • Dissimulation volontaire du visage
  • Violences volontaires envers personne dépositaire de l’autorité publique

 Je nie en revanche la participation à un groupement ainsi que les violences volontaires. Je suis placé en cellule avec 4 autres camarades interpellés. Nous demandons un matelas. “Non, les matelas c’est pas pour les gilets jaunes” nous signale une brigadière avant de se raviser “je vous préviens, ils sont sales”. Nous refusons avant de faire machine arrière. La nuit passe. La relève de jour arrive. Un vrai cauchemar démarre. Insultes, maltraitance psychologique et physique… Nous n’avons pas eu droit d’aller aux toilettes pendant plus de 12h consécutives. Nous n’avons pas eu droit au repas du dimanche midi. Surprise générale à la lecture du PV où il est mentionné : “refus de s’alimenter”. Au terme des 24h, un OPJ vient me notifier ma prolongation de GAV. Problème : je ne serai plus jamais auditionné jusqu’à mon passage à la barre du tribunal, le mercredi 24 avril à 3h du matin. Je demande alors un avocat et mon coup de téléphone. Nous sommes dimanche 21 avril, 16h30. L’OPJ me demande mes observations à faire remonter au magistrat sur la prolongation. Étant de permanence JRI lundi et mardi, il est inenvisageable de ne pas être relâché. Encore une grande naïveté. Nous finissons à 9 dans une cellule sans air et dans des conditions exécrables. Le lendemain, je vois une avocate commise d’office vers 10h. Elle me signale que je vais être déféré au dépôt du TGI dans la matinée pour être jugé dans la journée. Je n’y serai conduit qu’au terme de mes 48h + 3h bonus en cellule avant mon transfert. Le grand n’importe quoi administratif se met en place. On tente de nous faire signer des pv ahurissants, les vices de procédure sont nombreux. Le bouquet final revient au brigadier qui entre dans notre cellule, vexé d’avoir été conspué suite au traitement qui nous a été réservé. “Vous êtes tous des fils de **** ! Des déchets de la société. Qui fait le beau maintenant? Venez dehors, venez !” La machine infernale est lancée. Il est 19h30 quand je suis emmené par les brigadiers au TGI.

 

IV-PLUS DE 30H AU DEPOT DU TGI

Une fois la fouille passée, je suis mené dans une cellule individuelle. Je demande à voir un médecin vu mon état de déshydratation (une gorgée d’eau en GAV toutes les 5h). Il me donne deux cachets de valium pour passer la nuit. A 7h du matin, une brigadière me glisse deux petits Lu, une brique de jus de fruit et du riz méditerranéen froid. On me conduit aux alentours de 10-11H dans une autre cellule. Je suis conduit vers un petit bureau où la procureure est accompagnée de mon avocate choisie, enfin, lors de ma prolongation de GAV. La procureure me notifie les charges retenues. Je suis renvoyé ensuite vers une enquêtrice sociale à 13h30 ainsi qu’un JLD qui me précise que je n’aurai pas de repas. “Tout le monde saute un repas. Certains font même Koh-Lanta” me lance-t-il. Ma présentation en comparution immédiate doit être faite dans l’après-midi. Il n’en sera rien. Je passerai 13h de plus en cellule, seul, sans la moindre information concernant mon dossier. C’est donc à 3h du matin que j’entre enfin dans la 23e chambre d’audience du TGI. Je refuse la comparution immédiate sur conseil de mon avocate. La procureure demande le contrôle judiciaire avec interdiction de paraître à Paris. Je précise alors que mon travail est à Paris, Boulogne-Billancourt pour être précis et que ma ligne de RER passe obligatoirement par Paris. Le juge refuse l’interdiction. Je suis donc placé sous contrôle judiciaire avec obligation de pointage, deux fois par mois. L’audience est renvoyée au 21 mai à Paris. J’encours la peine de 5 ans d’emprisonnement et 75 000€ d’amende.

Je passerai plus de 30 heures dans une cellule du Tribunal de Grande Instance de Paris.

 

V – AUDIENCE DU 21 MAI – 23e CHAMBRE 3 DU TGI DE PARIS – 13H30

Après un mois de préparation aux côtés de Maître Becker, de stress mais également de peur sur les répercussions professionnelles au sein de mon entreprise et la suite de ma carrière, je comparais donc devant le tribunal correctionnel. L’attente est interminable. Le climat particulièrement délétère. On ressent une volonté délibérée du Procureur de la République de nuire au bon déroulement des débats. La salle est même évacuée suite à une énième provocation du Ministère Public envers les avocats des prévenus, qui seront eux-mêmes exclus en pleine audience. Bref, mon heure est alors venue : il est près de 20h. Dans une ambiance particulièrement hostile, la question d’un renvoi se pose alors. Je décide d’aller jusqu’au bout et d’en finir une bonne fois pour toutes.

L’audience démarre par une présentation de mon identité par le président du tribunal. La parole revient ensuite à ma défense. Maître Becker s’attaque en premier lieu à la procédure dont j’ai fait l’objet, demandant l’annulation de celle-ci mais l’incident est joint au fond. Je suis rappelé à la barre. Le juge rappelle alors la version des faits retenue par le Parquet de Paris, avant de me demander la mienne. J’énumère alors les faits avec précision, avec conviction également. Je rappelle alors que ma présence sur la Place de la République s’inscrit dans une démarche journalistique personnelle en lien avec l’évolution de mon projet professionnel. Je maintiens mes propos avancés durant toute la procédure de privation de liberté dont j’ai fait l’objet, à savoir mon innocence. S’en suit alors ce débat qui n’a pas lieu d’être sur la carte de presse et le statut de journaliste, mis sur le tapis par le Président du Tribunal du fait que je n’ai pas encore reçu ma carte. Le Président en vient donc à ma personnalité, livrant une interprétation totalement contraire à la réalité. On traine mon parcours dans la boue, à tort. On explique même que j’ai besoin d’un suivi psychologique. Et le bouquet final revient à caractériser mon projet professionnel de “fragile mais soutenu par mon entourage”. C’est la stupeur. Je cherche du regard, totalement médusé, mon avocate pour lui faire comprendre de ne pas laisser passer ça.

Le Ministère Public passe alors aux réquisitions. Tout semble pourtant démarrer du bon pied. Le Procureur me rejoint sur le débat de la carte de presse. Bien trop beau pour être vrai. Celui-ci enchaine : « Ce monsieur est inséré, il travaille. Je ne voudrais donc pas nuire à sa situation. Je demande 3 mois d’emprisonnement, peine aménageable. » Oui, vous avez bien lu : 3 mois ferme sous bracelet électronique. Etonnant quand on avance de ne pas “vouloir nuire”. Qui plus est quand le prévenu n’a aucun casier judiciaire et est décoré d’une distinction nationale pour acte de bravoure, remise en 2013 pour avoir plongé d’une falaise pour une tentative de sauvetage de noyade dans l’Aude. La défense reprend alors la main. Maitre Becker, articles à l’appui, s’attarde sur la technique de nasse employée dans le maintien de l’ordre, pointant les défaillances de cette méthode. Elle rappelle également que OUI, nous pouvons être journaliste sans carte de presse, n’hésitant pas à faire état de l’affaire impliquant Gaspard Glanz, interpellé quelques minutes avant moi et remettant en avant le débat sur le statut de journaliste. S’en suit alors la plaidoirie sur la fragilité du témoignage du policier qui m’aurait vu jeter ce projectile, se référant également au PV d’ambiance du commissaire divisionnaire. Interrogé par un OPJ durant l’instruction du dossier, l’agent revient sur la nature du projectile en question : d’une pierre à un bout de bois, il ne sait plus trop. Ma défense présente alors le témoignage de la personne présente avec moi durant la manifestation, corroborant ainsi mes dires et faisant preuve et foi de la solidité de ma défense, à contrario des dires du policier en question. Elle revient ensuite sur la riposte de mon parcours personnel, reprenant un à un tous les drames vécus durant mon enfance et remettant en avant ma réussite scolaire et professionnelle exemplaire pour quelqu’un issu de l’Aide Sociale à l’Enfance. Les derniers mots me reviennent, non sans émotion : “Monsieur le Président. Depuis désormais 25ans, je mène une vie de combat. Un combat personnel, celui de m’en sortir. Un combat professionnel : celui de réussir. Un combat social : celui de lutter pour prendre cet ascenseur social dont la notion prend ici tout son sens. Si je peux me permettre, la violence monsieur le Président, je la subis. Je ne la commets pas. » J’attends dès lors le délibéré, dans un état de fatigue extrême et tendu. Le dénouement est libérateur, salvateur : je suis relaxé. Justice est rendue. Mais au terme d’une bataille inimaginable qu’il faut réellement vivre pour en prendre toute la mesure.

Innocent, j’ai donc été victime d’une répression incroyable. Privé de ma liberté durant 83 heures, placé sous contrôle judiciaire, trainé dans la boue sans la moindre présomption d’innocence, humilié, sali, mes droits bafoués. La liste est loin d’être exhaustive. Ma carrière de journaliste a bien failli s’arrêter net, du jour au lendemain. Ma place au sein de mon entreprise était fortement remise en question. Tout ça… pour rien, fruit d’une interpellation des plus arbitraires, tel un jeu de hasard. Ce témoignage vient s’inscrire dans un contexte effrayant dans lequel la profession de journaliste évolue aujourd’hui. Convocations auprès de la DGSI, volonté délibérée d’intimider la profession sur le terrain et donc privation de liberté, la répression a franchi un cap que personne n’avait vu venir. Durant toute cette procédure, je n’ai pu que constater une intimidation par l’intermédiaire de cette répression. Le droit à l’information et la liberté d’informer n’ont jamais autant été mis en danger dans notre démocratie française.  Justice a été rendue, certes. Mais à quel prix ?

27/05/2019