Rassemblement devant le foyer des demandeurs d’asile, rencontre avec Pia Klemp, capitaine d’un navire de sauvetage des exilé.e.s, et Claire Fiaggianelli, sauveteuse, réflexions de philosophes et débat sur l’anti-racisme : plusieurs associations de Martigues ont célébré l’hospitalité à l’occasion de l’anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, en décembre.


 

« Nous ne sommes pas des héros ou des héroïnes, nous faisons notre part » : ces mots sont de Pia Klemp, capitaine du navire de sauvetage, le Louise Michel, financé par le célèbre street-artist Banksy. Parce que « ce n’est pas par accident que les frontières sont mortelles, c’est fait exprès » : le constat, sans colère apparente, est énoncé en anglais par une jeune femme allemande invitée par un collectif d’associations françaises. Nul besoin d’héroïsation, donc, pour « faire sa part ». Pia Klemp a d’ailleurs refusé une médaille que voulait lui décerner la ville de Paris… À ses côtés, le 11 décembre à la MJC de Martigues, Claire Fiaggianelli, sauveteuse, rappelle humblement : « Quand on rentre chez nous, on a une famille, notre privilège c’est d’avoir accès à tout en matière de santé ». Côtoyer celles et ceux qui ont dû tout quitter aide à relativiser.

 

« Personne ne quitte sa maison, à moins d’habiter dans la gueule d’un requin »

Dans la matinée, lors d’une conférence proposée par la Ligue des Droits de l’Homme qui avait pour thème De l’humanitaire à l’humain : en quoi la question migratoire interroge notre manière de faire société ?, Hélène Laulan, membre du collectif Philosophes publics citait une poétesse britannique d’origine somalienne : « Personne ne quitte sa maison, à moins d’habiter dans la gueule d’un requin ».

C’est peut être pour « ne pas laisser le désespoir gagner », selon la belle formule de Claire Fiaggianelli, que certains et certaines choisissent d’agir. Le désespoir et le sentiment d’impuissance qui peuvent en gagner d’autres, au vu des nouveaux drames qui se jouent en Manche, après tant d’autres en Méditerranée ? « Le Louise Michel répond aux SOS de quiconque est en péril, indépendamment de sa nationalité. Durant sa première mission, le Louise Michel a sauvé plus de trois cents personnes. Et nous a sauvés avec. Il ne s’agit pas uniquement de recherche et de sauvetage, mais aussi de solidarité et de résistance. Au rythme des moteurs, accompagnés par les harmonies du vent et le claquement des vagues, portés par le battement de nos cœurs. Une chanson d’amitié, de poésie et de rébellion », écrit Pia Klemp1.

 

Claire Fiaggianelli, sauveteuse en mer, Yannis Youlountas qui participe à des actions de solidarité avec les migrants et la population grecque et Pia Klemp, capitaine de navire. Photo Nathalie Pioch

 

« On leur demande d’aller ailleurs, mais ailleurs c’est nulle part »

Si les drames se jouent en mer, leur genèse est à terre. Pour “gérer” les personnes migrantes, « la France a mis en place la politique du “zéro point de fixation” en leur demandant d’aller ailleurs, mais ailleurs c’est nulle part », constate la philosophe Hélène Laulan. Ces situations absurdes, sept demandeurs et demandeuses d’asile de Martigues les ont vécues en septembre : « non expulsables du territoire, ces personnes ont été expulsées du foyer, ce qui fait que l’on doit faire appel à des hébergeurs solidaires ou que notre association gère seule les frais d’hôtel selon les cas », précise Georges Fournier, responsable local de la Ligue des Droits de l’Homme et membre de l’association La Maison de l’hospitalité. Cela sans subvention mais avec le soutien de la Fondation de France. « Beaucoup de villes adhérentes à l’Association nationale des villes et territoires accueillants [Martigues fait partie de cette association, Ndlr] mettent en place des partenariats avec des associations pour déléguer l’hébergement, poursuit-il, l’article 2 de la charte nationale prévoit l’accueil inconditionnel : quelle que soit la situation administrative, personne ne doit être à la rue ». L’hébergement chez des particuliers n’étant qu’une solution provisoire, c’est pourtant ce qui s’est produit pour une famille avec quatre enfants qui a dormi dans sa voiture avant que des citoyens décident d’investir un logement vide. Les plus grands des quatre enfants vont à l’école à Martigues : « La scolarisation est une étape essentielle et il est indispensable qu’ils aient un logement salubre, nous ne pouvons pas accepter que des gens dorment dans des voitures », souligne Valérie Dussol-Zika, responsable locale du SNU-Ipp, syndicat des enseignant.e.s du premier degré. Depuis ce jour-là, une solution provisoire a été trouvée par les militant.e.s des droits humains regroupés dans le collectif Personne sans toit.

En outre, une quinzaine de personnes exilées résidant au foyer Adoma2 — où un rassemblement de soutien s’est tenu le 11 décembre — sont susceptibles d’en être expulsées sur décision préfectorale.

Venir en aide aux personnes migrantes, pour les associations ce n’est pas seulement tenter de leur trouver un toit, c’est aussi se débattre au milieu de situations administratives souvent inextricables : « nous avons du faire des formations en droit des étrangers, parfois  sur internet, pour les aider à se retrouver dans ce dédale ; c’est déjà très compliqué pour nous qui sommes français et francophones », témoigne Frédérique, de la Maison de l’hospitalité, une association fondée il y a un peu plus d’un an et demi qui a déjà reçu plus de 200 personnes. « Avec les dossiers de titres de séjour, les demandes d’asile, les entretiens à l’OFPRA3, les recours à la CNDA4, ce sont des procédures très complexes, très longues, où sans les associations comme nous, la Cimade ou d’autres à Marseille, les personnes ne peuvent pas s’en sortir d’un point de vue administratif ou juridique, poursuit-elle, on travaille beaucoup avec des avocats, à Aix, aux Pennes-Mirabeau et à Marseille, on se demande si tout n’est pas fait pour les empêcher d’obtenir l’asile, d’ailleurs je ne me le demande même plus ».

À Martigues, le collectif Le Pontformé de professionnels de santé et de psychologues, propose des accueils réguliers pour les exilé.e.s : « Nous rencontrons des personnes qui ont subi des violences extrêmes, des ruptures, des deuils, nous les recevons individuellement, on peut aussi les recevoir en famille ou en couples, mais chacun raconte son histoire. » Pour certains ou certaines, la mer n’a rien d’un espace de loisirs estivaux…

 

Changer les représentations

« Notre travail, celui de la LDH et des associations est de réinclure ces humains dans l’humanité d’un monde commun », souligne la philosophe Louisa Marquès dos Santos. Car si le « monde commun » est un fait, c’est aussi un choix. Et c’est bien là que l’affaire se corse, si l’on peut dire, tant certains ne veulent même pas commencer à envisager l’existence d’un monde commun. Pourtant, remarque l’intervenante, « d’un point de vue strictement intéressé, ériger des murs n’a jamais empêché la migration ».

Pour comprendre ce phénomène des migrations — que ni le froid glacial à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie, ni la dureté et la promiscuité des camps en Grèce ne peut endiguer — il importe de bien peser chacun des mots de la poétesse britannique : « Il faut que tu comprennes que personne ne pousse ses enfants sur un bateau avant que la mer ne lui paraisse plus sûre que la terre. » Et quand Hélène Laulan souligne le fait qu’« en comprenant ce qui arrive, on peut changer les représentations », il ne s’agit pas seulement de lutter contre les jugements dépréciatifs sur « les demandeurs d’asile, en situation d’aumône qui sucent le sang de notre pays ». Mais aussi, peut-être, de  s’interroger sur le thème Et si cela nous arrivait ?

« Réfléchir et décider ensemble des valeurs que nous voulons revendiquer, c’est le contraire de la fatalité, note Louisa Marquès dos Santos, il serait temps de redonner au politique cette valeur de lutte contre la fatalité, temps de comprendre que la politique ce n’est pas la gestion administrative de faits qui sont là et seront toujours là ».

Ne pas se résoudre à la fatalité, c’est aussi pour les militants associatifs, syndicaux ou politiques qui ont échangé durant ces deux jours, ne pas considérer que le glissement vers les thématiques d’extrême droite, en Europe et ailleurs, serait inéluctable. Sur le terrain syndical, plusieurs organisations (Solidaires, FSU, CGT, CFDT, CNT, Syndicat de la Magistrature) ont ainsi créé un outil commun dénommé Visa (Vigilance et initiatives syndicales antifascistes) dont l’objectif est de combattre l’influence des idées d’extrême droite dans le “monde du travail”. Visa organise notamment des formations sur le décryptage du programme économique et social du Rassemblement national (ex-FN). Cette pénétration des thèses fascisantes s’est faite, selon le militant libertaire franco-grec Yannis Youlountas, sur fond de “confusionnisme”5 et de désindustrialisation. « Le confusionnisme est un mélange de sources idéologiques de gauche, d’extrême gauche et d’extrême droite pour faire comme si tout se valait, c’est comme un immense shaker où on peut par exemple utiliser une citation sans savoir dans quel contexte elle a été produite », précise Yannis Youlountas. Avec l’année électorale qui s’annonce, celles et ceux qui refusent ce confusionnisme auront encore davantage de travail de démystification à accomplir.

J-F. Arnichand

 

 

 

 

 

 

Notes:

  1. Pia Klemp : Les vivants, les morts et les marins (roman, Fleuve éditions, 2020).
  2. Adoma (anciennement Sonacotra), société d’économie mixte, filiale du groupe CDC Habitat (Caisse des Dépôts), a été créée en 1956 par les pouvoirs publics pour accueillir les travailleurs migrants.
  3. Office français de protection des réfugiés et apatrides.
  4. Cour nationale du droit d’asile.
  5. Phénomène étudié notamment par le sociologue Philippe Corcuff : La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées (Textuel, 2021, 672 p., 26 euros).