Le système de valeurs différentes érigé pour distinguer les attributions des unes et des autres dans nos sociétés, a servi d’argumentaire à certains pour justifier un accès différé (dans le temps) et différencié (dans les modalités) à la citoyenneté entre les femmes et les hommes.


 

Un précédent article sur le care attirait l’attention sur la hiérarchie instituée entre des valeurs pour peu qu’elles soient attribuées aux activités confiées aux femmes ou aux hommes — voir Savoir ce qui compte, dans la crise, selon qui compte —. Ce système de valeurs différentes constitue de fait une culture générale — un système de pensée — qui affecte malgré nous les rapports sociaux et tend à reconduire un régime de citoyenneté active et de citoyenneté passive entre les individus sur le sol français. Ce régime issu des premiers temps de la Révolution française (Constitution de 1791), avait institué deux catégories de citoyens masculins : les citoyens actifs qui bénéficiaient de l’exercice politique et les citoyens passifs qui ne disposaient pas de ce plein exercice et du droit de vote.

De fait ce mode de pensée a tendance à s’imposer dès lors que pour une raison ou une autre, à propos d’un sujet ou d’un autre, une valeur moindre est attribuée aux personnes : valeur liée à son sexe, à son âge, à son origine, à sa situation sociale, à ses supposés ignorances, etc. À ce titre, bien des personnes ne sont plus consultées ou légitimes comme sujet unique de la République pour contribuer aux questions et réponses qui les concernent et participer aux décisions mises en œuvre. Je pense bien sûr aux femmes qui occupent la majorité des emplois subalternes, aux personnes âgées particulièrement dans la crise sanitaire actuelle, aux personnes étrangères et aux personnes qualifiées de précaires ou de démunies.

Aide alimentaire

Un exemple rencontré dans une recherche professionnelle me permet d’illustrer de manière tout à fait concrète cette réalité. Chaque année en France, nous assistons à des campagnes très médiatisées des collectes alimentaires (Secours Populaire, Secours Catholique, Resto du Cœur, Croix-Rouge). Cette situation qui fait appel à la générosité privée dépend d’une réglementation de politique publique « l’aide alimentaire » définit assez récemment dans une loi. En fait, chacune et chacun convient bien volontiers du caractère commun de cette question de l’accès à l’alimentation, que le médecin nutritionniste Jean-Michel Lecerf formule ainsi « Manger sert à se nourrir, à se réjouir et à se réunir » (2016).

La loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche de juillet 2010 (Loi n°2010-874, LMAP) donne cette mission assez logiquement au Ministère de l’alimentation et de l’agriculture :

« La politique publique de l’alimentation vise à assurer à la population l’accès, dans des conditions économiquement acceptables par tous, à une alimentation sûre, diversifiée, en quantité suffisante, de bonne qualité gustative et nutritionnelle, produite dans des conditions durables. Elle vise ainsi à offrir à chacun les conditions du choix de son alimentation en fonction de ses souhaits, de ses contraintes et de ses besoins nutritionnels, pour son bien-être et sa santé. »

Et la même loi précise, « L’aide alimentaire a pour objet la fourniture de denrées alimentaires aux personnes les plus démunies » ( Article L. 230-6 du Code Rural).

Cadre de fonctionnement

Le texte se poursuit en indiquant le cadre de fonctionnement de l’aide alimentaire en France, l’habilitation des structures percevant des contributions publiques et la mise en place d’indicateurs d’activités. L’objectif visé devient clairement logistique : « Garantir la fourniture de l’aide alimentaire sur une partie suffisante du territoire et sa distribution auprès de tous les bénéficiaires potentiels, d’assurer la traçabilité physique et comptable des denrées et de respecter de bonnes pratiques d’hygiène relatives au transport, au stockage et à la mise à disposition des denrées ».

Ainsi la même loi attentive « à offrir à chacun les conditions de choix de son alimentation » oublie cette annonce quand il s’agit de « fournir des denrées alimentaires aux personnes les plus démunies », le passage à bénéficiaire fait perdre « les conditions de choix ». L’écriture du droit et celle de son organisation peuvent différer et perdre la commune référence à l’égalité de traitement entre sujets. Entre l’accès par le choix et l’accès par la distribution, s’inscrit une différence de traitement qui rend possible la disqualification de personnes par la simple perte du libre choix.

Mutation nécessaire

Cette analyse nous éclaire sur les changements de statuts des personnes à partir de la question de la délibération (individuelle ou collective) et le poids de l’organisationnel dans la mise en œuvre de la disqualification.

L’exemple particulier autour d’un besoin commun — l’alimentation — illustre la nécessité de rétablir la continuité « pour chaque personne » entre les trois états de la participation démocratique – prendre part – contribuer – bénéficier (Joëlle Zask, 2011), faute de quoi, la disqualification des sujets devient partie prenante de l’action produite.

La prise en compte du care dans les politiques publiques — c’est-à-dire des conditions nécessaires à l’entretien et au renouvellement de la vie bonne — devrait nous conduire à modifier nos systèmes de décision (principalement descendants et pyramidaux) pour concevoir des consultations locales, des modes de participations contributifs incluant le point de vue des personnes concernées, toutes « également » sujets de l’action à venir.

Cette mutation de nos organisations centralisées ou hiérarchisées est une première nécessité portée par le care pour imaginer une société plus juste et plus durable entre sujets égaux et entre les générations.

Cathy Bousquet

Cathy Bousquet est sociologue du travail social, ancienne formatrice du Travail social


Avatar photo
Compte contributeurs. Ce compte partagé est destiné à l'ensemble des contributeurs occasionnels et non réccurents d'altermidi. Au delà d'un certain nombre de publications ou contributions, un compte personnalisé pourra être créé pour le rédacteur à l'initiative de la rédaction. A cette occasion, nous adressons un grand merci à l'ensemble des contributeurs occasionnels qui nous aident à faire vivre le projet altermidi. Toutefois, les contenus des contributions publiées par altermidi n'engagent pas la rédaction.