Le mouvement d’occupation des lieux de culture perdure. Tous ont une base de revendications communes, réclamant notamment la réouverture des lieux culturels, une prolongation de l’année blanche pour les intermittents, son élargissement à tous les travailleurs précaires et saisonniers, ainsi que le retrait de la réforme de l’assurance chômage qui figure en tête de liste. Reportage au CCN de Montpellier occupé depuis 5 semaines.


 

Le CCN de Montpellier occupé Photo Dr altermidi

 

Le 12 avril au Centre chorégraphique national de Montpellier, on a fêté un mois d’occupation. À l’image de l’ensemble du bâtiment, le vaste Hall d’entrée respire la tranquillité. Comme pour tromper l’idée reçue qu’au bout d’un mois des signes de désordre seraient perceptibles. À proximité du grand comptoir d’accueil, un petit collectif échange, débat, réfléchit… Les gens circulent vacant à leurs occupations, rien de commun avec le camping sauvage ou les discutions de comptoir.  Sur une dizaine de personnes aperçues, une seule présence masculine. L’énergie qui circule est positive, aucun signe de fatigue ou de lassitude. Le décloisonnement, clé de voute du combat, semble avoir produit des effets dans la vie commune que les personnes partagent ici depuis cinq semaines.

 

On nous propose une tasse de thé. Nous entamons une discussion avec Stéphanie (CIP1 bientôt rejoint à la table par Sandrine (Synavi)2, Cécile (CIP – H/F)  3 ,  Isabelle (SFA CGT)4, Cécile (CIP), Claire (Synavi Collectif de juin5). Cette dynamique collective, doublée d’un sens de l’hospitalité, fait du bien.

 

« Un recul social ne se négocie pas, il se combat »

Sandrine. Photo DR altermidi

Le lieu est occupé par une pluralité d’organisations et d’individus Synavi, CGT spectacle, Fédération des arts de la rue, CIP LR, association H/F, Collectif des vacataires de la Métropole, étudiants de l’Ensad, du Cours Florent, et du Master théâtre de Montpellier 3… tous se sentent concernés par la dégradation des conditions de vie et du vivre ensemble.

C’est pourquoi la première revendication repose sur le retrait de la réforme chômage dont l’éventuelle application permettrait d’économiser 2,3 milliards d’euros par an, selon une étude de l’Unedic. « Cette économie budgétaire réalisée sur le dos des chômeurs les plus précaires concerne les métiers du spectacle mais aussi tous les salariés à l’emploi intermittent, puisque aujourd’hui le rythme de renouvellement des droits est régulier, et avec la réforme, les renouvellements de droits seront de plus en plus espacés dans le temps », explique Stéphanie.

 

Une vision plus juste et responsable

Cécile. Photo DR altermidi

« Ici on est exemplaire », lance Cécile qui veille aux respects des strictes conditions sanitaires, « l’organisation de la vie commune répond à des règles précises ». Sur deux tableaux sont spécifiés les protocoles de jour et de nuit à respecter. Difficile pour les visiteurs de ne pas le remarquer car tout est parfaitement « timé ».  Une organisation qui démontre qu’en ces temps de crise les acteurs culturels sont bien plus à même d’administrer les espaces publics que le secteur des transports ou du commerce.

À Montpellier, cette précision qui renvoie à la mécanique des horloges pourrait s’appliquer à l’évolution du mouvement de contestation dans le temps. « La force et la détermination repose sur le lien humain. Cela remonte au rassemblement historique de 2003, où le collectif Culture en Danger, constitué à Montpellier, a fait boule de neige au niveau national6, rappel Sandrine. Après 2003 on s’est mis au travail, on a décrypté les textes en s’associant avec des chercheurs, on s’est structuré. Ce qui nous a rendu pertinent.es et audibles. Cela a permis à certaines organisations comme le Synavi, qui représente les compagnies, de prendre part à des concertations, notamment dans le cadre des COREPS 7 mis en place en 2004. Il faut savoir qu’en termes de création d’emploi les compagnies embauchent davantage que les scènes labellisées. Nous savons que la réouverture nécessaire des théâtres ne suffira pas. Le risque pour nos structures est que des salarié·es quittent le milieu pour devoir aller travailler ailleurs ou se mettent au RSA. »

 

« Notre expérience permet de transmettre »

Sandrine : « On a beaucoup gagné en expertise citoyenne. En 2003 on ne se sentait pas toujours légitime pour être une force de proposition. Cela a changé, aujourd’hui on connait mieux les dossiers que beaucoup d’élus ou de responsables administratifs. On analyse rapidement les textes et leurs enjeux. Parvenir à se faire reconnaître et se faire entendre est un long combat qu’il faut travailler dans le temps. »

Stéphanie : « Depuis 2003, le processus d’orientation des politiques culturelles s’est entrouvert mais il y a encore beaucoup de grandes messes qui ne sont pas suivies d’effet. Sur 270 000 intermittents, 127 000 seulement sont indemnisés. On est devenu expert.es parce qu’on est de plus en plus précarisé.es. »

Isabelle : « C’est la première fois qu’une entente sincère entre tous les participants repose véritablement sur une ouverture sociale. Il y a une prise de conscience générale que tout le monde est concerné. Personne n’est à l’abri de perdre son travail ou d’un accident de vie. Les gens comprennent ce qui est train de se passer. »

 

« Les emplois discontinus sont la cible centrale de la réforme chômage »

Ce que défendent les occupantes du CCN de Montpellier se vérifie. Depuis 2003, moment où a été mis en place un principe de droits rechargeables de 243 jours pour les intermittents du spectacle, les salaires ont chuté dans le secteur. Le besoin de faire leurs heures à n’importe quel prix a permis aux employeurs de baisser les rémunérations.

Stéphanie. Photo DR altermidi

« Avant la suppression de l’annexe 4 en 2014, les intermittents du spectacle avaient un régime adapté au travail en discontinu, explique Stéphanie, du fait que l’ensemble des emplois évolue dans le sens de la discontinuité, pour le patronat et les gouvernements ultralibéraux il fallait absolument empêcher de généraliser ce système qui prend en compte l’évolution des périodes d’emploi. »

Là encore, les intermittents ont servi de laboratoire au moins-disant social. « La nouvelle réglementation touchera tous les chômeurs. Le croisement des différentes règles qu’elle instaure va fabriquer une machine infernale d’exclusion et de fragilisation, qui poussera chacun à accepter de travailler dans la plus grande précarité », annonçait déjà le CIP en 2014. Nous y sommes. Une majorité de salariés se retrouvent précarisés et ils perdent en même temps leur couverture sociale, avec la compression des dépenses publiques. Le résultat visible ce sont les jeunes qui se retrouvent à la rue complètement démunis, les queues qui s’allonge aux Restos du Cœur, la pauvreté qui gagne les différentes couches de la société… Le processus se poursuit avec la nouvelle réforme de l’assurance chômage, au risque de rompre le contrat social.

 

L’image des intermittents privilégiés a vécu

Aujourd’hui les occupants ne défendent plus un quota d’heures, et lorsque les intermittents demandent la prolongation de l’année blanche 8 pour subvenir à leurs besoins élémentaires, ils ajoutent : « et son élargissement à tous les travailleurs précaires et saisonniers ».

Cécile M : « D’ailleurs, ici on arrête de parler de chômeurs comme on a arrêté de nourrir un sentiment de culpabilité par rapport à cette situation. Il faut se situer dans la réalité, le système fait qu’on a du travail en discontinu. Cela ne concerne pas seulement le domaine culturel, c’est vrai dans tous les secteurs. Il suffit d’observer, c’est très tangible. Notre présence ici permet de le pointer, ce n’est pas un hasard si notre première revendication est le retrait de la réforme chômage. »

 

Reconnaître la réalité permet d’agir

Isabelle. Photo DR altermidi

Un des objectif du mouvement est d’interpeller les pouvoirs publics sur la gravité de la situation, notamment sur celle des élèves d’écoles de théâtre, et de la jeunesse en général à laquelle il n’est offert aucune perspective. Avec la sortie malheureuse de Roselyne Bachelot « l’occupation n’est pas le bon moyen, c’est inutile (…). Ces manœuvres sont dangereuses et menacent des lieux patrimoniaux fragiles », on mesure à quel point « les ministres se situent à des années lumière des préoccupations des gens ». Les récents mouvements sociaux révèlent la discordance existante entre le gouvernement et les Français entre lesquels le fossé ne cesse de se creuser. Il apparaît aussi un décalage croissant entre Paris et les régions. À l’instar du mouvement des Gilets jaunes, et quelle que soit l’issue de ce rapport de force, son ancrage dans le temps et la portée de ses revendications démontrent que la sortie de crise appelle un réel changement de système, ce que le président Macron n’envisage pas une seconde.

Les politiques sont de plus en plus à l’écoute ces dernier temps. Certains sont en campagne, d’autres se sentent concernés par le dialogue de sourds auquel nous contraint le gouvernement. Certains, comme Éric Penso9, sont venus apporter leur soutien en temps que « citoyen ». Les occupant.es ont lancé un appel aux élu.es politiques pour les sensibiliser à l’hémorragie sociale. Beaucoup d’entre eux se sont déplacés, c’est le cas du maire de Montpellier Michaël Delafosse et d’Agnès Robin délégué à la culture de la ville, des députés Patrick Vignal (LREM) et Muriel Ressiguier (LFI), mais aussi du toulousain Antoine Maurice, le candidat aux régionales d’Occitanie Naturellement ou du maire de Grenoble Éric Piolle (EELV…) et de la présidente de région Carole Delga (en viso).

« Les responsables politiques locaux sont déjà très alertés sur les dégâts de la crise, qu’ils vont devoir gérer localement. Nous avons contribué à l’engagement collectif à gauche contre la réforme chômage. Même s’ils ont déjà construit leur programme culturel sans nous concerner. »

 

Repenser les politiques culturelles et les pratiques artistiques

Claire. Photo DR altermidi

Cette crise est aussi révélatrice des dysfonctionnements qui préexistaient en matière de politique culturelle. Aujourd’hui les acteurs se mobilisent pour un changement profond dans ce domaine. « Depuis Malraux les choses ont a gardé la même conception. On a construit et on continue d’investir dans des équipements, chaque ville veut construire son théâtre ou son centre culturel. Pour cela, on mobilise différents financeurs, mais sans aucune vision, indique Sandrine, à l’arrivée il n’y a pas le budget de fonctionnement pour faire tournerÉvidemment cette situation ne profite aucunement à l’expression artistique, poursuit Claire, l’art participe à l’émancipation et à l’épanouissement du/de la citoyen·ne. Aujourd’hui nous devons aussi repenser le cadre dans lequel nous évoluons et qui nous étouffe, regagner en liberté et expérimenter de nouvelles pratiques. »

 

Situation inflammable

Cécile M. Photo DR altermidi

Les occupants du CCN de Montpellier sont en étroite collaboration avec les têtes de pont du mouvement. À l’heure actuelle, 120 lieux sont actuellement occupés jour et nuit dans tout le pays. Emmanuel Macron a évoqué une réouverture des lieux culturels à partir du mois de mai sans donner plus de détails. Les informations qui filtrent sur ce sujet laisse entendre que cette réouverture se ferait au compte-gouttes, de manière progressive, quelques musées dans un premier temps, et les monuments historiques.

Le mouvement se consolide, ce qui inquiète le pouvoir. La ministre du Travail Élisabeth Borne a reconnu, le 15 avril, un « problème » dans le calcul des allocations pour certains cas (chômage partiel ou congé maternité notamment). Et de s’engager à le « corriger ». Il est probable que le gouvernement débloque des fonds, comme il a commencé à le faire, avec l’espoir que la redistribution segmente l’unité du mouvement et le détourne de sa première revendication : le retrait de la réforme chômage. Y parviendra-t-il ? C’est une vraie question. La stratégie de la division peut fonctionner ponctuellement, mais tant qu’il n’y aura pas de prise en compte des vrais problèmes, les braises couveront, prêtes à s’enflammer au moindre coup de vent.

« On est là pour résister au démantèlement systématique du programme social du Conseil national de la Résistance dont les mesures ont été appliquées dès la Libération. Ces mesures, qui reposent sur le principe de solidarité collective, sont mis en cause dans leurs fondements mêmes avec la réforme des retraites et la réforme du chômage », explique Isabelle.

 

Quelle sortie de crise ?

Comment envisagent-elles la sortie du mouvement ? Pour ces actrices, il n’y a pas d’issue autre que politique. Leur mouvement est rejoint par d’autres acteurs, des Gilets jaunes aux salariés de la santé. Toutes les semaines se tiennent des actions externes, sous le nom des vendredis de la colère, qui sont coordonnées au niveau national. Le prochain, vendredi 23 avril, sera festif, il s’intitule « Amène ton monde » et propose un défilé dans la rage et la joie avec des prestations techniques et artistiques… L’installation de la lutte dans la durée a également permis un rapprochement inter-syndical. À noter que le défilé du 1er mai 2021 partira du CCN de Montpellier.

« La réouverture des lieux de culture est attendue, mais c’est l’ouverture du monde des arts et de la culture aux préoccupations sociales de l’ensemble de la société qui est la clé de voûte du combat mené à Montpellier. Notre socle commun, c’est la défense des droits fondamentaux, ajoute Isabelle, ce n’est pas étonnant que beaucoup de femmes se retrouvent engagées ici. Ce que nous défendons c’est le passage d’une société individualiste à une société du care (que l’on pourrait traduire par « le soin mutuel »). Aujourd’hui on passe notre vie à courir. Les gens en prennent conscience et se posent la question :  « Si j’ai un accident de vie, est-ce que je suis protégé.e ? » ».

 

Jean-Marie Dinh

 


 

Notes:

  1. Coordination des intermittents et précaires 
  2. Syndicat National des Arts Vivants
  3. H/F association militant pour l’égalité entre les femmes et les hommes dans le domaine des arts et de la culture
  4. Syndicat français des artistes interprètes
  5. Professionnel.les du spectacle
  6. En 2003 l’évacuation de l’Opéra Comédie occupé a été l’élément déclencheur des occupations au niveau national
  7. Le Coreps est l’instance de dialogue social régional du secteur du spectacle vivant, du cinéma et de l’audiovisuel. Il a pour objet d’instaurer un lien de dialogue social, de consultation, de concertation et de proposition pour l’État, les collectivités territoriales, les partenaires sociaux et les organismes sociaux et professionnels
  8. En mai dernier, Emmanuel Macron avait annoncé une année blanche pour les intermittents, c’est-à-dire la prolongation des droits aux allocations chômage jusqu’au 31 août 2021.
  9. Vice-président délégué à la Culture et au Patrimoine Historique de la métropole de Montpellier
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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.