Hé, je me disais, si tu as le temps, l’énergie et l’envie tu devrais écrire un article sur le travail social au temps du Corona, déjà parce que ça fait du bien d’écrire et qu’en plus personne ne prend trop la parole là-dessus. Et je pense que c’est aussi important d’entendre les acteurs sociaux en ce moment !


 

Je suis éducatrice spécialisée, j’ai vingt-cinq ans.

Je suis éducatrice spécialisée, j’ai vingt-cinq ans. Le tout premier jour de ma formation, quand on m’a demandé pourquoi ce métier, je me souviens avoir répondu quelque chose comme « parce que ça prend aux tripes ». Sur le coup, je ne savais pas exactement ce que cela allait signifier pour moi. Avec quelques années de recul et au regard de la situation particulière que l’on traverse aujourd’hui, cette petite phrase prend une nouvelle coloration. Ce qui me prend aux tripes en ce moment, c’est de la colère. Beaucoup de colère, mais aussi du désarroi, de l’incompréhension et une certaine forme de fatigue. Ce qui me prend aux tripes aujourd’hui, c’est le besoin de dire, de raconter, de faire savoir, pour redonner un peu de lumière à ceux qui vivent dans le noir… le système préférant feindre de ne pas les voir.

Je travaille dans un centre de « mise à l’abri ». Avant même le début de cette crise sanitaire, l’existence de ce centre, de son quotidien, de ses petits tracas et grandes tragédies auraient mérité des pages et des pages d’écriture. Simplement pour dire que cela existe. Simplement pour informer les gens. Simplement parce qu’avant toute cette crise, il y avait déjà des choses à faire connaître, sur les conditions d’accueil, le système, le travail social, sur la dignité qui semble si souvent oubliée. Simplement aussi, et surtout, pour reconnaître les personnes qui y vivent, dans leur existence et dans leur humanité.

 

« Il y a tellement de cafards dans certaines chambres que les familles laissent la lumière allumée toute la nuit pour les faire fuir »

 

Ce centre de mise à l’abri est géré par une grande association, qui a une aura nationale, et même internationale. Chaque année, il accueille une centaine de personnes dans une petite vingtaine de pièces. Le site est relativement grand, avec des espaces extérieurs ; mais il est aussi excentré, à la périphérie d’une grande métropole. Quand on passe devant, impossible de deviner ce qui existe derrière les hauts murs entourés de fils barbelés : une vingtaine de familles, couples ou mères isolées, quatre-vingts enfants. Un long couloir qui donne sur une cour dans laquelle les égouts remontent souvent, des sanitaires et une cuisine collective, des « chambres », dont certaines n’ont pas de fenêtres. Nous sommes cinq et un chef de service. Notre objectif premier est d’être présent.e.s au quotidien, pour accompagner les personnes, qu’elles puissent se poser, manger, dormir et récupérer un peu d’énergie. Nous aidons aussi dans l’ouverture de droits, notamment au niveau de la santé et dans la scolarité. Nous sommes là tous les jours, du matin au soir, pour répondre aux questions, pour apaiser des conflits, pour écouter, pour partager un repas ou boire un thé.

Jusqu’à il y a peu, certains sujets revenaient quotidiennement dans nos relèves et réunions. Il n’y a pas assez de toilettes pour tout le monde, certaines personnes font leurs besoins dans la cour et les enfants y jouent pieds nus. Il y a tellement de cafards dans certaines chambres que les familles laissent la lumière allumée toute la nuit pour les faire fuir, et les entreprises de nettoyages doivent contourner les normes pour essayer d’améliorer la situation. Il y a six familles qui ont besoin d’une domiciliation pour recevoir leur courrier, mais aucune association ou institution étatique n’accepte de leur offrir cette possibilité malgré nos demandes incessantes. Si même avoir une adresse postale, qui est une nécessité dans toutes démarches, est impossible : comment se sentir reconnu.e, écouté.e, considéré.e ?

Les familles accueillies ont toutes connues un parcours d’exil, de violence, de guerre, de morts, de manque. Eux, les grands titres des journaux, ils les ont vécus. Une dizaine de nationalités, de langues, de cultures, d’habitudes, qui se côtoient dans un quotidien exigu, sans réelles perspectives d’amélioration ou d’avenir. Le centre est ouvert de novembre à fin mars, pendant toute la durée du plan froid.

Mais au 31 mars, les familles qui ne rentrent pas dans la case « urgence » définie par l’État retournent à la rue. Qu’importe leur situation, s’ils ne répondent pas aux critères, ils sont en « sortie sèche ». Cette échéance est présente dans l’esprit de toutes et tous au quotidien. Elle modifie notre manière de travailler et d’appréhender les situations comme elle empêche cette maman de quatre enfants dont la dernière n’a que dix-huit mois de dormir la nuit. Cette temporalité si particulière dans notre accompagnement de tous les jours nous oblige à mettre en perspective chaque décision, chaque action. Faire une demande à la CAF est une démarche qui est longue au regard du temps que les familles passent dans le centre. Proposer un suivi psychologique dans un centre spécialisé se réfléchit, car on ne sait pas s’il pourra y avoir un suivi par la suite.

A ces parcours de vie souvent brisées et ce rapport au temps incertain et anxiogène, il faut ajouter un système bouché, engorgé, qui rame et qui ne donne pas une place égale à chacun et chacune, notamment pour l’accès aux droits les plus fondamentaux : se soigner, bénéficier de l’accompagnement d’une assistante sociale, ou juste vivre le plus dignement possible. En février, pour avoir une chance de voir un médecin à la permanence d’accès aux soins la plus proche, il fallait venir avant 5 heures et demie du matin. Quand nous avons effectué les démarches d’inscription au collège pour une adolescente, on nous a demandé si elle était rroms, « car vous comprenez, il y en a déjà trop dans l’établissement ».

Non, on ne comprend pas. Car alors, au système engorgé, s’ajoute aussi le système raciste. Un système gangréné par des préjugés et des stéréotypes, qui instaure une discrimination systématique de toute une tranche de la population. Un système qui prive des familles et des enfants de leurs droits. Un système qui renforce les inégalités. Un système qui rend invisible des dizaines de personnes, les laissant sur le bas-côté d’un chemin déjà périlleux, sans possibilité d’agir contre les difficultés de la vie, la violence d’une société qui les ignorent ou face à un virus dangereux.

 

« Rien n’a changé dans notre quotidien au centre. Ou presque. »

 

Je travaille dans un centre de « mise à l’abri ». Avant même le début de cette crise sanitaire, l’existence de ce centre, de son quotidien, ses petits tracas et grandes tragédies aurait mérités des pages et des pages d’écriture. Aujourd’hui, dans un monde qui se confine, la situation n’a pas beaucoup changé. Étrangement. Voilà une semaine que le confinement quasi-total de la population a été acté par le président. Et pourtant, rien n’a changé dans notre quotidien au centre. Ou presque.

Alors bien sûr, les enfants ne vont plus à l’école et tournent en rond toute la journée. Bien sûr, les familles sortent un peu moins dehors. Bien sûrs, nous rappelons constamment les gestes barrières et nous demandons aux gens de se laver les mains. Bien sûrs, nous essayons de réduire les risques de contamination en nettoyant les portes, les tables, les frigos et les poignées. Mais la problématique sanitaire était déjà omniprésente avant et nous savons que nous ne pourrons plus rien faire lorsqu’un premier cas sera détecté. Une centaine de personne vivent ensemble, sur un site insalubre et bon nombre d’entre elles ne parlent que quelques mots de français. Ces quelques actions sont bien insuffisantes.

 

Dessin Olivia Normand DR

 

Alors, depuis une semaine, nous nous battons pour que notre hiérarchie réagisse. Pour que quelque chose de plus important se passe. Notre site est hors du monde. La plupart des familles n’ont pas internet, pas de télé, pas de radios. Elles ne sont au courant de la situation que par notre intermédiaire. Certaines familles sont paniquées, quand d’autres ignorent presque ce qui se passe. Alors, avec l’aide d’interprètes, nous avons expliqué la situation pour essayer de faire prendre conscience à chacun la gravité de la situation, ou pour rassurer certaines personnes. Mais, d’un côté comme de l’autre, comment nos paroles peuvent avoir un écho quand rien ne change de l’ordinaire, si ce n’est que les administrations sont fermées ? Quand nous avons demandé des produits d’hygiène, nous avons eu une livraison de pizza d’une célèbre marque qui vidait ses stocks. Quand nous avons demandé à réorganiser nos horaires, on nous a fait comprendre que notre demande était déplacée.

Demande déplacée, car nous devrions « être fières de continuer à travailler » nous a-t-on répondu. Fières de venir chaque matin en transports en commun, d’être sans gants ni masques au contact de toutes ces personnes qui n’ont pas les moyens de se protéger et à qui on ne les donnent pas. En venant chaque matin, nous prenons le risque d’être malade, c’est un fait. Mais nous prenons aussi le risque de contaminer les personnes que nous accompagnons. Le risque que nous leur faisons courir est aussi important que le risque que nous prenons en venant. Mais nous, nous pouvons nous isoler ou nous mettre en arrêt maladie. Eux, vivent sur place. Ils n’ont qu’une pièce pour toute la famille et il n’y a pas d’autres lieux, pas d’issus de secours. Eux, ils n’ont pas toujours de sécurité sociale, ni de médecin qui parlent leur langue. Eux, ils passent souvent en derniers, les invisibilisé.e.s du système.

 

“Nous devrions « être fières de continuer à travailler » nous a-t-on répondu.”

 

Et c’est aussi avec eux que nous passons nos journées et nos soirées depuis des mois, que nous écoutons, que nous conseillons dans des démarches, que nous accompagnons aux rendez-vous, que nous dépannons en couches, en clopes. Cette dame qui vient prendre un café chaque soir dans le bureau pour discuter, même quand il n’y a rien à dire. Ce papa qui nous offre une part de gâteau pour fêter l’anniversaire de sa fille, une bougie de plus dans un avenir incertain. Cette dame qui nous explique qu’elle souhaite avorter et qu’elle aimerait que nous l’accompagnions. Ce couple, avec qui on essaye d’aborder la possibilité d’un accompagnement à la parentalité. C’est avec eux que nous avons tissé des liens de confiance, petit à petit. C’est avec eux que nous continuons de partager, de discuter et d’avoir des fous rire, malgré tout.

Nous savons que nous ne sommes ni irremplaçables, ni indispensables. Pour nombre de ces personnes, nous ne sommes que des travailleurs sociaux de plus dans leur parcours. Nous ne sommes pas des supers-héros et une grande partie de ces familles retournera certainement à la rue à la fin du plan froid. Nous demander d’être fières de contribuer à cela est déjà compliqué à entendre. Alors nous demander, en plus, d’être fières de venir travailler sans qu’aucunes réelles mesures pour atténuer les risques ne soient prises, c’est à la limite de l’indécence. De fait, nous sommes tiraillés entre risques et bénéfices. De fait, nous sommes pris dans un conflit moral. Notre connaissance de ces familles, de leur situation, de leurs vécus et soucis du quotidien nous permet de les accompagner le plus finement possible dans cette période compliquée, et facilite la vie collective.

Mais ne mettons-nous pas en danger ces personnes en venant travailler, en prenant le risque de les contaminer ? Nous connaissons certains antécédents médicaux, nous savons que beaucoup ont eu un parcours de rue qui abîme souvent les poumons. Nous savons que la dynamique de survie dans laquelle se situent de nombreuses familles rend les gestes barrières bien dérisoires. Nous savons surtout qu’au regard des conditions d’hébergement et du manque de matériel il sera impossible de limiter la propagation.

 

« La colère fait place au dégoût »

 

Je travaille dans un centre de « mise à l’abri ». Avant même le début de cette crise sanitaire, l’existence de ce centre, de son quotidien, ses petits tracas et grandes tragédies auraient mérité des pages et des pages d’écriture. Aujourd’hui, une question se pose et se repose : continuer de travailler ou s’arrêter ? Un collègue a usé de son droit de retrait, qui a été rejeté. Il s’expose à une suspension de salaire et son contrat ne sera pas reconduit comme c’était initialement prévu. Il a osé dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Il refuse de venir travailler sans matériel et mesures de protection, sans que les personnes accueillies n’aient les moyens de se protéger. Le reste de l’équipe a menacé de ne plus venir si des décisions et mesures n’étaient pas prises. Voilà un peu plus d’une semaine que le confinement quasi-total de la population a été acté par notre président et que le monde traverse une crise sanitaire sans précédent. Enfin, certaines choses changent dans notre quotidien au centre. Nous avons des horaires réduits et nous avons reçu une petite quantité de produits sanitaires. Juste suffisamment pour pouvoir faire une distribution à chaque famille. C’est minime, et face à un virus, ça ne suffit pas. Et pour obtenir un peu de soutien, nous avons dû faire du chantage.

Alors, la colère fait place au dégoût. Ces femmes, ces hommes et ces enfants sont abandonné.e.s et ne sont pas reconnu.e.s. On les ignore, on efface leur pouvoir d’agir et leur humanité. Ils et elles ne semblent pas être au cœur des décisions qui les concernent. Ces personnes semblent toujours oubliées, niées. Niées par des gestionnaires qui estiment avoir mis en place des mesures suffisantes en faisant parvenir quelques bouteilles de détergeant. Niées par un État qui ne se donne pas les moyens d’un accueil et d’un hébergement digne. Niées par des médias qui ne parlent jamais de ce qui se passe à l’intérieur de ce système.

Le travail social au temps du Corona est une lutte quotidienne. Et si certains combats méritent une armée, encore faut-il soutenir ses combattant.e.s, et savoir pour quelles victimes on se bat.

Jane M.

 


Ndlr : Ce témoignage a été publié dans le magazine indépendant de critique sociale pour le grand public Frustration. Nous remercions son auteur Jane M une nîmoise qui exerce son métier dans une commune de l’agglomération lyonnaise. Les dessins sont de Olivia Normand.


Voir aussi : Rubrique Société, rubrique Migrants, rubrique Travail, Dossier V comme violence,

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SOURCETémoignage Jane M, Dessins Olivia Normand
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