Cet article est publié à l’occasion du dixième anniversaire de l’arrivée au pouvoir du Maréchal Abdel Fattah Al Sissi, coïncidant avec le 71e anniversaire de la chute de la monarchie.

Le déclic populaire de l’hiver 2011 provoquera la plus grande panique au sein des classes dirigeantes arabes, une frayeur infiniment plus grande qu’une attaque conjuguée des forces de l’Otan, d’Israël et de l’Iran contre l’ensemble arabe.

 

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Atteint d’éléphantiasis, sous la présidence d’Hosni Moubarak, fonctionnant selon le mode d’une pyramide renversée,  sous la mandature d’Abdel Fattah Al-Sissi, l’Égypte est devenue un géant sans tête, un sujet passif des relations internationales.


 

La gérontocratie wahhabite, sans doute la plus craintive, donnera la première l’alerte. Elle débloque la somme de sept cent milliards de dollars sur quatre ans pour soulager les conditions de vie de ses sujets. Koweït suivra en allouant à tous les citoyens de l’Émirat la somme de trois mille dollars, une subvention couplée à des bons d’alimentation, sorte de ticket restaurant ; le Roi de Jordanie nommera son ancien chef des services de renseignement, Maarouf Souleymane Bakhit, au poste de Premier ministre, sans doute pour parer à toute éventualité, et le président du Yémen, Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis trente deux ans, renoncera à briguer un nouveau mandat… avant de se raviser et de rallier ses anciens adversaires houthistes1 et de tenter, à nouveau, de les trahir, dans un balancement qui lui sera fatal.

Même le paisible Royaume de Bahreïn (archipel du golfe Persique-océan Indien), siège du quartier général de la Ve flotte américaine, s’enflammera, tout comme la léthargique Libye.

Le sursaut populaire arabe de l’hiver 2011 dans dix pays arabes, soit la moitié des pays membres de l’organisation panarabe — de la Tunisie à l’Égypte, à la Libye, au Yémen, au Bahreïn, à la Jordanie, à l’Algérie, au Maroc, à la Syrie et à l’Arabie saoudite —, a signé, en fait, la fin de l’exception arabe, marquée par la faillite de l’État rentier, miné par sa nature patrimoniale et grevé par les rentes de situation et de son cortège de faillites*.

Ces faillites sont multiples : c’est d’abord celle de la libéralisation économique mise au service d’une oligarchie égoïste. C’est ensuite celle des régimes sclérosés qui ont eu recours à des aménagements de façade et à des ouvertures au rabais afin de vendre à l’étranger leur image de garants d’une stabilité devenue obsessionnelle pour l’Occident, au lieu d’engager des réformes véritables. C’est enfin également celle des grands projets politiques, des naufrages successifs des tentatives unitaires, des défaites répétées face à Israël, de la désintégration de l’Irak et de la scission du Soudan.

La concomitance des deux soulèvements sur les deux versants du Monde arabe, l’Égypte au Machreq (Orient arabe), la Tunisie au Maghreb (ouest du Monde arabe), la similitude des revendications et la cohérence de la démarche des acteurs — principalement la jeunesse en phase avec les nouvelles technologies de communication pâtissant de surcroît d’un chômage endémique, générant une oisiveté dangereuse face à une bureaucratie sclérosée —, ont signé l’échec patent du modèle arabe de développement, la faillite de ses dirigeants et l’inanité de leurs alliances internationales.

Toutefois, il existe une différence de niveau entre le poids lourd du Monde arabe, l’Égypte, et le poids plume du Maghreb, la Tunisie ; quand bien même l’étincelle tunisienne a été antérieure, l’Égypte n’a pas attendu la Tunisie pour secouer son anachronisme.

En quatre ans (de 2006 à 2009), 2 105 manifestations sociales avaient été dénombrées. D’abord sectorielles, elles sont allées crescendo : 266 en 2006, 614 en 2007, puis 630 en 2008, 700 en 2009 pour englober les diverses composantes de la population, dans ses diverses déclinaisons politiques et religieuses.

 

Les premières émeutes globales de la mondialisation

 

« La montre Rolex avant cinquante ans »: Ce slogan brandi comme un signe de réussite sociale par le publicitaire tapageusement ostentatoire Jacques Séguéla, ne constitue pas un impératif de vie pour une large fraction de la planète. C’est, du moins, la conclusion qui s’est imposée au vu de l’impact de l’acte sacrificiel déclencheur des émeutes, l’immolation.

Loin de revêtir un phénomène de mode, l’immolation (acte éminemment proscrit par la religion musulmane, mais néanmoins transgressé à diverses reprises par nombre de protestataires), a constitué, dans cette optique, la forme la plus aiguë d’une protestation non bureaucratique. Elle témoigne du degré d’exaspération et de l’intensité de la désespérance humaine des « laissés pour compte » de la société d’abondance. Elle a représenté une réplique infrahumanitaire à la non-reconnaissance de l’humanité de l’être par son interlocuteur.

Toutefois, les émeutes populaires qui ont eu lieu simultanément, en 2010-2011, en Iran, en Chine, dans la zone périurbaine des villes françaises, de même que dans une dizaine de pays arabes, apparaissent rétrospectivement comme les premières émeutes globales de la mondialisation. Ces explosions de violence, sur tous les continents, ont démontré le caractère explosif de la combinaison corruption difficultés économiques, sur fond de hausse des prix des matières premières. Ces explosions de violences, qui ont retenti comme autant de symptômes, portent la marque du dysfonctionnement d’un système et d’un monde mu par une économie mondialisée.

Le consensus de Washington2 et son prolongement européen (le consensus de Bruxelles), avec leur cortège de programme d’ajustements structurels, de délocalisation, de privatisation, de libéralisation et de spéculation, ont provoqué une perte colossale de l’ordre de vingt cinq mille milliards de capitalisation boursière, soit un coût infiniment plus élevé que le budget prévu pour la réhabilitation et la dynamisation de l’ensemble des économies du tiers-monde.

La modernité a un corollaire que le sociologue Zygmunt Bauman qualifie de « coût humain de la mondialisation »: une production croissante de larges zones de rebut de l’humanité, la version moderne du Lumpenprolétariat3. En trois ans (2008-2010), 2 090 émeutes ont été dénombrées à travers le monde, le terreau contestataire sur lequel a germé la révolte des peuples arabes de l’hiver 2011.

Si la crise financière de 2008 a signé le déclin des pays riches, la crise arabe est la première des crises sociopolitiques des pays émergents. C’est pourquoi elle est surveillée de près à Pékin, New Delhi, Johannesburg et Brasilia, même si aucun déterminisme économique ne peut rendre compte de la variété des situations, ni a fortiori prédire l’avenir**.

La région MENA (Middle East North Africa)4 a connu une croissance moyenne de 5 % sur la période 2000-2010 (bien supérieure à celle des pays occidentaux), sans que les minorités au pouvoir depuis trente ans abandonnent leur action prédatrice, au contraire renforcée par l’ouverture aux échanges économiques.

À l’épuisement du modèle de l’État rentier s’est superposée la transformation de la quasi-totalité des républiques arabes en dynasties familiales. Cela a entraîné un rétrécissement de l’offre politique, créant ainsi une source de mécontentement supplémentaire, sans la moindre perspective de promotion sociale ni de satisfaction internationale.

La révolte arabe de 2011 a rejoint ainsi, par son intensité, les grandes périodes de l’histoire contestataire de la fin du XVIIIe siècle, du milieu du XIXe (autour de 1848), lesquelles, bien que toutes réprimées, avaient consacré le thème de l’État nation moderne dans le monde. De même, après la Première Guerre mondiale (1914-1918), les révolutions bolcheviques et les révoltes de la décennie 1960 avaient impulsé le phénomène de la décolonisation.

La Tunisie a constitué un avertissement sans frais pour les gérontocrates arabes. Mais loin de participer d’un effet domino, le basculement de la Tunisie, vu du sud de la Méditerranée, a relevé, plutôt, d’un effet boomerang.

 

Fin de règne

 

La focalisation égyptienne sur la levée d’une milice sunnite au Liban (alors qu’une grogne électorale et des contestations populaires régnaient en Égypte), a constitué la marque d’une aberration mentale absolue ; un acte de dévoiement suicidaire du régime égyptien qui a eu pour effet de carboniser complètement son régime sur fond de paupérisation croissante de la population, en parallèle du bradage du patrimoine énergétique égyptien à Israël.

Ni la situation alarmante de l’Égypte sur le plan économique, ni sa fragilité diplomatique, n’ont ébranlé la léthargie du dirigeant égyptien. Le sort funeste de trois dirigeants pro-occidentaux : Saddam Hussein (Irak), Rafic Hariri (Liban), Benazir Bhutto (Pakistan), pas plus que le confinement dans son complexe de Ramallah de Yasser Arafat, pourtant Prix Nobel de la Paix, n’ont aiguisé sa curiosité.

Bercé par le chœur des flatteurs occidentaux, le credo pro-israélo-américain de Moubarak lui servait de viatique pour l’éternité. Du moins le pensait-il. Il lui sera de peu de secours dans cette épreuve de fin de vie, alors que le déclin de l’influence occidentale était sérieusement amorcé avec le bourbier afghan, l’enlisement irakien, les revers militaires israéliens et la crise bancaire spéculative de l’hiver 2008.

Devant la montée des périls, à son corps défendant, Hosni Moubarak se résoudra, aux derniers jours de son règne, à pourvoir au poste de vice-président, laissé vacant pendant trente ans, désignant comme dauphin, Omar Souleymane***, le chef du service des renseignements, le copilote de l’Égypte les cinq dernières années de son règne, le maître d’œuvre de la reddition pour le compte des américains, le gestionnaire de la « hot line », la liaison téléphonique quotidienne avec l’État major israélien pour la gestion de la lutte contre la contrebande et le terrorisme dans le Sinaï.

Mais pour avoir tardé à le faire, pour cause de rivalité de l’homme du renseignement avec son propre fils, Gamal, Hosni Moubarak se pulvérisera.

Couvert de morgue et d’honneur, la prépotence du co-président de l’Union pour la Méditerranée, pilier sud du dispositif euro-arabe, le pivot de la diplomatie américaine à l’articulation du Monde arabe et du Monde africain, couvait en fait une impotence.

Emprisonné et condamné par la justice égyptienne après son départ du pouvoir, il est libéré en 2017 après avoir terminé de purger sa dernière peine de prison. Il meurt neuf ans après la fin de sa présidence (1981-2011).

L’ancien chef de l’aviation égyptienne, l’artisan de la première frappe aérienne de la guerre d’octobre 19735 sur les lignes israéliennes du Canal de Suez, a manqué d’acuité visuelle. La vue obscurcie par les prismes déformants de la mégalomanie et de la courtisanerie, il s’écrasera en vrille, emporté par l’ouragan populaire de la Place Tahrir.

Le dernier pharaon d’Égypte entraînera dans sa chute et son dauphin filial, et la pérennité politique de sa dynastie, et son régime, et sa place dans l’histoire.

René Naba

Références

* Zaki Laidi, Faillite des régimes rentiers. L’Égypte, entre révolution et répression, in Le Monde, 4 Février 2011.

** Le décompte établi par Alain Bertho, professeur d’anthropologie à Paris VIII, auteur Du Temps des émeutes, s’établit comme suit : 250 émeutes en 2008, 540 en 2009 et 1 300 en 2010. Cf. Marianne, Propos recueillis par Régis Soubrouillard | Samedi 26 Février 2011.

*** Omar Souleymane : Bête noire des « Frères Musulmans », le candidat préféré des Israéliens disposait d’une ligne rouge directe avec l’État major israélien à qui il avait promis d’éradiquer la contrebande dans le Sinaï. Natif de Haute Égypte, son nom est synonyme de répression des Frères Musulmans et de compromissions avec Israël. L’homme, âgé de 75 ans, formé en URSS, puis à Fort Bragg6 (Caroline du Nord) dans les années 1980, est mouillé jusqu’au cou dans le scandale des prisons secrètes de la CIA. Le général Souleymane a, en particulier, été l’interlocuteur privilégié de la CIA américaine dans le programme dit « Rendition »7, lorsque l’administration Bush « externalisait » la torture des suspects dans sa « guerre contre le terrorisme ». Souleymane était apprécié par Washington pour sa détermination contre les islamistes, et pour son hostilité envers l’Iran.

Pour la survie du régime, le général Souleymane n’a pas hésité à se salir les mains. C’est lui qui a fait interroger Ibn al-Sheikh Al-Libi, chef des moudjahidine d’Oussama Ben Laden à la bataille Tora-Bora en Afghanistan, pour lui arracher, sous la torture, de faux aveux sur les liens entre Al-Qaïda et Saddam Hussein et justifier l’invasion de l’Irak. Lui encore qui fait la chasse, en Égypte, aux Palestiniens du Hamas.

En 2007, selon un télégramme diplomatique américain révélé par WikiLeaks, un diplomate décrivait ainsi le général Souleymane : « Chef du renseignement égyptien et conseiller de Moubarak, Souleymane a souvent été cité comme un possible candidat au poste vacant de vice-président. Ancien combattant de deux guerres israélo-arabes, celle de 1967 et celle de 1973, il est aussi devenu, en grimpant dans la hiérarchie, l’interlocuteur privilégié de l’État hébreu, dont on sait, par les télégrammes diplomatiques de WikiLeaks, à quel point il était apprécié à Jérusalem. Il est donc, de ce fait, un homme rassurant pour les partenaires de l’Égypte : Israël, mais aussi les États-Unis qui le connaissent parfaitement.

Cet ancien homme de l’ombre a également été le médiateur entre le Hamas islamiste et l’Autorité palestinienne pour tenter de réconcilier les frères ennemis palestiniens, étant ainsi l’un des rares interlocuteurs d’Israël rencontrant également les dirigeants du mouvement qui contrôle la bande de Gaza. « Il est de loin le plus performant de tous les chefs de services de renseignements arabes », relevait admiratif l’ancien espion français, le général Philippe Rondot, dans un portrait du Figaro.

De ce fait, Omar Souleymane, qui venait tout juste d’être élevé le 29 janvier 2011 au poste de vice-président par Hosni Moubarak alors que les protestations commençaient place Tahrir et dans les grandes villes du pays, avait été présenté comme un élément de continuité pour le régime, afin d’organiser une transition douce et pas un effondrement du système. Omar Souleymane ne survivra pas à la chute de son président. Atteint d’un cancer en phase terminale, il succombera peu de temps après l’éviction de son supérieur.

Photo : Un manifestant égyptien, le 8 avril 2011, place Tahrir, au Caire. (AFP)

Lire aussi : Méditerranée Égypte #1 : Hosni Moubarak ou La chute du dernier pharaon d’Égypte,

Notes:

  1. Les houthis sont les membres d’une organisation armée, politique et théologique zaïdite (un des trois grands courants chiites et le plus proche du Sunnisme), active initialement dans le Gouvernorat de Sa’dah et le nord-ouest du Yémen, puis à partir de 2014, dans tout le pays.
  2. Le consensus de Washington est un corpus de mesures d’inspiration libérale, datant de la « période Reagan » aux États-Unis, concernant les moyens de relancer la croissance économique, notamment dans les économies en difficulté du fait de leur endettement. Ce consensus s’est établi entre les grandes institutions financières internationales siégeant à Washington (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et le département du Trésor américain. La solution-type à une crise de la dette de l’État accompagnée de récession et d’hyperinflation passait par un « paquet » de réformes à imposer aux États par la Banque mondiale : une stricte discipline fiscale ; une réorientation des priorités de dépenses publiques ; une réforme fiscale ; des taux d’intérêt ; un taux de change compétitif ; une libéralisation du commerce extérieur ; l’élimination des barrières aux investissements directs étranger ; une privatisation ; la déréglementation des marchés et de l’économie ; la propriété intellectuelle.
  3. Pour les marxistes, frange du prolétariat trop misérable pour acquérir une conscience de classe et se rallier à la révolution prolétarienne.
  4. Le MENA désigne une grande région, depuis le Maroc au nord-ouest de l’Afrique jusqu’à l’Iran au sud-ouest de l’Asie, qui comprend généralement tous les pays du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Il comprend plusieurs pays qui possèdent de vastes réserves de pétrole (60%) et de gaz naturel (45%) essentielles au maintien des activités économiques mondiales (Oil and Gas Journal, 01/01/2009).
  5. La guerre du Kippour ou guerre du Ramadan ou guerre d’Octobre ou guerre israélo-arabe de 1973 opposa, du 6 au 24 octobre 1973, Israël à une coalition militaire arabe menée par l’Égypte et la Syrie.
  6. Fort Bragg, aujourd’hui nommé Fort Liberty, est une base militaire américaine de l’United States Army qui est située en Caroline du Nord. Elle est la plus grande base d’entraînement de commandos au monde avec ses 49 km².
  7. Programme dirigé par les États-Unis et utilisé pendant la guerre contre le terrorisme, qui avait pour but de contourner les lois du pays source sur les interrogatoires, la détention, l’extradition et/ou la torture. C’est un type d’enlèvement extraterritorial par un État dans une autre juridiction et un transfert vers un État tiers.
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René Naba est un écrivain et journaliste, spécialiste du monde arabe. De 1969 à 1979, il est correspondant tournant au bureau régional de l’Agence France-Presse (AFP) à Beyrouth, où il a notamment couvert la guerre civile jordano-palestinienne, le « septembre noir » de 1970, la nationalisation des installations pétrolières d’Irak et de Libye (1972), une dizaine de coups d’État et de détournements d’avion, ainsi que la guerre du Liban (1975-1990), la 3e guerre israélo-arabe d'octobre 1973, les premières négociations de paix égypto-israéliennes de Mena House Le Caire (1979). De 1979 à 1989, il est responsable du monde arabo-musulman au service diplomatique de l'AFP], puis conseiller du directeur général de RMC Moyen-Orient, chargé de l'information, de 1989 à 1995. Membre du groupe consultatif de l'Institut Scandinave des Droits de l'Homme (SIHR), de l'Association d'amitié euro-arabe, il est aussi consultant à l'Institut International pour la Paix, la Justice et les Droits de l'Homme (IIPJDH) depuis 2014. Depuis le 1er septembre 2014, il est chargé de la coordination éditoriale du site Madaniya info. Un site partenaire d' Altermidi.