Depuis le Covid-19, les décrets ministériels en matière de restrictions se succèdent et régissent la vie de la population. Alors que le décret du 25 février 2021 considère « essentiel » le commerce de détail de livres, celui du 2 avril 2021 stipule paradoxalement que seule la vente des produits alimentaires est autorisée sur les marchés. Le livre est donc de fait exclu des étals. Malgré des conditions sanitaires validées administrativement, les fermetures de marchés aux livres et les interdictions de déballer se multiplient, privant les exposants de leur activité. Les habitués, quant à eux, n’ont plus accès à ce bien culturel abordable.


 

En cette période d’état d’urgence sanitaire, les décrets ministériels défilent, adaptés à la va-vite selon l’évolution de la pandémie. Conséquences : les décisions gouvernementales qui s’appliquent sur tout le territoire peuvent se révéler paradoxales.
Le commerce de détail de livres a été reconnu essentiel en février dernier dans les magasins, mais un vilain décret ministériel a parallèlement entraîné son interdiction sur les marchés de France durant la dernière période de confinement. La majorité des libraires en éventaire et vendeurs de livres se sont ainsi retrouvés privés de leurs revenus principaux, et les chalands des villes et des campagnes, de l’accès à ce bien culturel.
Les marchands, syndicats et associations ont souligné la nécessité de remédier à la problématique rapidement. Malgré les multiples soutiens et interventions d’élus de tous bords, le gouvernement n’a pas accepté de revoir sa copie pour rééquilibrer une situation pour le peu ubuesque.

 

« Ce n’est pas le livre qui est essentiel, c’est son commerce
et encore pas n’importe lequel… »

 

Depuis sa fermeture le 3 avril, la halle du Marché du livre ancien et d’occasion Georges Brassens, si vivante d’habitude, est désespérément vide. Photo Bruno Bossard/Les pages parisiennes

 

En 2020, lors du premier confinement, le président Macron avait conseillé aux citoyens de profiter de ce temps de repli pour lire. Durant toute cette période particulièrement anxiogène, les librairies avait été fermées (puis autorisées en « click and collect »), ce qui avait soulevé un tollé sur les réseaux sociaux. Il faut souligner que le Covid-19 a permis l’explosion du e-commerce. Les géants du Net et les grandes surfaces qui ont pour la plupart agrandi leur rayons livres s’avèrent être les plus gros bénéficiaires de cette période de pandémie ; mais également les salles des ventes vers lesquelles se sont tournés les plus gros acheteurs de livres anciens. « Jamais les commissaire-priseurs n’ont fait autant de chiffre. » affirme un professionnel du Marché du livre ancien et d’occasion Georges Brassens.
« Les gens ont crié victoire quand le décret du 27 février est sorti, explique un libraire des marchés de Marseille, mais ont-ils compris que ce n’est pas le livre qui est essentiel, c’est son commerce, et encore, pas n’importe lequel… ».

 

Deux décrets paradoxaux

 

Alors que le décret du 25 février 2021 (n°2021-217, art.37) précise que le commerce de détail de livres est dorénavant considéré comme « essentiel », dans « les magasins de vente et les centres commerciaux… », celui du 2 avril 2021 (n°2021-384, art.38) interdit clairement la vente de livres sur les marchés car le texte stipule que seuls « l’alimentaire, fleurs, graines, engrais, semences et plants d’espèces fruitières et légumières » sont autorisés .

Depuis, dans toute la France, les interdictions de déballer pour les professionnels du livre et les disquaires se multiplient. Les marchés aux livres sont pour la plupart fermés et de nombreux événements sont annulés.

 

 

Marché du livre, Place de l’Esplanade, Montpellier. DR

 

 

Au pays d’Ubu, on ne mollit pas

 

Des élus de tous bords ont interpellé l’exécutif pour demander de rétablir l’équilibre entre ces deux décrets pour le moins contradictoires.

Le gouvernement se cantonne dans un profond mutisme. Silence radio également de la part de Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, qui avait pourtant applaudi lorsque les librairies avaient rejoint la liste des commerces essentiels, en février dernier : « Les librairies et les disquaires sont des commerces essentiels, cela ne fait aucun doute. » (Son service de presse n’a, par contre, pas omis de me demander « les interlocuteurs avec lesquels j’avais déjà pu échanger »).

Seul le préfet de police de Paris, Didier Lallement, s’est exprimé:
« Si le décret permet aux préfets de durcir les mesures prévues à l’échelon national pour tenir compte de la situation locale, il ne m’autorise pas en revanche à accorder des dérogations aux interdictions contenues dans le décret. »

L’association qui gère le Marché du livre ancien et d’occasion Georges Brassens1 s’est penchée sur le problème et a découvert que le texte 2020-412 du 8 avril 2020 accorde pourtant aux préfets un droit de dérogation, qui semble cependant assez complexe à appliquer.

Hugues Renson, vice-président de l’Assemblée nationale et député de Paris, s’est adressé pour sa part à Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, en ces termes : « certains préfets ont fait le choix de permettre la vente de livres en plein air avec des protocoles sanitaires adaptés, il me paraît particulièrement opportun d’élargir le décret du 2 avril aux marchés aux livres. » Il n’a pas obtenu de réponse.

 

Une lumière différente selon les régions ou les municipalités

 

Effectivement, à Saint-Mandé, Montpellier, Sète, Toulouse, Nantes, Caen par exemple, et dans certains villages, les professionnels du livre ne sont pas « persona non grata ».

Certains préfets ou maires ont pris l’initiative « d’une certaine latence, pour tenter de régler le problème localement » quand les conditions sanitaires ont été remplies, comme l’indique un syndicaliste des marchés d’une petite ville de Bretagne. « Pour ce faire, dit-il, ils se réfèrent à L’esprit des lois (Traité politique publié par Montesquieu à Genève en 1748) ». Ils ont décidé d’interpréter la loi et de l’appliquer selon les critères les plus équitables et en fonction des besoins de la population locale : entre ces deux décrets, le principe d’égalité de traitement entre les commerçants est-il respecté ? pourquoi les livres seraient-ils vendus dans les librairies et pas sur les marchés ? Le livre est-il accessible à tous ?

À Paris, Didier Lallement applique le décret ministériel à la lettre.
C’est ainsi que la plus grande librairie de France, le Marché du livre ancien et d’occasion Georges Brassens situé à Paris XVe a été fermée le 3 avril par arrêté préfectoral. Une quarantaine de professionnels se retrouvent donc privés de leur activité, unique source de revenus pour la majorité d’entre eux.
Après 12 semaines de mise à l’arrêt en 2020, ce pavillon de style Baltard de 2 700 m2, construit au XIXe siècle et patrimoine culturel de la Ville de Paris, avait pu rouvrir ses portes avec des mesures sanitaires approuvées par l’administration : gel hydroalcoolique à l’entrée, système de comptage des personnes (maximum 150 visiteurs), parcours fléché séparé par des barrières.
« Nous sommes au pays d’Ubu ou de Courteline, ou des deux à la fois ! Les libraires peuvent exercer en lieux clos, la même chose est interdite à l’extérieur, ce qui est quand même paradoxal ! Les bouquinistes et les libraires sont soumis a une réglementation, les marchés aux livres à une autre, il s’agit d’un excès de bureaucratie et de réglementations qui se contredisent… », s’exclame Jean Goujon, maire du XVe arrondissement qui déplore les conséquences financières pour les exposants et l’incidence dramatique de la fermeture du lieu sur l’économie et la vie du quartier.

 

Le Marché du livre ancien et d’occasion Georges Brassens, plus grande librairie de France, a été fermé par le préfet de police de Paris malgré les mesures sanitaires validées administrativement. DR

 

Jean Goujon affirme que la mairie ne peut pas aller à l’encontre de la décision du préfet. « La situation est plus compliquée à Paris, car depuis Napoléon, le préfet de police bénéficie d’un pouvoir important et ses compétences sont étendues […] Suite à son courrier de refus, j’ai rencontré Didier Lallement à son cabinet et lui ai dit que sa réponse ne me convenait pas, j’ai également saisi le ministère de la Culture, sans succès. » Selon le maire, le fait qu’il existe de multiples préfectures en province (régions, départements, sous-préfectures) laisse, peut-être, une marge de manœuvre plus importante…
Monique Rubin, présidente de la Fédération nationale des marchés de France et vendeuse de chapeaux sur des marchés de Drôme et d’Ardèche est ferme sur ce point : « le maire peut autoriser la tenue des marchés, et le préfet peut les interdire si les mesures sanitaires et de sécurité ne sont pas respectées ».

Il est difficile de s’y retrouver dans ce méli-mélo juridique plutôt compliqué. Les mairies interrogées sont restées très évasives sur le sujet, même si la majorité d’entre elles ont exprimé clairement leur soutien aux professionnels du livre, dans cette situation définie comme « abracadabrante ».

 

Recours au Conseil d’État

 

Pour Charles Guilleux, libraire spécialiste de l’avant-garde, présent sur le marché du livre ancien et d’occasion Georges Brassens depuis de nombreuses années, « c‘est surtout un des derniers lieux culturels qui a fermé. Cette halle est un ancien abattoir. Il a été conçu pour être ventilé naturellement, il n’y a aucun danger. Ce sont encore les plus précaires qui subissent les conséquences de cette aberration. »
En effet, les vendeurs des marchés, libraires ou non, ne roulent pas sur l’or. Ils exercent pour beaucoup en tant qu’autoentrepreneurs, en très petites entreprises, sont parfois titulaires d’une petite retraite ou du RSA et leur travail est donc essentiel à leur survie (achat des stocks, location de box, véhicule, assurance …).

Frédéric Mignon et Pascale Chassang, propriétaires de la Librairie Sans Nom située au Mans, soulignent l’importance de la vente des livres sur les marchés : « La présence des libraires sur les marchés contribue à offrir à un public qui ne prend qu’occasionnellement le chemin des librairies un accès à la lecture, essentiel dans une période où l’équilibre psychologique de beaucoup est mis à mal, ainsi qu’au maintien des connaissances et de l’accès à la culture. » Sans compter que de nombreux villages n’ont pas de librairie.
Par ailleurs, ils ont engagé un recours en référé contre le décret du 2 avril 2021 devant le Conseil d’État pour « rupture d’égalité de traitement entre les commerces qualifiés d’essentiels ».

 

Stand de livres au marché. DR

 

 

Un décret qui aurait pu être rapidement révisé

 

Toujours est-il que depuis le 2 avril, aucune décision de révision du fameux texte n’a été prise par l’exécutif malgré l’urgence de la situation : chaque jour de travail en moins compte pour les exposants privés de revenus.
Pourtant, « les textes peuvent être modifiés rapidement », précise Monique Rubin. Il suffit de constater la rapidité avec laquelle les décrets sont modifiés puis appliqués, idem pour les arrêtés préfectoraux. « Nous exerçons en plein air et le Premier ministre a validé les mesures sanitaires que nous avons prises. Ce n’est pas normal de dire « on n’est pas à trois jours près ! ». Se rendent-ils compte de la réalité du terrain ? », s’indigne -t-elle.

Le gouvernement a fait dans cette situation ubuesque, le choix du désintérêt et a, semble-t-il, décidé de laisser « courir » jusqu’à la réouverture de tous les commerces « non essentiels » le 19 mai.
« Les personnes qui rédigent ces décrets régentent la vie d’ [de travailleurs] indépendants, voire de précaires, qui vivent au jour le jour et dont certains vont, au sens littéral du terme, crever de tant d’indifférence », fait-on remarquer à La librairie Gay-Lussac à Paris.

Dans ce contexte sanitaire fluctuant, l’avenir est incertain. Cette situation pourrait devenir récurrente, et les libraires en éventaire ne le veulent surtout pas.
Nombreux, ils se sont réunis et ont décidé de se « fédérer de façon autonome et apolitique » afin que la profession soit enfin reconnue et entendue par le gouvernement.

« Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire les lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. »  Montesquieu, L’Esprit des Lois.

 

Sasha Verlei

Notes:

  1. Unique en Europe, ce marché qui longe le Parc G. Brassens du XVe arrondissement s’est imposé comme le rendez-vous incontournable de nombreux professionnels, bibliophiles, collectionneurs Français et étrangers, mais aussi de lecteurs en tous genres, amoureux du livre et de l’écrit.
Sasha Verlei journaliste
Journaliste, Sasha Verlei a de ce métier une vision à la Camus, « un engagement marqué par une passion pour la liberté et la justice ». D’une famille majoritairement composée de femmes libres, engagées et tolérantes, d’un grand-père de gauche, résistant, appelé dès 1944 à contribuer au gouvernement transitoire, également influencée par le parcours atypique de son père, elle a été imprégnée de ces valeurs depuis sa plus tendre enfance. Sa plume se lève, témoin et exutoire d’un vécu, certes, mais surtout, elle est l’outil de son combat pour dénoncer les injustices au sein de notre société sans jamais perdre de vue que le respect de la vie et de l’humain sont l’essentiel.