Un manifeste stratégique à l’intention d’un pays à la fois deuxième domaine maritime et premier espace sous marin du Monde.

Livre. Richard Labévière, Éditions Temporis.

A la hache, à la manière d’un bûcheron chevronné, il assène ses vérités, comme pour secouer de sa torpeur une technostructure à bout de souffle, comme pour réveiller de sa léthargie une caste politico-médiatique plombée par ses délires et dérives de la guerre de Syrie, comme pour réveiller un pays de sa torpeur du fait d’un grand malaise social dû à son endettement colossal et son enlisement dans des guerres post coloniales au Sahel et en Syrie. Comme pour administrer un électrochoc à l’effet d’enrayer la relégation de la France du classement des grandes puissances mondiales, en lui proposant un objectif dynamisant à la mesure de l’ambition qu’il veut lui insuffler.

«La France possède le deuxième domaine maritime et le premier espace sous marin du monde. Sa marine nationale est opérationnelle partout. Ses savoir faire techniques couvrent tous les enjeux de défense et de sécurité, comme ceux de l’économie bleue, de la recherche et de la protection environnementale. Pourtant notre pays peine à exploiter ses atouts, alors qu’une nouvelle géopolitique des océans multiplie guerres commerciales, rivalités de ports destructions et pillage des ressources naturelles, crises ouvertes en mer de Chine méridionale, dans le golfe Persique, les océans Indien et Arctique, en Méditerranée et en mer Noire….

«Dans cette confrontation globale, même si l’action de l’état en mer reste un modèle, même si notre gouvernance maritime est efficace, nos forces se perdent dans le court-termisme d’un pouvoir exécutif hypercentralisé. Exemple emblématique: l’absence d’un deuxième porte-avions affaiblit la crédibilité stratégique du «Charles de Gaulle» et de son éventuel remplaçant. Force est d’admettre qu’il est des économies qui coûtent cher».

L’auteur consacre un chapitre complet à ce problème: «Deux porte-avions sinon rien»: «Il n’y a pas de réelle mobilité si l’on ne possède pas qui va avec, d’autant plus grande que la distance va avec. Sur ce point il y a confusion habituelle entre mobilité et rapidité. Il faut en réalité les deux. C’est l’avantage des forces aéronavales de les concilier par le mariage de la mobilité et de l’ensemble qui fait planer l’incertitude avec la foudroyance de leur moyens : missiles et aéronefs embarqués» (Chapitre 3).

…«Après l’effondrement de Mai 1949, c’est par la mer qu’ont démarré la France Libre et la reconquête. Certes, la France d’aujourd’hui n’est pas occupée militairement.Mais face aux abandons successifs de souveraineté induits par la mondialisaton, contraints par l’Union européenne et l’OTAN, la mer représente une fantastique opportunité de reconquête de l’indépendance nationale et de liberté».

Tout est dit avec précision et concision. Ce constat n’émane pas de verbeux médiacrates qui peuplent nos lucarnes, mais d’un homme de terrain.

L’auteur de «Reconquérir par la Mer» (Temporis), Richard Labévière, est un connaisseur des choses de la mer et de beaucoup d’autres choses. Fils d’un officier de la marine, cet officier de la réserve opérationnelle embarque chaque année au début de l’été à bord du navire école de la Marine Nationale pour inculquer aux élèves officiers les rudiments de la nouvelle géo stratégie planétaire. Une session pédagogique intensive pour le plus grand profit de la génération de la relève.

Ancien Rédacteur en chef de la revue «Défense» de l’Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale, il est le promoteur de la notion de «rizhome islamique» pour expliquer le déploiement arachnéen de la métastase terroriste. Son ouvrage en la matière «Le terrorisme face cachée de la Mondialisation» (Pierre Guilaume de Roux- Editions) fait autorité.

«La France face à la nouvelle géopolitique des Océans», le sous-titre de son nouvel ouvrage, est une thématique qui échappe aux préoccupations et à la sagacité de la quasi totalité de la classe politique française. Un manifeste pourtant en résonance avec la thématique développée uniquement et exclusivement par deux personnalités politiques françaises, Jean Luc Melenchon lors de sa campagne présidentielle de 2017, et Jean Pierre Chevènement, le préfacier de cet ouvrage.

Paraphrasant le commandement de Sir Walter Raleigh, le théoricien de la colonisation occidentale du Monde: -«Celui qui commande la mer commande le commerce; celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent le monde lui-même », (Cf. Sir Walter Raleigh (1554-1618), History of the world,)-, l’ancien ministre socialiste de la Défense fixe le débat: «La France n’est pas que le Finistère de l’Eurasie… et la mondialisation a rebattu les cartes. En 1950, on transportait un peu plus de 500 millions de tonnes de marchandises par voie maritime. Aujourd’hui plus de dix milliards de tonnes. Plus de 80 pour cent des transports des marchandises se font par voie maritime».

Jean Pierre Chevènement déplore en conséquence la frilosité des Français dans ce domaine: «Depuis Trafalgar, la France a laissé aux Anglais le grand large… alors qu’elle dispose avec la CMA-CGM (Compagnie Maritime d’Affrètement-Compagnie Générale Maritime le 3eme transporteur mondial… et que la conteurisation du trafic maritime est un progrès irreversible, étroitement corrélé à la mondialisation des échanges».

Morceaux choisis de l’ouvrage:

«La mondialisation, c’est la mer! Oui, la mondialisation, bien avant Christophe Colomb et les Vikings – avec les migrations des tribus du bout de l’Asie -, la mondialisation c’est d’abord la mer et les océans. Ce constat se fonde sur trois raisons principales: 1) mers et océans constituent le vecteur structurant de l’économie globalisée; 2) plus de 65% de la population mondiale vit dans les zones portuaires et côtières; 3) enfin, la plupart des crises internationales se déversent, aujourd’hui dans l’eau: détroits, canaux et nombres d’îles sont devenus des enjeux stratégiques de premier plan.
Depuis la chute du Mur de Berlin, la mondialisation se caractérise aussi par une guerre économique tous azimuts, une dérégulation généralisée et une dé-territorialisation des centres de décision, conséquence d’une «disruption numérique» optimale. On peut renvoyer ici aux travaux du sociologue Bernard Stiegler.

Les stratégies navales en trois niveaux:

1 – Le niveau impérial, voire néo-colonial incarné par les Etats Unis qui assurent une hégémonie américaine globale. En 2018, près de 200.000 hommes, soit 10% du personnel militaire américain, étaient déployés à l’étranger dans 800 bases militaires, le plus souvent maritimes, dans 177 pays.

2- Le «niveau intermédiaire», qui intègre et recycle un passé colonial pour présenter aujourd’hui des stratégies dites de «troisième voie»: c’est le cas de la Grande Bretagne et de la France, disposant de marines hauturières, présentes sur l’ensemble des mers et océans du globe.

3- Le niveau de stratégies de pays émergents, ré-émergentes, sinon émergées: c’est le cas de l’Inde, du Pakistan, du Brésil, du Japon, de l’Australie et bien-sûr de la Russie, qui revient à ses sauvegardes maritimes de proximité, mais qui renoue aussi avec son mouvement ancestral vers les mers chaudes.

La stratégie chinoise: LA GRANDE BOUCLE

Cette boucle part de la mer de Chine méridionale, se déploie dans l’océan Indien, remonte par la mer Rouge jusqu’en Méditerranée, passe le détroit de Gibraltar pour remonter en Atlantique Nord, avant d’emprunter la «route du Nord», de Mourmansk au détroit de Béring –sur près de 4000 kilomètres– pour dépasser le Kamtchatka avant de revenir en mer de Chine: la boucle est, ainsi bouclée…Mais dans son déploiement la Chine se heurte à des problèmes: En mer de Chine méridionale à travers des présences contestées, notamment autour des îles Paracel et Spratley, opposant la Chine et le Vietnam. Dans bien d’autres zones, Pékin est en confrontation directe avec plusieurs Etats de la sous-région: Japon, Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Australie, etc.

En océan Indien: il y a d’abord les conséquences de la présence chinoise dans le port militaire pakistanais du Baloutchistan–Gwadar, qui inquiète l’Inde voisine. En Afrique: Dans la zone du canal du Mozambique et de Madagascar, les prétentions économiques de Pékin se heurte frontalement aux intérêts français liés aux îlots de Tromelin et des Eparses.

En mer Rouge, autour de Djibouti. En juin 2017, le président Xi Jinping a officiellement inauguré la première base militaire chinoise extraterritoriale à Djibouti (capacité d’accueil de plus de 10.000 hommes), l’Etat portuaire étant devenu le «hub stratégique» de l’Afrique de l’Est. Devenu l’un des épicentres majeurs de la mondialisation, le grand jeu djiboutien n’a pas encore dit ses dernières ruses …

La mer Rouge: au delà de la confrontation Qatar-Turquie à l’encontre de l’Arabie saoudite, à partir de l’île de Suakin, juste à la hauteur du port militaire de Djeddah, la mer Rouge et son prolongement par le canal de Suez constitue l’une des articulations majeures des Routes de la soie maritimes. Plus largement, le canal de Suez (qui vient d’être doublé sur son segment central) demeure l’un des pivots stratégiques de la mondialisation maritime, qui nous amène aux enjeux méditerranéens et à une implantation militaire chinoise pérenne dans le port syro-russe de Tartous.

En Méditerranée, Pékin multiplie des implantations dans les ports civils, notamment ceux du Pirée en Grèce, de Cherchell en Algérie, en Italie et au Portugal. Concernant la route dite du «Grand Nord», les accords de coopération Russo-Chinois détermineront –à terme– un rail arctique de première importance. Toujours est-il que «La grande boucle maritime» des Routes de la Soie ne va pas de soi… et génère nombre d’interrogations économiques et stratégiques, même si, officiellement, ce déploiement planétaire s’opère, d’abord, de manière civile, avant de révéler des aspects militaires induits à plus long terme.

UN JEU DE GO PORTUAIRE

Dans leur stratégie des «nouvelles routes de la soie», les ports européens sont des cibles privilégiées de Pékin. Depuis la prise de contrôle totale du Pirée en avril 2016, une douzaine de ports ont vu des opérateurs chinois investir leurs quais. Se joue ici, un «jeu de G0» planétaire. Et Pékin n’en fait pas mystère! Les ports européens font partie de ses cibles de sa stratégie maritime. Méthodiquement, les sociétés chinoises investissent les quais et les terminaux de conteneurs délaissés par les opérateurs privés européens et les collectivités territoriales. La prise de contrôle la plus symbolique est celle du port du Pirée, en Grèce, en avril 2016. Sous la pression de la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne), le gouvernement grec a privatisé l’ensemble du port voisin d’Athènes. Le repreneur est un groupe chinois, COSCO, qui détenait déjà 49 % du port.

Les opérateurs chinois détiennent désormais plus de 10 % des capacités portuaires européennes.: Du Pirée à Vado Ligure en Italie, en passant par Valence en Espagne, Zeebrugge en Belgique et enfin Dunkerque et Marseille, une emprise grandissante des sociétés chinoises dans les infrastructures portuaires européennes est constatée.

Cette stratégie repose sur un concept-clé: «Le Civil d’abord, le Militaire après», concept en filiation directe des enseignements du grand stratège Sun Tzu, auteur de l’un des manuels majeurs –L’Art de la guerre– enseigné dans toutes les écoles de guerre et selon lequel, il s’agit de gagner les guerres sans les déclarer…
Dernièrement, l’Amiral Christophe Prazuck, chef d’Etat-major de la Marine nationale française, a rappelé qu’en moins de quatre ans, Pékin avait mis à flot l’équivalent du tonnage de la totalité de la marine militaire française, à savoir plus de 80 bâtiments!

«Le budget officiel chinois de la Défense, en constante augmentation depuis les années 1990, classe Pékin désormais au deuxième rang mondial derrière Washington avec en 2008, 5,8% des dépenses mondiales, soit 84,9 milliards de dollars – en augmentation de 194% entre 1999 et 2008. On reste tout de même loin des 600 milliards de dollars votés par le Congrès américain à l’armée des Etats-Unis en 2018», ajoute-t-il. Aujourd’hui, le budget américain de la défense dépasse les 750 milliards de dollars…

La stratégie française:

A l’initiative de la France, une «Route de la soie à l’envers» s’est esquissée: la stratégie dite «Indo-Pacifique» est considérée comme une «géostratégie de troisième voie». Elle vise à élargir les axes vitaux de défense et de sécurité. A partir des bases et points d’appuis existants à Djibouti, Abou Dhabi, Mayotte, La Réunion et la Polynésie. En approfondissant sa coopération militaire avec l’Egypte, qui vient de moderniser le canal de Suez, la France entend consolider le sommet d’une pyramide qui va s’élargissant de la mer Rouge, de l’océan Indien jusqu’au Pacifique en renforçant trois partenariats principaux avec l’Inde, l’Australie et, dans une moindre mesure, le Japon.

La nouvelle Méditerranée: L’accord Libye-Turquie.

L’accord conclu fin 2019 porte sur une spectaculaire violation de l’espace maritime méditerranéen qui redéfinirait unilatéralement les Zones économiques exclusives (ZEE) des deux pays. En effet, une clause secrète instaure, aussi artificiellement qu’illégalement, une frontière maritime turco-libyenne au beau milieu de la Méditerranée. «Cet accord permettrait à Ankara d’augmenter de 30 % la superficie de son plateau continental et de sa ZEE, pouvant ainsi empêcher la Grèce de signer un accord de délimitation maritime avec Chypre et l’Egypte, ce qui renforcerait considérablement l’influence de la Turquie dans l’exploitation des hydrocarbures en Méditerranée. Autant dire qu’on assite à la délimitation arbitraire d’une nouvelle Méditerranée», estime un expert de l’IFREMER.
Ce coup de force turc visait à anticiper l’accord du gazoduc East-Med, signé le 2 janvier 2020 à Athènes: infrastructure par laquelle transiteront les futures exportations de gaz du gigantesque gisement de la Méditerranée orientale vers l’Italie et le reste de l’Union européenne.
La découverte d’importantes réserves d’hydrocarbures en Méditerranée orientale a déclenché une ruée vers les richesses énergétiques et ravivé la tension entre Chypre et la Turquie, laquelle fait déjà face à des sanctions de l’Union européenne en raison de ses navires qui cherchent du pétrole et du gaz au large de Chypre.

EAST-MED : ALLIANCEGRECE/CHYPRE/ISRAËL

L’oléoduc East-Med– 1.872 kilomètres pour un coût évalué entre 6 et 7 milliards d’euros – va définitivement changer la carte énergétique de l’Europe. Présenté dès 2013, le projet East-Med consiste à acheminer entre 9 et 10 milliards de mètres cubes par an de gaz naturel d’Israël et de Chypre en direction de la Grèce, puis de se relier aux projets de gazoducs Poseïdon (interconnexion entre la Grèce et l’Italie) et IGB (interconnexion entre la Grèce et la Bulgarie).
East-Med comprendrait quatre parties: un pipeline offshore de 200 km, allant des sources de la Méditerranée orientale à Chypre, un pipeline offshore de 700 km reliant Chypre à l’île de Crète, un pipeline offshore de 400 km de la Crète à la Grèce continentale (Péloponnèse) et un pipeline terrestre de 600 km traversant le Péloponnèse et la Grèce occidentale.
Directeur du site https://web.archive.org/web/20210422120332/https://prochetmoyen-orient.ch/, Richard Labévière, on l’aura compris, n’est pas un journaliste de déférence, ni un journaliste de révérence, encore moins un journaliste de convenance. Mais un journaliste de pertinence et d’impertinence. Un journaliste de référence.

René Naba

 


Reconquérir la Mer / La France face à la nouvelle géopolitique des océans»

Temporis Editions, dont le directeur est François d’Aubert, ancien secrétaire d’état à la Recherche.

Préface: Jean Pierre Chevènement.
Prix 18,5 euros. ISBN978-2-37300-057-3


 

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René Naba est un écrivain et journaliste, spécialiste du monde arabe. De 1969 à 1979, il est correspondant tournant au bureau régional de l’Agence France-Presse (AFP) à Beyrouth, où il a notamment couvert la guerre civile jordano-palestinienne, le « septembre noir » de 1970, la nationalisation des installations pétrolières d’Irak et de Libye (1972), une dizaine de coups d’État et de détournements d’avion, ainsi que la guerre du Liban (1975-1990), la 3e guerre israélo-arabe d'octobre 1973, les premières négociations de paix égypto-israéliennes de Mena House Le Caire (1979). De 1979 à 1989, il est responsable du monde arabo-musulman au service diplomatique de l'AFP], puis conseiller du directeur général de RMC Moyen-Orient, chargé de l'information, de 1989 à 1995. Membre du groupe consultatif de l'Institut Scandinave des Droits de l'Homme (SIHR), de l'Association d'amitié euro-arabe, il est aussi consultant à l'Institut International pour la Paix, la Justice et les Droits de l'Homme (IIPJDH) depuis 2014. Depuis le 1er septembre 2014, il est chargé de la coordination éditoriale du site Madaniya info. Un site partenaire d' Altermidi.