Au printemps 2015, Total annonçait la reconversion du site de la raffinerie de Provence basée à La Mède (13). Après plusieurs mois de doute et de tergiversations (on avait évoqué un rapprochement avec la raffinerie Inéos à Lavéra, située à quelques kilomètres, qui venait d’être reprise par le groupe chinois Petrochina, voire la fermeture pure et simple du site), changement de stratégie : 275 millions d’euros seront investis pour produire 500 000 tonnes de « biodiesel ».

Le groupe pétrolier valorise une « dynamique d’avenir » un « mix énergétique » avec un outil qui va « répondre aux exigences exprimées lors de la Cop 21 » à Paris, et se vante de lancer « la première bioraffinerie en France et l’une des plus grandes d’Europe qui utilisera la technologie  HVO (hydrotraitement des huiles végétales, ndlr)  développée par Vegan™ d’Axens ». Une communication bien « huilée », si on peut dire, qui avait fait réagir les responsables syndicaux de la CGT : ils soulignaient une entourloupe à double détente. Le site contient une plateforme de stockage de 1,3  million de M³ de carburants raffinés qu’il importera (notamment de son immense raffinerie de Jubail, en Arabie Saoudite) pour le revendre quand les prix à la pompe seront élevés. Total compte réaliser ainsi une plus value intéressante. Ensuite, le biocarburant se ferait à partir d’huile de palme de première génération : pour la CGT, c’est tout sauf du « bio » et elle dénonce une opération séduction de « greenwashing ». Le syndicat va rejoindre en cela les constatations a priori divergentes d’associations de défense de l’environnement : Les Amis de la Terre et Alternatiba vont mener plusieurs actions contre le groupe pétrolier, dénonçant « une catastrophe humaine et écologique » avec un orang-outan comme symbole d’une culture d’huile de palme destructrice. CGT et « écolos  » vont même organiser un débat commun à Martigues pour exposer tous les problèmes que posent cette « reconversion ».

La culture de palmier à huile a des conséquences désastreuses pour l’environnement et pour les populations impactées. Le Parlement européen s’est même prononcé pour une interdiction.

Car il faut en rappeler les conséquences environnementales et sociales gravissimes : la culture du palmier à huile est l’une des principales causes de déforestation en Asie du Sud-Est, entrainant une augmentation des gaz à effet de serre (WWF  considère que cela représente 20 %  des émissions). Plus grave, on accapare les terres des agriculteurs locaux  pour les incendier et pratiquer de gigantesques monocultures de palmier. Les forêts primaires ont quasiment disparu en Indonésie et en Malaisie (ces deux pays représentent 85% des exportations), et les populations autochtones, privées de terres agricoles capables de les nourrir, sont contraintes de vivre dans des parcs nationaux. Cette déforestation provoque de plus une érosion des sols, libérant ainsi d’énormes quantités de gaz à effet de serre, jusque là contenues dans les sols tourbeux.  Cette destruction de l’écosystème a de lourdes conséquences pour l’environnement et les habitants : c’est la disparition programmée des orang-outans, et certains observateurs s’inquiètent de la prolifération d’insectes et de bactéries,  auparavant éliminées par ce grand singe (dont le nom malais signifie « homme des bois »). Des modifications climatiques sont aussi à redouter, qui auraient des conséquences directes sur ces régions mais aussi sur le reste de la planète.

Las, malgré de nombreuses oppositions, alors que le Parlement européen préconisait une interdiction de l’huile de palme en 2018, que le Conseil municipal de Martigues a émis un avis défavorable, le préfet a donné son accord pour l’exploitation de la bio-raffinerie le 16 mai 2018 en imposant une  » limitation du tonnage annuel en huiles végétales brutes (450 kt/an) avec une part minimale de 25 % en huiles recyclées ou usagées ». De son côté,  le même jour, Nicolas Hulot, encore ministre de la Transition écologique et solidaire, enjoignait le groupe « à réduire autant que possible l’approvisionnement en huiles végétales brutes, et notamment en huile de palme, afin de consommer des quantités inférieures aux 450 000 tonnes que l’usine est autorisée à utiliser » et précisait que « des discussions sont menées avec Total  dans ce sens, visant également à renforcer régulièrement les critères de durabilité des filières d’approvisionnement, et de répondre ainsi à l’objectif souscrit par la France de mettre fin à la déforestation d’ici à 2030 à l’échelle de la planète ». Plus surprenant, le 21 mai 2018, plusieurs députés LREM ont écrit au PDG de Total, Patrick Pouyanné, pour lui demander de renoncer à ce projet.

Après la livraison de 20 000 tonnes d’huile de palme, se pose la question de la stratégie de Total face à des décisions politiques qui lui sont défavorables.

Vendredi 22 mars, le site de La Mède a reçu sa première livraison de 20 000 tonnes d’huile de palme en provenance d’Indonésie, peut-être de la province de Riau, une des régions les plus touchées par la déforestation, d’après les Amis de la Terre. Mais Total refuse de communiquer sur ses approvisionnements et ses fournisseurs.

Alternatiba Martigues-Ouest Etang de Berre a immédiatement réagi: « la Commission Européenne a officiellement reconnu il y a quelques jours que les agro-carburants à base d’huile de palme ne sont pas durables, contrairement à ce qu’affirme la multinationale Total. Pour les mêmes raisons, les députés français ont voté la fin de la détaxation accordée aux raffineurs sur le diesel à base d’huile de palme en 2020. Derrière les beaux discours du gouvernement Philippe et du président Macron contre la déforestation importée, voici une nouvelle preuve flagrante de leur inaction et de leur hypocrisie face à l’urgence climatique » dénonce le collectif dans un communiqué. Car dans ce cas aussi, le « en même temps » s’applique, comme le relève également Greenpeace qui pointe « un déni surréaliste » :  » La France a adopté l’année dernière une stratégie contre la déforestation importée, mais augmente massivement ses importations d’huile de palme » . Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, c’est qu’on essaie de la chasser de nos assiettes (l’industrie agro-alimentaire tente de séduire les consommateurs en affichant des « garanti sans huile de palme  » sur certains produits), mais avec la raffinerie, on augmenterait d’au moins 50% l’utilisation de cette production. Pour répondre aux critiques, le PDG de Total s’est engagé à limiter l’approvisionnement d’huile de palme à 300 000 tonnes par an « durable et certifiée » et indique que le site de La Mède permet de traiter de nombreuses huiles végétales dont le colza, le soja, le tournesol,  le maïs ainsi que des huiles alimentaires usagées, la betterave ou des graisses animales, et même une « nouvelle plante du type carinata ».

Se pose aujourd’hui la question de la stratégie du groupe pétrolier : en décembre 2018, contre l’avis du gouvernement (fait rarissime), les députés ont retiré l’huile de palme de la liste des agro-carburants, supprimant de fait les avantages fiscaux liés à l’incorporation de substances végétales. L’amendement devrait entrer en vigueur en 2020. C’est évidemment une  bonne nouvelle pour les associations de défense de l’environnement, dont les Amis de la Terre qui voient dans cette décision « une immense victoire pour les forêts et le climat ». Mais cela va avoir un impact sur la raffinerie de La Mède, car les prix de l’huile de palme, jusque là très peu chère (c’est pour ça qu’elle était présente dans près de 80% de produits alimentaires transformés) risque de remonter de 30 à 40% selon le député Bruno Millienne (Modem) qui a présenté cet amendement. Cependant, les menaces, à peine voilées, de fermer le site de La Mède émises par Patrick Pouyanné, ne resteront sans doute pas lettre morte : tout récemment, l’Union européenne à adopté des « critères de durabilité » pour les biocarburants, qui fixent des risques élevés de changements dans l’affectation des sols (c’est à dire des terres qui sont détournées de la production agricole vers les biocarburants). Cela pourrait inciter le gouvernement à assouplir les règles. Car Total ne renonce pas à faire changer d’avis les élus. Il a des moyens puissants. Les associations environnementales le savent, mais les Amis de la Terre ont promis de rester vigilants.

Nathalie Pioch

 

Image à la Une : En novembre 2017, les Amis de la Terre et Alternatiba s’invitent à la station essence d’une grande surface, toute proche de la raffinerie de La Mède, pour dénoncer l’huile de palme dans les carburants.
Crédit : N.P.

 

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Reprend des études à chaque licenciement économique, ce qui lui a permis d'obtenir une Licence en Histoire de l'art et archéologie, puis un Master en administration de projets et équipements culturels. Passionnée par l'art roman et les beautés de l'Italie, elle garde aussi une tendresse particulière pour ses racines languedociennes.