Habituellement le client a toujours raison, on le sait bien parce qu’habituellement ce sont nous les clients. On y passe tous un jour à la caisse. Le charriot plein et la tête vide, impatient, incrédule, moqueur, serviable, compatissant, infect… sommes-nous vraiment nous-même dans cette peau de client ? La réponse à cette question se trouve peut-être dans le petit journal de Natalia, une étudiante montpelliéraine qui travaille comme caissière pour joindre les deux bouts.


On voit souvent les caissières comme des voleuses mais ce sont surtout des témoins. Le feuilleton commence le 18 mars 2020, 24h après que la France ait adopté les mesures de confinement pour lutter contre le Covid-19. On aimerait bien vous le dire, mais à l’heure qu’il est, on ne sait pas trop quand il va se terminer ce feuilleton.


 

Dimanche 29 mars 2020

Hier nous avons causé un esclandre entre les voisins qui prétendent que nous ne respectons pas les règles du confinement en allant sur le toit. Comme si le virus se transmettait à dix mètres de distance, en survolant les balcons et les portes-fenêtres ouvertes au soleil. Aussi, la veille nous avions eu droit à la compagnie de trois garçons grimpés le long de la gouttière, munis d’une bouteille de champagne, d’un seau à glaçons et de cinq coupes. Nous avons passé l’après-midi à boire des bulles scintillantes et à écouter de la musique. Le matin de la dispute qui a dirigé tous les voisins contre nous, deux autres énergumènes ont voulu escalader le toit pour nous rejoindre, alors que nous prenions notre petit-déjeuner en pyjamas solitaires. Les voisins n’aiment pas la ruche que nous sommes et encore moins les abeilles qui essayent d’y fourrer leur nez.

 

Mardi 31 mars 2020

Ma mère est toujours malade. Ça fait quinze jours. C’est long. J’ai fait un autel de pandémie, j’y ai mis huit bougies sous une icône orthodoxe. Il y a une bougie par semaine de confinement. Huit, comme des vacances d’été. Dimanche j’ai fait flamber la seconde. Il en reste encore six.

Les gens défilent inlassablement derrière la vitre de protection. Les souriants et les désagréables se succèdent. Ils s’ennuient alors ils se ruent sur la farine et les oeufs comme si la pâtisserie était le remède le plus infaillible à l’ennui. Faire des gâteaux, faire des crêpes, faire du pain. Ils recommencent à faire leurs courses au jour le jour, comme si faire les courses était un pis-aller à l’enfermement, à la solitude.

Il y a tous ceux qui portent leur masque en-dessous du nez comme si on ne respirait pas par les narines mais uniquement par la bouche, et ceux qui triturent leur masque avec leurs doigts sales.

Il y a ceux qui viennent encore nous demander si nous possédons des graines de lin brun décortiquées toastées au miel, si les pommes sont biologiques (oui madame, ici c’est un magasin bio) et où sont les figues séchées par paquets de 250 grammes (ah mais il n’y a que des paquets de 300 grammes je n’en veux pas), comme si nous n’avions que ça à faire.

Il y a ceux qui nous confondent avec leurs paillassons et ceux qui nous remercient.

 

Masque obligatoire, gants obligatoires, désinfection des paniers de courses et des poignées de portes. Les gestes se démultiplient de manière exponentielle et la réalité s’écrase en pleine face après cinq jours de confinement. J’essaye d’être attentive à n’oublier aucun geste de sécurité. Puis ma cervelle commence à fondre, je mélange les phrases et je commence à reprendre les clients quand ils fourragent sous leurs masques avec leurs doigts sales.

 

Mercredi Ier avril 2020

Une de mes amies s’est auto-tatoué « ça ira mieux après-demain » seule chez elle, du fond des heures perdues de son salon déserté. Un de mes amis s’est rasé le crâne à blanc, seul chez lui, à l’aide d’une tondeuse achetée chez Monoprix pour l’occasion.

 

Vendredi 3 avril 2020

Je commence à vivre heureuse enfermée. Je travaille, je rêve, je lis. Comme je ne bouge pas je dors peu et ça me laisse encore plus de temps à lire et à rêver. Hier j’ai séché le travail. Ça n’était que deux petites heures en plus par rapport à mes dix heures hebdomadaires. Je devais venir à l’aube, donner un coup de main pour une livraison gigantesque.

Je m’étais endormie à 4h30, et quand mon réveil a sonné, deux heures plus tard, j’ai essayé de me mettre sur pied en avalant un thé et une tartine de confiture. Je vacillais un peu dans une brume ensommeillée, j’avais mal à la tête. Je me suis projetée dehors dans la rue, sous la pointe de l’aube acérée, puis noyée dans des piles de cartons plus hautes que moi. Ma migraine est instantanément devenue insoutenable. J’ai dit à tout le monde que j’avais mal au ventre et j’ai filé dans mon lit. Après quelques jours d’absence paisible et repentante, nous avons regagné l’accès au toit. Les voisins nous lancent de larges sourires quand ils nous voient lézarder au soleil.

Natalia

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