Dans ma chambre, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, un oiseau est tombé du toit ce matin, j’ai regardé en bas, rien, la mésange a rejoint l’arbre de Judée couvert de fleurs roses depuis deux jours, elle convole avec une autre mésange, sans doute un couple qui niche dans la toiture. Hier tu m’as dit, as-tu remarqué que l’arbre de Judée vient de fleurir ? Je n’avais rien vu.

Et je me dis :

La plupart du temps, ce qui est sous nos yeux, nous ne le voyons pas.

Dans ma chambre, pour la première fois depuis Le Grand Confinement, je me dis que nous voici astreints au présent, non ce présent qu’on nous inflige et qui nous est constamment retiré, mais le présent qu’il appartient à chacun, à chacune d’habiter. Nous sommes devenus les héros invisibles de notre présent. Les héroïnes d’un présent gelé. Mais qu’entendre par « vivre au présent » ? Et je me dis que l’art est peut-être une façon parmi d’autres d’essayer de rencontrer le présent. Le peintre Dubuffet écrivait : « Je voyais ici un arbre, là un oiseau, à présent ne se voit plus rien de tels objets futiles, rien que l’élan vital impétueux occupant en entier ce que j’appelais l’espace et le parcourant de ses agitations ».

Dans ma chambre aujourd’hui, j’ai pris des nouvelles de mon village natal, de ma tante qui voue un culte à la Déesse à tête de chatte. Il faut la voir à la cuisine le soir, quand elle coiffe la chatte blanche qui se tient immobile devant elle comme une statue, il faut voir comment elle l’admire comblée au crépuscule.

Heureusement qu’il y a les fleurs, dit ma tante, mes tulipes sont sorties, les gens les regardent, des tulipes orange citron rouge, mélangées dedans, comme elles sont belles ! Et j’ai aussi des iris, des narcisses. Mes tulipes garnissent le petit jardinet, j’ai des blanches parmi les colorées, les jacinthes bleues, comme elles sont belles ! Si tu voyais ! Bientôt je sèmerai des lupins, des oignons, et des pois de senteur, comme ça sent bon les pois de senteur !

Heureusement qu’il y a les animaux, dit mon père. On a six jeunes lapins tout ronds qui courent dans les cages, on dirait des écureuils, c’est beau cette jeunesse, j’aime les regarder, qu’est-ce qu’on ferait sans les animaux, ces petits lapins ça apporte de la gaieté, du renouveau, ça empêche de penser en lisant les avis de décès du journal, deux pages pleines des noms de gens de mon âge.

Dans ma chambre, j’apprends que dans des villes vides, les animaux sauvages se promènent, que des gens ont aperçu un puma à Santiago, un sanglier à Barcelone, des canards dans les rues de Paris, à Albacete on a vu des chèvres se réunir le soir sur la place du village, j’apprends qu’en France des citadins s’émerveillent des chants d’oiseaux, tandis que des étatsuniens font exploser le commerce d’armes en vue de légitimes défenses. Et je me dis que la situation actuelle met à mal les fabricateurs de fiction, la réalité a dépassé toutes les fictions.

J’apprends ce soir dans le rectangle cathodique qu’un responsable de parc zoologique ne va pas laisser tomber les animaux, que les zoos sont des domaines prioritaires. Pendant que le responsable s’explique devant la caméra, une girafe d’humeur folâtre, penchée sur lui de toute sa hauteur, lui lèche le museau, frotte ses larges oreilles contre ses joues, exactement comme le ferait un chat, il la flatte de la main tout en continuant à tenir un discours sérieux, elle se perd dans les agaceries, son long visage de girafe vient recouvrir celui du responsable qui se retrouve au secteur des lémuriens. Des maki catta, tels de gros écureuils masqués, sautent sur la caméra en fixant l’objectif, l’un d’eux sort hors champ et nous regarde, on ne voit plus que ses yeux brillants, ses yeux oranges vif cernés de noir, qui prennent toute l’image et nous regardent.

Et je me dis :

Le strict formatage du journal télévisé va-t-il disparaître ?

Dans ma chambre, j’apprends par mon père que nous sommes en guerre, les guerres commencent toujours comme ça, dit-il, on remet les informations au lendemain, on ajourne sans cesse, on ne sait plus rien de l’avenir, on doit vivre au jour le jour, comme ça qu’elles commencent les guerres, on croit que ça va durer trois semaines et ça dure cinq ans. C’est l’humain qui est la cause de tout ça.

Non papa, c’est un virus innocent.

Ils ont voulu vendre la peau d’un pauvre animal à prix d’or, là que tout a commencé, dit Laure, ma belle-mère.

Les braconniers ont empoisonné toute la planète ! dit papa.

En plus, c’est un animal en voie de disparition.

C’est vrai on ne voit plus d’oiseaux, dit papa.

Papa, je te parle pas d’oiseau, mais du pangolin.

Pauvre bête, dit Laure.

Dans ma chambre ce matin, je me dis que nous aurions dû être à Cadaquès ce week-end, on avait réservé une petite maison typique dans une ruelle en pente, deux ans plus tôt on y était, en pleine catastrophe naturelle, voies de communication coupées, arbres déracinés, places inondées, on était heureux d’avoir la ville pour nous seuls dans les bourrasques. C’était à la même époque, fin février, on avait mené une vie recluse au milieu des tempêtes, j’avais dessiné les décors de mon spectacle Les Éblouis, dix chambres d’un univers de lanterne magique, plus tard nous avions créé le spectacle, les acteurs portaient des masques de pandas, on m’avait demandé, pourquoi des masques de pandas, j’avais répondu, des masques d’animaux en voie de disparition, car d’après Jean-Luc Parant, qui est le Poète dans la pièce, les humains disparaîtront, c’est pourquoi chaque vie est intensément précieuse.

Et je me dis :

Ne sommes-nous pas une espèce en voie de disparition ?

Mais pour pouvoir disparaître, il faudrait déjà être apparus. « Nous nous sentons vivants parmi tant de malheureux qui déjà ont la ressemblance des morts, et c’est vrai que nous sommes vivants, si c’est vivre que respirer encore. Mais il faudrait que nous soyons deux fois, dix fois vivants, que nous ayons d’immenses disponibilités de vie », écrivait Bernanos.

Dans ma chambre ce soir, une mouche esseulée bourdonne, tandis que ses congénères expirent par dizaines contre les baies vitrées du rez-de-chaussée. Ce ne sont pas les mouches voraces de l’été, celles qui se ruent à l’aveugle sur la moindre miette, sur la moindre goutte de sauce échappée de l’assiette, et qui nous traquent, nous envahissent. Celles-ci sont indifférentes à leur propre survie, comme tétanisées. Aujourd’hui seulement, je comprends l’expression « tomber comme des mouches », je ne l’avais jamais comprise.

Et je me dis :

N’est ce pas un peu ce qui est en train de nous arriver?

Hors de ma chambre j’ai marché avec toi dans le paysage aujourd’hui. Sur les coteaux, en lisière de labours, là où un pin parasol à la découpe parfaite défie le vide de l’espace, j’ai aperçu de très loin un animal sauvage. Toutes ces semaines à scruter les champs sans jamais rien voir, pas un lapin, pas une biche, rien, comme si, dès le début du Grand Confinement, les lapins avaient regagné les terriers, comme si le hérisson qui toujours renverse le bol de la chatte, était reparti hiberner. Au loin, en bordure de bosquet, c’est bien un animal, un animal sauvage au pelage sombre, brun roux, massif, de la taille d’un chien loup, j’ai d’abord cru à un renard adulte, puis à un blaireau, j’ai cru voir une queue touffue, non, ce doit être un sanglier, il court avec agilité le long du bosquet, il stationne, il se trémousse, oui ce doit être un sanglier. Et je me dis que les animaux sauvages sont tranquilles, le Grand Confinement aura stoppé les arrêtés préfectoraux qui ordonnent d’éradiquer le renard roux dans les Hautes Alpes, de tuer cinquante chevreuils dans la forêt de Boissy Saint Léger, et d’empêcher Maurice, le sanglier adopté, de demeurer chez ses maîtres. Maurice sera confiné dans sa famille et les chasseurs resteront chez eux.

Au retour de la promenade, nous croisons un voisin quadragénaire qui nettoie sa boîte aux lettres au kärcher, il a sorti sa moto de collection rouge sur la pelouse du jardin, il se sent comme en vacances, on le voit parfois au milieu de la route, à discuter avec les voisins d’en face, un quatuor installé au milieu de la route, chacun à un mètre de distance, s’égayant parmi les poules et les chèvres naines.

Et je me dis :

Coincés entre un présent improbable et un avenir incertain, n’est-ce pas le temps de nous réjouir ?

Simone Weil écrivait : « l’avenir il ne faut pas l’attendre, il faut le faire ».

Et je me dis :

Ne sommes-nous pas les magiciens de nos vies, n’avons-nous pas droit à la joie, la véritable joie, celle qui éclot dans l’épreuve, dans l’adversité ? Ne sommes-nous pas redevenus des animaux libres ? On nous apprend à fabriquer des masques, qui pourra nous apprendre à fabriquer la joie ? La joie, on trouve ça où ?

 

Lydie Parisse

 


Derniers ouvrages parus : L’Opposante de la presqu’île (roman) : www.domens.fr Les voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain : librairie@classiques-garnier.com


Détail Toile d’Olivier Bonnelarge
 
SOURCELydie Parisse
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Lydie Parisse est écrivaine, metteuse en scène, plasticienne et maîtresse de conférences à l’université de Toulouse 2. Elle vit entre Toulouse et Sète. Depuis 2009, elle a publié à l’Entretemps et aux éditions Domens cinq pièces de théâtre et un roman qui vient de paraître, L’Opposante de la presqu’île, ainsi que cinq essais aux Classiques Garnier sur la littérature et l’écriture dramatique moderne et contemporaine (dont Beckett, Lagarce, Novarina), le dernier ayant pour titre Les Voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain. Sa recherche théorique et sa pratique artistique sont intimement liées. Depuis quelques années, elle s’intéresse aux chambres : un thème transversal qui s’invite dans ses textes, ses réalisations plastiques, ses spectacles. La question de la vie intérieure face à l’extrême, et d’un certain lexique tombé en désuétude pour la décrire, affecte sa recherche transdisciplinaire, qui s’intéresse notamment aux philosophies de la voie négative et à ses liens avec l’individu contemporain.