Nous relayons cet appel des gilets jaunes à venir manifester à Toulouse lors de l’Acte XXII des Gilets Jaunes, paru dans Lundimatin dont nous saluons la qualité du travail et la singularité du positionnement.  La place du Capitole est interdite aux manifestations depuis trois semaines mais la police mène également de nombreuses enquêtes pour association de malfaiteurs dans le cadre d’un groupe d’enquête spécial Gilets Jaunes.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Comment les sociétés démocratiques acceptent-elles que leurs droits et libertés fondamentales soient amputés par des dispositifs, des lois et des technologies inquisitrices des  libertés individuelles et collectives ? La réplique des pouvoirs établis aux émeutes et soulèvements populaires, l’escalade répressive, de nature policière et militaire, nous entraînes dans un conflit de basse intensité. Ces réalités que les masses médias travestissent quotidiennement ne sont intelligibles que rapportées aux effets conjugués du projet de mise en coupe de la totalité de la vie  par le capitalisme sauvage et des révoltes qu’il soulève contre lui.

 

En 1947, dans Paris et le désert français, le géographe J.-F. Gravier faisait le constat que la capitale concentrait à peu près tous les pouvoirs et toutes les richesses de la France, asséchant le reste du territoire jusqu’à en faire un « désert ». L’auteur, maurassien et pétainiste, a inspiré plusieurs générations et son livre est devenu la Bible d’une religion dont les gouvernants français sont fanatiques : l’aménagement du territoire. Aménager le territoire a toujours voulu dire le mettre en valeur, c’est-à-dire le convertir en valeur : en exploiter au maximum les ressources et mettre la population qui l’habite au travail. Dans cette façon de gouverner aux allures techniques se concentrent et se relient donc la mise au pas de la nature et celle des humains. Or, qu’ont-ils fait, ces gouvernants, pour aménager le territoire ? Des « métropoles d’équilibre » et des ronds-points, entre autre. La France est l’un des pays qui possède le plus de ronds-points au monde (plus de 30 000 et 500 nouveaux chaque année) et une mairie paye au minimum 200 000 euros pour en construire un, sans compter la décoration. Au milieu du « désert », donc, des milliers de ronds-points. Sauf que depuis le 17 novembre, le désert s’est levé : il est jaune, chaud comme la braise et a fait des carrefours giratoires les points de départ d’un soulèvement qui se poursuit encore.

Parce que tous les pouvoirs se concentrent encore à Paris, il a bien fallu lui régler son compte, à la plus belle ville du monde : le mouvement des Gilets Jaunes se devait de porter des coups là où ça fait mal. Ce fut l’enjeu de journées comme le 24 novembre, le 1er et le 8 décembre ou encore le 16 mars derniers. Le désert est si chaud qu’il brûle parfois tout sur son passage. C’est d’ailleurs sur la place de l’Étoile, soit le premier rond-point du monde, que se sont concentrés une partie des affrontements : Paris ramené au niveau de la province, en simple rond-point où convergent des cortèges venus de partout pour bloquer et détruire les pouvoirs que la ville retient encore jalousement.

Quant aux métropoles d’équilibre, leur verni novateur et dynamique cache mal leur besoin de centralisation et de concentration des pouvoirs qu’elles opèrent simplement à une autre échelle. Pas étonnant qu’elles aussi soient devenues les cibles et les bastions des Gilets Jaunes. C’est tout particulièrement le cas de Toulouse. Airbus, l’aéronautique, une ville étudiante, dans le sud, bref : Toulouse est une métropole dynamique. C’est sans doute même l’archétype de la ville dynamique et elle s’en vante régulièrement [1]. Sauf que tout ça ne tient pas une seconde. On parle beaucoup d’Airbus mais moins des milliers d’ouvriers salariés par ses sous-traitants et dont certains ont été menacés de licenciement pour avoir voulu participer au mouvement des Gilets Jaunes. On parle beaucoup de la « ville rose » et de sa future « Tour Occitanie », cette aberration architecturale de 150 mètres qui doit devenir le plus grand édifice de la région, mais on parle moins de l’incendie qui a ravagé l’immeuble du 73 rue Bayard et dont les anciens habitants peinent encore à être relogés. On a beaucoup parlé, enfin, du grand spectacle à 14 millions d’euros où un Minotaure et une Araignée géantes sillonnaient la ville devant des centaines de milliers de personnes mais moins de la raréfaction concomitante de toutes les subventions culturelles pour des projets plus modestes. Mais depuis presque 5 mois, personne ne peut vraiment s’y tromper : Toulouse et ses alentours sont devenus l’un des points forts du mouvement en jaune, au point que la place du Capitole est désormais interdite aux manifestations tous les samedis.

Seulement, comme partout, le mouvement connaît actuellement une période de ralentissement, au moins dans ses formes de départ. Quelques ronds-points tiennent encore le coup, notamment à Sesquières, au nord de la ville, ou à la Socamil, au sud, ainsi que des points fixes dans le centre-ville (sur la place du Ravelin à 18h) mais l’élan n’est plus le même. L’enjeu est de tenir envers et contre tout plutôt que de conquérir des nouvelles positions. Parmi les nouveautés, un marché paysan organisé par les motards gilets jaunes a été mis en place depuis 10 jours : tous les dimanches, des paysans de la région viennent vendre leurs produits à Sesquières, si possible à bas prix et sans avoir à payer leur emplacement. Autrement dit, les solidarités crées pendant le mouvement existent encore ainsi que les lieux et les idées pour les faire perdurer mais il manque une partie de l’élan offensif qui avait fait la force des Gilets Jaunes pendant plusieurs mois. La seule arme aux mains du mouvement qui ne s’était pas émoussée, c’étaient les manifestations du samedi : plus de 10000 personnes à chaque fois, décidées à ne pas quitter le centre et à aller au devant des CRS quand il le fallait, c’est-à-dire à chaque fois. Mais depuis le 16 mars et l’interdiction de manifester place du Capitole, les forces de l’ordre sont parvenues à décourager quelque peu le processus : moins de monde dans les rues, une détermination moins évidente et peu d’objectifs enthousiasmant. Sauf que c’est encore là une illusion que les médias aimeraient faire passer sans plus d’observations. En réalité, la région Occitanie et les toulousains s’étaient donné rendez-vous à Bordeaux le 29 mars et le match retour est attendu à Toulouse le 13 avril. Depuis le 16 mars et l’ultimatum parisien, le mouvement des Gilets Jaunes s’est donné une nouvelle temporalité : conserver une présence minimale tous les samedis tout en se focalisant sur de gros rendez-vous pour pouvoir concentrer les forces aux bons endroits aux bons moments. Le ralentissement des dernières semaines s’explique ainsi, et pas autrement.

Dans cette optique, la date du 13 avril à Toulouse s’annonce cruciale à plusieurs niveaux. Du point de vue de la ville elle-même, il y a un besoin de revanche : les dernières semaines ont été à l’avantage de forces de l’ordre qui ont réussi à balader les cortèges en dehors du centre. Surtout, Toulouse a été particulièrement prise pour cible d’un point de vue répressif : entre l’interdiction de manifester place du Capitole et les multiples enquêtes pour « association de malfaiteurs » contre des gilets jaunes, le mouvement se doit de reprendre la main pour ne pas s’enfoncer dans une lente perte de puissance. À l’échelle régionale ensuite, il était convenu que le 13 avril marquerait la venue des bordelais et de tout le sud-ouest, reprenant dans l’esprit la pratique des manifestations régionales, autre invention géniale des Gilets Jaunes puisqu’elle permet la rencontre, la surprise et la concentration des forces à des endroits différents. Enfin, le 13 avril à Toulouse a pris une dimension nationale quand plusieurs figures du mouvement (Fly Rider, Éric Drouet) ont appelé à y converger. À une semaine de l’« ultimatum 2 » parisien, l’acte XXII du 13 avril est la meilleure manière de montrer que le mouvement peut encore se montrer dangereux partout où il existe.

Enfin, cette date intervient plus ou moins au moment où Macron va révéler les « mesures » prises à l’issue du Grand Débat et où la loi anti-casseurs s’apprête à être validée, même sans son article 3. Politiquement, il est donc important de ne pas fléchir au moment où cette loi est promulguée. Il en va de notre capacité à affronter ensemble l’appareil répressif qui vise, tout simplement, à ce que tout le monde rentre chez soi ou manifeste comme on a manifesté en France dans les cortèges syndicaux : paisiblement, sans en demander trop, résigné à ne rien changer sur le fond des choses. Quant aux conclusions du Grand Débat, personne ne peut sérieusement dire qu’il en attend quelque chose. Même les médias parlent plus du prix qu’aura coûté la mascarade (12 millions) et des tentatives des dirigeants pour se dédouaner d’avance des mesures qu’ils ne pourront pas prendre.

Pour toutes ces raisons, et sans doute bien d’autres encore, vous êtes chaleureusement invitées à venir à Toulouse afin de faire de l’Acte XXII un moment décisif : après les Champs-Élysées le 16 mars, le Capitole cédera-t-il le 13 avril ?