Ca tangue chez les éditeurs de presse français. En panne de trésorerie, le principal distributeur de presse, Presstalis, a annoncé début décembre 2017 qu’il retiendrait pendant deux mois 25% des revenus des éditeurs qu’il distribue. Les petits et moyens éditeurs montent au créneau, inquiets pour leur survie… et agacés, pour certains, du poids des gros éditeurs dans les décisions financières de Presstalis.


 

Les petits (et moyens) journaux vont-ils être coulés par la faillite de leur distributeur ? C’est le cri d’alarme poussé depuis plusieurs semaines par plusieurs d’entre eux. Récemment, le co-fondateur de l’hebdomadaire Le 1 Eric Fottorino, par ailleurs ex-directeur du Monde, s’inquiétait sur Twitter que le distributeur Presstalis « bloque 25% de nos recettes depuis décembre. Au risque de nous tuer ». De son côté, le directeur du mensuel de jeux vidéo Canard PC, Ivan Gaudé, dénonce une « confiscation » de la part de Presstalis « qui menace directement la survie des petits magazines ».

Mais d’où vient donc cette menace ? Presstalis est le principal distributeur de presse française, juste devant les Messageries Lyonnaises de Presse (MLP). Il livre chez les marchands de journaux de tous le pays les quotidiens nationaux et les trois quarts des magazines. Ses actionnaires ? Deux coopératives : une coopérative des quotidiens, et une des magazines. C’est cette entreprise qui se retrouve aujourd’hui en grave difficulté financière.

A tel point que le 6 décembre dernier, Presstalis fait parvenir une lettre aux éditeurs qu’elle distribue, pour leur annoncer « une retenue de 25% des règlements ». Une ponction qui s’ajoute à la commission ordinaire que Presstalis récupère sur les ventes des titres en kiosques, et qui varie entre 35% et, dans certains cas, 50% des revenus des ventes en kiosques. La raison ? La nouvelle présidente Michèle Benbunan, invoque « les difficultés rencontrées par la filière de la distribution de la presse ». La ponction vise à récolter 37,1 millions d’euros au 31 janvier 2018.

En parallèle, Presstalis s’est placé sous le contrôle du tribunal de commerce, qui a désigné une mandatrice ad hoc pour « accompagner l’entreprise », révèle La Correspondance de la Presse ce même 6 décembre. Un plan de restructuration de l’entreprise est en préparation. Contacté par Arrêt sur images, le président du groupe Le Monde Louis Dreyfus, également membre du CA de Presstalis, explique : « On ne peut pas demander à des banquiers ou à l’État de financer sans savoir où on va. On a considéré que c’était aux éditeurs de financer, en attendant l’annonce du plan de transformation de Presstalis ».

 

Presstalis titube de crise en crise

 

Passée relativement inaperçue début décembre, la nouvelle a fini par être plus largement médiatisée fin décembre et début janvier par les premiers concernés : les journaux.  Sans que leur implication soit forcément mentionnée dans leurs articles. A Libération, le journaliste médias Jérôme Lefilliâtre évoque la « bronca » des éditeurs. Et notamment la colère du Syndicat de l’association des éditeurs de presse (SAEP), un « regroupement de petites publications indépendants, souvent sur des sujets de niche », qui dénonce une ponction infligée sans sommation. « On l’a apprise comme ça, sans aucune explication, aucune information. C’est incroyable. Cela met dans la difficulté un nombre énorme de petits magazines », s’irrite la trésorière du syndicat Claire Dupont-Sorlot dans les pages du quotidien.

Un distributeur de presse, dont les actionnaires sont des éditeurs, se retrouve donc à bloquer une partie des revenus de ces mêmes éditeurs : comment en est-on arrivés là ? En réalité,  la crise n’a rien de nouveau. En 2012 déjà, Presstalis avait mené un « plan de refonte », passant de 2700 à 1200 salariés. Et les éditeurs avaient « contribué à sauver Presstalis en 2012 à travers une augmentation de capital », rappelle Le Monde, qui se focalise sur les difficultés internes de Presstalis, sans vraiment évoquer les causes plus larges de la santé de la presse. L’Etat avait également contribué à renflouer le groupe.

Depuis, l’entreprise semble avoir souffert d’une mauvaise gestion par son ancienne direction, limogée brusquement à l’été dernier par les éditeurs actionnaires. Des projets de diversification vers le numérique n’ont semble-t-il pas atteint le résultat escompté. « Presstalis a également pâti d’une mauvaise exécution dans la mise en place d’un système informatique commun avec son principal concurrent, MLP », note ainsi Libération, qui consacre également une longue partie de son article aux erreurs de gestion de Presstalis. Le projet a coûté, selon le quotidien, « des millions d’euros, sans résultat probant ».

Mais n’y aurait-il pas un autre souci, plus structurel ? Le Monde n’évoque qu’en passant « les milliers de points de vente disparaissant chaque année », tandis que Libération s’étend quelques lignes sur les coûts logistiques de la distribution de la presse, à l’heure où le marché papier « plonge à grande vitesse ». Mais c’est surtout  Alternatives Économiques qui développe dans un long article, après avoir rappelé les difficultés financières de Presstalis, « l’effondrement du marché » de la presse ces dernières décennies. Baisse des ventes et donc des revenus, alors que les coûts logistiques restent les mêmes (un camion à moitié rempli de journaux coûte autant qu’un camion plein), disparition des points de vente… « Face à de telles évolutions, la rentabilité pour une entreprise comme Presstalis ressemble à une mission impossible », s’inquiète le rédacteur en chef du magazine Marc Chevallier.

 

Gros éditeurs contre petits ?

 

Reste une question : la décision de la ponction a-t-elle été prise par « les gros », au détriment des « petits » ? Car ce choix de retenir 25% des revenus a été prise par le conseil d’administration de l’entreprise, composé de représentants des deux coopératives actionnaires de Presstalis. Et, alors que les coopératives regroupent des éditeurs de toutes tailles, les représentants au CA de Presstalis ne sont, eux, que des « gros » : Le Monde, Le Figaro, L’Equipe, Le Canard Enchaîné, mais aussi Prisma Media, Lagardère, Mondadori, Condé Nast et Bauer. Comment en arrive-t-on là ? « Il y a beaucoup de gros éditeurs parce qu’ils ont les moyens humains de consacrer du temps à ce genre d’instances », explique la patronne d’Alternatives Economiques Camille Dorival, prenant l’exemple du conseil d’administration de la coopérative des magazines (CDM), actionnaire de Presstalis, et dont viennent six des administrateurs.

Contacté par Arrêt sur images, le directeur de publication de Canard PC, Ivan Gaudé, s’agace d’un « côté absurde du système. D’un côté, il y a des gros éditeurs qui touchent des aides publiques, et de l’autre ils font peser le poids de leur distribution [plus coûteuse] sur tous les autres. Au final c’est eux qui prennent les décisions pour la survie du système ». « Ce n’est pas une mesure juste, parce qu’elle ne va pas mettre en danger les grands éditeurs, elle balaie les petits éditeurs », assure Gaudé, qui se sent « à la merci de gens qui prennent décisions pour leurs propre intérêts ».

« Gros » contre « petits » ? Pour Camille Dorival, directrice générale d’Alternatives Économiques, « on ne peut pas réduire ça à une vision binaire, où les petits éditeurs seraient les gentils et les gros éditeurs les méchants ». « Le système de distribution en France a été créé après la Seconde guerre mondiale [par la loi Bichet de 1947, ndlr] pour protéger les petits éditeurs », rappelle-t-elle. « Pour les gros éditeurs, ces 25% se chiffrent en millions d’euros, ça a un impact énorme. Si Presstalis s’effondrait, ils en pâtiraient aussi ».

 

« si les éditeurs doivent payer, beaucoup mettront la clé sous la porte »

 

« La grosse crainte, c’est que les éditeurs doivent payer le plan de restructuration en préparation, confie Dorival, qui regrette comme beaucoup un manque d’information sur la suite. Dans ce cas-là, beaucoup pourraient devoir mettre la clé sous la porte. Dans notre cas, ça aurait un impact très négatif sur nos fonds propres ». « Je vois mal comment Presstalis va pouvoir s’en sortir sans une injection massive d’argent », abonde Gaudé, très remonté. « Ce sera alors soit une aide de l’Etat, soit une nouvelle confiscation ».

En attendant, les revenus plongent. Dans Libération, fin décembre, le patron du groupe So Press Franck Annese estimait subir une retenue de « 150 000 à 200 000 euros » pour ses titres. Du côté du 1, contacté par Arrêt sur images, la somme ponctionnée représente « environ un mois de revenus », assure-t-on. Soit environ 80 000 euros, pour des ventes qui se font presque pour moitié en kiosques. La situation n’est pas plus brillante du côté de Canard PC, dont une grosse partie des recettes des magazines parus en novembre et décembre, les « meilleurs mois pour un magazine comme le notre » selon son directeur, ont été retenus. Alternatives Économiques estime de son côté la retenue à 30 000 euros – sur un chiffre d’affaires de 6 millions d’euros en 2016. « Quand on a du mal à être à l’équilibre, comme c’est notre cas, ça a un gros impact sur nos finances », déplore Dorival.

 

L’argent, remboursé un jour ?

 

Plusieurs éditeurs s’inquiètent d’une prolongation de la situation. Officiellement, elle ne devait s’appliquer que pour les mois de décembre 2017 et janvier 2018, mais certains craignent qu’elle ne soit prolongée. Et l’argent retenu ? Il devrait être remboursé, affirme auprès d’Arrêt sur images l’administrateur de Presstalis Louis Dreyfus. Ce dont plusieurs éditeurs disent douter, au vu de la situation visiblement catastrophique des finances de l’entreprise.

Une réunion entre la direction de Presstalis et la coopérative de distribution des magazines (CDM), regroupant la presse magazine distribuée par Presstalis, devait avoir lieu ce mardi 23 janvier. Elle a finalement été reportée au 31 janvier. Dans l’attente du fameux plan de transformation.

Source Arrêt sur image 24/01/2018