Années 60 et 70 : le Languedoc vit la grande Guerre du vin. Un spectacle de Marie Coumes et Laurent Cavalié fait revivre ce long soulèvement. N’i a pro réveille et préserve la mémoire de ce grand moment de l’histoire populaire méridionale.
Deux morts. Le 4 mars 1976, à Montredon-des-Corbières, tout près de Narbonne, deux morts sont relevés à l’issue d’un affrontement à balles réelles, survenu entre des vignerons en révolte et une compagnie de CRS. Cette tragédie met alors un terme à quinze années de soulèvement du Midi viticole.
En 2023, on a peine à imaginer l’intensité de cette mobilisation au très long cours, conduite par les C.A.V., comités d’action viticole, en marge du syndicalisme traditionnel. Ces comités sont implantés à la base, dans quantité de villages de l’Aude et de l’Hérault. Ils sont capables de mobiliser des dizaines de milliers de Languedociens pour de grands rassemblements protestataires. Et la nuit venue, organisés en grande partie de manière clandestine, ils ne reculent pas devant l’action directe, en frappant des objectifs de l’État répressif ou des exploiteurs de la détresse paysanne. Les perceptions explosent. Les cuves industrielles sont vidées.
Le Languedoc vigneron a la sensation de mourir : les magnats du négoce viticole jouent à grande échelle sur les importations de vins à meilleur prix, italiens ou algériens, pour imposer à la production régionale les lois implacables d’une concurrence à armes inégales. La viticulture languedocienne n’a pas encore effectué sa révolution qualitative, mais entame sa perte aujourd’hui avérée de moitié de ses superficies plantées.
C’est une civilisation qui s’écroule, et « ce qui est fascinant, c’est la façon dont on est alors passé d’une lutte clairement corporatiste – le prix à l’hecto, point barre – à une prise de conscience globale et culturelle. Qui sommes-nous dans ce pays ? D’où venons-nous ? Comment nous exprimons-nous ? Avons-nous une langue, une histoire propres ? C’est toute une pensée, une vision du monde qui s’est construite. Partant de la réalité la plus quotidienne, un bouleversement culturel, hyper original, s’est produit », estime Laurent Cavalié.
On assiste alors à une convergence inédite — inespérée penseront certains — entre le ressenti et le vécu populaires d’une part, et le renouveau d’une culture occitane en résistance, porté par ses militants et ses artistes. C’est un grand souffle épique qui s’empare alors de pans entiers de la société languedocienne. Volèm viure al païs ! (Nous voulons vivre au pays !). L’action de terrain, incessante, quinze années durant, est riche en moments passionnés, risqués, héroïques, parfois rocambolesques, lorsqu’il devient évidemment légitime de braver l’ordre établi.
Ce souffle – du moins sa mémoire – fait aujourd’hui vibrer le spectacle N’i a pro, récemment affranchi des entraves pandémiques. Ce spectacle est conçu et interprété par Laurent Cavalié, auteur compositeur interprète et Marie Coumes, chanteuse. Tous deux ont mené trois années de collecte mémorielle auprès des acteurs encore vivant de cette Guerre du vin. Comme toute mémoire minoritaire, ce tissu de souvenirs risquerait de se déchirer, s’effilocher, retourner à l’oubli.
Tout à l’inverse, N’i a pro lui redonne ses grandes teintes, ses hautes couleurs, en assumant la dimension épique. Celle-ci doit alors faire l’impasse sur quelques débats plus complexes — tels les positionnements beaucoup plus clairement anticapitalistes de certains leaders héraultais à qui la lutte très voisine des paysans du Larzac offrait une référence plus incisive que les incantations de la légende cathare. Une autre ambiguïté esquivée est la triste dérive de plusieurs leaders professionnels après 1976, dont certains héritiers directs ont totalement adhéré au modèle de l’agro-industrie destructrice du vivant.
Passons. Les années 60 et 70 ont connu en effet de très riches heures. N’i a pro en éveille la mémoire, et tend à la préserver. « J’ai toujours rêvé d’être artiste de quelque part, et d’ancrer mon propos dans une culture particulière, dans le fil d’une tradition, dans une esthétique populaire. Échapper au nombrilisme », énonce Laurent Cavalié. Il développe encore : « il s’agit de combler les lacunes de tout ce qui n’a pas été transmis. Ici, on a été déculturé, méprisé, détruit par la civilisation industrielle. Il nous faut recoller les morceaux ».
N’i a pro — autrement dit « Ça suffit » — compose un alliage poétique et vigoureux où s’entremêlent le récit et le chant, le témoignage du terrain et le poème de l’artiste, la langue française et l’occitane, la parole anonyme et le répertoire (dont les chants incontournables de Claude Martí ou Mans de Breish), la voix féminine et la masculine, l’histoire gravée et le commentaire original d’aujourd’hui. Sans oublier le son du padenou : cet instrument à trois cordes de boyaux est absolument unique, inventé par Laurent Cavalié lui-même, dans un bois ultra-sec d’un vieux meuble du Minervois.
Sa vibration musicale émane ainsi de la plus robuste matière. Cela donne une image très juste des puissances conjuguées dans un spectacle bellement noueux, comme en trame de cep de vigne.
Gérard Mayen
À l’automne 2023, le texte augmenté de N’i a pro sera publié par les éditions ariégeoises La parole d’en bas.
