Dans son communiqué de clôture du journal étudiant DOXA, Alla Gutnikova, l’un des rédacteurs en chef écrit : « Je crois que le monde a été créé pour la tendresse, l’espoir, l’amour, la solidarité, la passion, la joie. » Elle dit aussi : « Aie le courage d’utiliser ton propre esprit. » Elle a été condamnée avec les trois autres responsable du journal1 pour « incitation des mineurs à participer à des manifestations illégales de l’opposition ».
Je ne vais pas parler de l’affaire, des recherches, des interrogatoires, des volumes, des procès. C’est ennuyeux et inutile. Ces jours-ci je fréquente l’école de la fatigue et de la frustration. Mais avant mon arrestation, j’ai eu le temps de m’inscrire à l’école, d’apprendre à parler de choses vraiment importantes.
Je voudrais parler de philosophie et littérature. À propos de Benjamin, Derrida, Kafka, Arendt, Sontag, Barthes, Foucault, Agamben, au sujet d’Audre Lorde et des crochets de cloche2. À propos de Timofeeva [Tatiana, artiste peintre contemporain], Tlostanova [Madina, philosophe décoloniale] et Rachmaninova [Sergueï].
Je voudrais parler de poésie, de comment lire de la poésie contemporaine. À propos de Gronas [Mikhaïl], Dashevsky [Grigori] et Borodin [Alexandre]. Mais ce n’est ni le moment ni le lieu. Je cacherai mes petits mots tendres sur le bout de ma langue, dans le fond de ma gorge, entre mon ventre et mon cœur. Je dirai juste un peu.
J’ai souvent l’impression d’être un petit poisson, un oiseau, une écolière, un bébé. Mais récemment, j’ai découvert avec surprise que Brodsky [Joseph, poète] aussi a été jugé à 23 ans. Et comme j’ai aussi été compté parmi la race humaine, je dirai ceci : Dans la Kabbale il y a le concept de “tikkun olam” — réparation du monde. Je vois que le monde est imparfait. Je crois, comme l’a écrit Yehuda Amichai [poète], que le monde a été créé beau pour la bonté et pour la paix, comme un banc dans une cour (dans une cour, pas un tribunal !). Je crois que le monde a été créé pour la tendresse, l’espoir, l’amour, la solidarité, la passion, la joie.
Mais le monde est atroce, insupportablement plein de violence. Et je ne veux pas de violence. Sous toutes ses formes. Pas de mains d’enseignant dans les sous-vêtements des écolières, pas de poings de père ivre sur le corps des femmes et des enfants. Si je décidais d’énumérer toute la violence autour de nous, un jour ne suffirait pas, ni une semaine, ni un an. Mes yeux sont grands ouverts. Je vois de la violence, et je ne veux pas de violence. Plus il y a de violence, plus je n’en veux pas. Et plus que tout, je ne veux pas de la violence la plus grande et la plus effrayante.
J’aime beaucoup lire. Je vais maintenant parler avec la voix des autres.
À l’école, en cours d’histoire, j’ai appris les phrases « Vous crucifiez la liberté, mais l’âme de l’homme ne connaît pas de limites » et « Pour votre liberté et pour notre liberté ».
Au lycée, j’ai lu Requiem d’Anna Andreyevna Akhmatova, Le chemin escarpé d’Evgeniya Solomonovna Ginzburg, Le théâtre fermé de Bulat Shalvovich Okudzhava, Les enfants d’Arbat d’Anatoliy Naumovich Rybakov.
Des poèmes d’Okudzhava, j’ai le plus aimé :
Conscience, honneur et dignité,
Voilà notre armée spirituelle.
Tends ta main dessus,
Pour cela, on ne craint pas le feu.
Son visage est noble et merveilleux.
Consacrez-y votre petit siècle.
Peut-être que tu ne seras jamais victorieux,
Mais tu mourras en tant qu’humain.
Au MGIMO [Institut d’État des relations internationales de Moscou], j’ai appris le français et j’ai mémorisé une phrase d’Édith Piaf : « Ça ne pouvait pas durer toujours ». Et de Marc Robine : « Ça ne peut pas durer comme ça ».
À dix-neuf ans, j’ai voyagé à Majdanek et Treblinka et j’ai appris à dire “plus jamais” en sept langues : plus jamais, jamais plus, nie wieder, קיינמאל מער, nigdy wi ęcej, לא .
J’ai étudié les sages juifs et je suis tombée amoureuse de deux proverbes.
Rabbi Hillel a dit : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera pour moi ? Si je ne suis que pour moi, que suis-je ? Et si ce n’est pas maintenant, quand ? »
Et le rabbin Nachman a dit : « Le monde entier est un pont étroit, et le principal est de ne pas avoir peur du tout. »
Plus tard, je me suis inscrite à l’école d’études culturelles et j’ai appris plusieurs leçons plus importantes. Tout d’abord, les mots ont un sens. Deuxièmement, nous devons appeler les choses par leurs noms. Et enfin sapere aude3 : aie le courage d’utiliser ton propre esprit.
C’est ridicule que notre cas soit lié aux écoliers. J’ai enseigné aux enfants les sciences humaines en anglais, j’ai travaillé comme nounou et j’ai rêvé d’aller avec le programme « Professeur pour la Russie » dans une petite ville pendant deux ans pour semer des graines intelligentes, gentilles et éternelles. Mais la Russie — selon les mots du procureur de l’État, le procureur Tryakin — pense que j’ai impliqué des enfants mineurs dans des actions mettant leur vie en danger.
Si jamais j’ai des enfants (et je le ferai, parce que je me souviens du plus grand commandement), j’accrocherai une photo du gouverneur judéen Ponce Pilate4 sur leur mur, pour qu’ils grandissent dans la propreté. Le gouverneur Ponce Pilate se lave les mains — tel sera le portrait. Oui, si penser et ressentir sont maintenant en danger de mort, je ne sais pas quoi dire au sujet des charges. Je me lave les mains.
Mes amis et moi ne savons pas quoi faire de nous-mêmes, de l’horreur et de la douleur, mais quand je descends dans le métro, je ne vois pas de visages tachés de larmes. Je ne vois pas de visages tachés de larmes.
Pas un seul de mes livres préférés — pour enfants ou adultes — n’a enseigné l’indifférence, l’apathie, la lâcheté. Nulle part on m’a appris les mots :
“Qu’est-ce que j’aurais pu faire seul ?”
Non, je connais et j’aime des mots très différents.
« Aucun homme n’est une île, tout seul. Chaque personne fait partie du continent, de la terre ; et si une vague balaie une falaise côtière dans la mer, l’Europe deviendra plus petite. Et de même s’il lave le bord du cap ou détruit votre château ou vos amis. La mort de chaque personne me diminue également, car je ne fais qu’un avec toute l’humanité. Et donc, ne demandez pas pour qui sonne le glas, elle sonne pour vous. »
Pense aux autres
Quand tu prépares ton petit-déjeuner,
pense aux autres.
(N’oublie pas le grain aux colombes.)
Quand tu mènes tes guerres, pense aux autres.
(N’oublie pas ceux qui réclament la paix.)
Quand tu règles la facture d’eau, pense aux autres.
(Qui tètent les nuages.)
Quand tu rentres à la maison, ta maison,
pense aux autres.
(N’oublie pas le peuple des tentes.)
Quand tu comptes les étoiles pour dormir,
pense aux autres.
(Certains n’ont pas le loisir de rêver.)
Quand tu te libères par la métonymie,
pense aux autres.
(Qui ont perdu le droit à la parole.)
Quand tu penses aux autres lointains,
pense à toi.
(Dis-toi : Que ne suis-je une bougie dans le noir ?)
In Comme des fleurs d’amandiers ou plus loin © Actes Sud 2007, p.13
Gennady Golovaty dit :
Mais, les sans bras peuvent avancer.
« Nos silences ne nous protégeront pas. »
Ce train est en feu.
« Et surtout, laissez-les croire en eux, laissez-les être impuissants comme des enfants. Parce que la faiblesse est une grande chose, et la force n’est rien. Quand un homme vient de naître, il est faible et flexible. Quand il meurt, il est dur et insensible. Quand un arbre pousse, il est tendre et pliant. Mais quand c’est sec et dur, il meurt. La dureté et la force sont les compagnons de la mort. Pliance et faiblesse sont l’expression de la fraîcheur de l’être. Parce que ce qui a durci ne gagnera jamais. »
Rappelez-vous que la peur mange l’âme. Souvenez-vous du personnage Kafka qui voit « une potence être érigée dans la cour de la prison, pense à tort que c’est celle qui lui est destinée, sort de sa cellule dans la nuit, et descend et se pend.
Soyez comme des enfants. N’ayez pas peur de demander (vous-mêmes et les autres), ce qui est bon et ce qui est mauvais. N’ayez pas peur de dire que l’empereur n’a pas de vêtements. N’ayez pas peur de crier, de pleurer. Répétez (à vous-mêmes et aux autres) : 2+2=4. Noir est noir. Blanc est blanc. Je suis une personne, forte et courageuse. Une femme forte et courageuse. Un peuple fort et courageux.
La traduction a été adaptée de celle de Michelle Panchuk. Écoutez l’original d’Alla ici : https://doxajournal.ru/lastword-alla
Lire aussi : Le magazine étudiant DOXA dans le collimateur
Notes:
- Le tribunal du district de Basmanny à Moscou a émis une ordonnance de restriction de deux mois contre les quatre rédacteurs en chef, limitant sévèrement leurs déplacements et leur capacité à communiquer librement avec toute personne autre que leur avocat. Ils sont accusés d’« avoir incité au moins deux mineurs dans la perpétration d’actions illégales sur Internet.
- Gloria Jean Watkins (né le 25 Septembre, 1952), plus connu sous son nom de plume “bell hooks” , est une auteure américaine, professeure, féministe et activiste social . Le nom “cloche crochets” est emprunté à son arrière-grand-mère maternelle, Bell Blair Hooks.
- Littéralement : « Ose savoir ! ».
- Pilate, voyant qu’il allait provoquer une émeute, abandonna Jésus à la foule, se lava les mains devant celle-ci et déclara : “Je suis innocent du sang de ce juste, vous, vous y aviserez” ; Selon le philosophe Agamben, que « Pilate prononce ce que Nietzsche a défini comme la “boutade la plus subtile de tous les temps” : Qu’est-ce que la vérité ? ». À la réponse de Jésus – « la vérité vient du ciel » -, Pilate oppose une nouvelle question : « N’y a-t-il sur terre aucune vérité ? ».
- Pour qui sonne le glas – titre qu’Ernest Hemingway emprunte au poète John Donne
