L’idée de « violences urbaines » est, malgré son apparente dureté, une pensée molle. En effet, elle est trop vaste, trop vague pour pouvoir définir avec précision ce que nous sommes en train de vivre actuellement. Si les « violences urbaines », (c’est un terme qui est issu du langage policier), regroupent des choses très différentes, elles semblent toutes exploser en nombre et en intensité. Mais essayons d’y voir plus clair.


 

Se faire agresser depuis la rue quand on est à son balcon, se faire assommer dans son quartier puis dépouiller, recevoir des coups pour avoir conseillé le port du masque à d’autres voyageurs ainsi que toute une liste interminable de faits sont au quotidien de la vie des montpelliérains, tandis qu’à Paris des policiers reçoivent des coups de machette, à Vichy des jeunes s’en prennent à une femme enceinte, à Nice une dame tire des coups de revolver vers les forces de l’ordre, pendant que le client d’une laverie est passé à tabac à Soisy-sous-Montmorency, mais à Dunkerque, un individu gifle un bébé dans une poussette sous les yeux de son père, tandis qu’abondent au niveau national les cas de violences conjugales… À chaque jour suffit sa peine, dit-on, mais force est de reconnaître que les événements violents s’enchaînent et nous effraient.

Dans les actes que nous avons cités, nous en distinguons plusieurs types. On y trouve la violence utilisée pour affirmer son égo, sa virilité ; celle qui est un moyen de voler autrui, de s’accaparer quelque chose ; celle qui relève de la riposte ; celle qui est chargée de sens collectif (révolutionnaire, contestataire, communautaire) et enfin celle qui est liée à de réels problèmes mentaux individuels (comme l’agression du bébé dans sa poussette). Ces divers actes n’ayant pas de liens apparents entre eux, on pourrait en conclure qu’il n’y a pas d’amalgame à faire, on pourrait dire aussi simplement que ces violences relèvent en grande majorité du droit commun et pour certains, de la psychiatrie. Mais pourtant deux éléments du contexte global attirent l’attention : l’augmentation et la fréquence des cas d’une part, et de l’autre le climat sociétal, à la fois anxiogène et malsain, qui règne en France actuellement.

Sur la fréquence des agressions des mois derniers, y compris pour le mois en cours, nous ne disposons pas encore de statistiques officielles pour pouvoir comparer quantitativement, et seule est possible une appréciation qualitative au vu des articles publiés ou télévisés. Même si, selon les médias que l’on consulte, certains actes sont ignorés et d’autres mis en avant, exploités, la tendance à la hausse reste forte. Le recours à la violence a donc bien lieu de toutes parts. Il faut savoir toutefois que, excusez du peu, cette animosité est un mode de communication, certes rudimentaire, mais qui porte du sens, un message. La violence est bien une réaction spontanée, irréfléchie face à un obstacle, une opposition, un mal-être. Elle est d’autant moins légitime qu’elle est un processus qui devient vite irrémédiable, une sorte de spirale infernale. La violence réclame la vengeance, et la vengeance appelle la violence (comme à Dijon).

Considérée comme une manière de traiter les infractions avec le principe que le châtiment doit être égal à la faute, selon la loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent », la force (policiers, gendarmes, magistrats) suppose que l’ordre prévaut sur les personnes. Elle est un remède au désordre, devient ainsi la violence légitime de l’État, invoquée par un Gérald Darmanin ayant mal lu Max Weber. Cette violence légale peut-elle avoir une valeur dissuasive ? On sait bien qu’un comportement extorqué par la menace méprise la dignité de l’homme, son devoir de responsabilité et le traite comme objet et non comme personne.

Depuis plus de deux ans, la force opposée au mouvement des gilets jaunes (provocations, mutilations, arrestations, etc.) n’a cessé de poser questions. Certes, tout est à relativiser, car il y avait eu les grèves et les manifestations contre la loi travail, en 2016 et jusqu’en 2017, et il se passe bien pire dans beaucoup d’autres pays, mais on peut considérer que cette répression hebdomadaire a fait pénétrer en profondeur l’idée du recours à la brutalité dans nos esprits, par sa violence dite donc « légitime », consacrée par la loi, et par sa durée. Importante aussi, la surprenante gestion gouvernementale de la crise liée à la Covid-19. Un État qui apparaît incohérent, sans cesse en contradiction (masques, tests, médicaments), cherchant de toute évidence à préserver davantage l’économie que la santé des citoyens, faisant sans cesse retomber sur les personnes les erreurs que lui-même commettait en connaissance de cause (augmentation de la liberté de circulation pour faciliter les départs en vacances puis accusations de ces mêmes vacanciers de disséminer le virus). Les tests, aujourd’hui pratiqués en nombre important, révèlent un certain nombre de résultats positifs que l’on ne pouvait pas connaître, puisque jusqu’alors on ne testait pas, mais il y a pourtant moins d’hospitalisations et de décès, et les experts de l’État en tirent des conclusions étonnantes. D’autre part, si habituellement les prises d’intérêt sur les biens publics (énergie atomique, infrastructures autoroutières, ferroutage, privatisations, suppression de postes, cadeaux fiscaux ; etc.) ne posaient pas de problème entre deux élections, cette fois, c’est différent. Tout est visible et signalé, et les championnats de football, le tour de France, les jeux olympiques ou le tennis ne jouent plus leur rôle si commode d’anesthésiant, d’enfumage politique.

De tout cela, les conclusions qu’en tirent les gens sont doubles : pour une partie aisée et modérée de la population, tout va plus ou moins bien et on revotera pour le gouvernement en place ou ses avatars, gauche et écologistes compris, tandis que pour une partie en souffrance, en difficulté, que ce soient des difficultés financières ou conceptuelles, on ne vote plus (voir les dernières élections municipales) et on se débrouille comme on peut.

Et puis, pour nous tous, il y a l’angoisse, d’être malade, d’être à nouveau confinés, de ne pas pouvoir se soigner, de ne plus voir ses proches, de manquer de moyens, de nourriture, d’aide sociale, d’emploi, de chaleur humaine, d’être verbalisé par des forces de l’ordre que l’on en vient à exécrer et pour qui ce n’est pas facile tant les rôles sont mal définis. Face à des gens qui dans le bus, le Tram, demandent à leur voisin de mettre un masque, certains répondent à coups de phalanges. Toutes les situations relationnelles deviennent ainsi à haut risques (déplacements, prostitution, vie de couple, commerce, etc.), les tensions surgissent partout et la loi du plus fort gagne du terrain.

La balle est incontestablement dans le camp des services publics qui devraient ramener la paix, et non l’ordre, dans nos rues, nos quartiers. La population a perdu sa quiétude et se radicalise dans une violence aux formes multiples. De quoi sera faite la rentrée ? C’est, certes, une « bonne » question. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Thierry Arcaix

Illustration : Cangaceiros, Moss artiste, 2018.

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Thierry Arcaix a d’abord été instituteur. Titulaire d’une maîtrise en sciences et techniques du patrimoine et d’un master 2 en sciences de l’information et de la communication, il est maintenant docteur en sociologie après avoir soutenu en 2012 une thèse portant sur le quartier de Figuerolles à Montpellier. Depuis 2005, il signe une chronique hebdomadaire consacrée au patrimoine dans le quotidien La Marseillaise et depuis 2020, il est aussi correspondant Midi Libre à Claret. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages dans des genres très divers (histoire, sociologie, policier, conte pour enfants) et anime des conférences consacrées à l’histoire locale et à la sociologie.