À l’occasion de la visite (surprise) d’Emmanuel Macron à Marseille, nous publions l’article des chercheurs et paru le 14 mars dans The Conversation1. Ces chercheurs qui sont restés sept mois sur le terrain portent un autre regard sur la situation des cités marseillaises.


 

L’année 2023 a été particulièrement meurtrière à Marseille : selon des chiffres avancés par le procureur de la ville, au moins 49 personnes seraient mortes et plus d’une centaine auraient été blessées du fait de trafic de stupéfiants. Au point où le terme « narchomicides » est évoqué. Les médias ont été nombreux à couvrir ce phénomène qui semble dépasser les pouvoirs publics. Faisant un pas de côté, les anthropologues Dennis Rodgers et Steffen Jensen ont choisi d’explorer cette violence de manière plus large et plus contextualisée, en se basant sur un terrain de sept mois effectué entre 2021 et 2023 dans la cité Félix-Pyat.2

 

Il est courant de lire dans les médias que les cités de Marseille ont été « abandonnées » par l’État français. C’est une expression qui revenait aussi souvent dans nos conversations avec les habitants de Félix-Pyat, comme Selim, pour qui « le plus gros problème de Félix-Pyat, c’est l’abandon ».

Il faisait ici référence à l’apparente incapacité de l’État à résoudre les problèmes de la cité : « la violence, le trafic, la saleté, l’insalubrité, la criminalité, la pauvreté, les risques sanitaires… »

Quand on parcourt le quartier, il peut en effet apparaître abandonné. Le trafic est une présence très visible, et génère de nombreuses insécurités pour les habitants de la cité, comme nous l’avons décrit dans un article précédent. Les rues sont pleines d’ordures non ramassées, et de nombreux bâtiments sont aussi visiblement en mauvais état.

Cette insalubrité a de multiples effets nuisibles sur les habitants, comme nous avons pu le constater en discutant avec Mounia, une habitante du bâtiment B, au lendemain d’un incendie dans l’immeuble : « J’ai commencé à sentir la fumée, j’ai attrapé mes enfants et je suis sortie en courant. »

Heureusement le feu a été rapidement maîtrisé, mais elle nous a raconté que ses enfants avaient refusé de revenir tout de suite dans l’appartement car ils avaient « trop peur », et elle était inquiète pour leur santé mentale sur le long terme. « Ce n’est pas la première fois », nous a-t-elle dit, exaspérée, se plaignant du bailleur social gestionnaire du bâtiment, Marseille Habitat : « Ils ne réparent jamais rien, tout s’empire, il y a déjà eu des morts à cause des feux, il y en aura d’autres, c’est garanti… »

 

Un État-providence très présent

 

Pourtant, au-delà de l’état des bâtiments, nous avons constaté que l’État est bel et bien présent dans la cité. En témoigne par exemple cette conversation avec la directrice d’une association locale implantée dans la cité Félix-Pyat. En lui faisant part de notre recensement statistique qui montrait que 54 % des ménages de la cité dépendaient de l’assistance sociale, elle nous a expliqué pourquoi cela était particulièrement significatif.

Pour ce faire, elle nous a dessiné un croquis illustrant comment les vies des habitants de la cité étaient intrinsèquement liées aux institutions sociales : la Sécurité sociale, la CAF, les programmes de développement professionnel de Pôle emploi, les bailleurs de logement social, les services de santé, etc. Et de souligner les difficultés des familles du quartier à naviguer dans les méandres de la bureaucratie de l’État-providence français.

Les procédures d’accès à ces services publics demeurent également souvent absconses pour bien des usagers, et la numérisation progressive des services sociaux ajoute aux difficultés. Peu d’habitants ont accès à des supports informatiques autres que leurs téléphones, et beaucoup — surtout au dessus d’un certain âge — ne sont pas à l’aise avec cet outil. De fait, la crainte d’être privé d’une prestation — de la CAF, du chômage, du RSA — soit par méconnaissance ou parce qu’on pourrait commettre une erreur de procédure en demandant une prestation, est très répandue à Félix-Pyat.

Plus encore, tout engagement avec l’administration française se double d’une paranoïa tangible, et une grande partie du travail des associations locales dans la cité Félix-Pyat repose sur de « l’accompagnement ». Il s’agit d’aider les habitants de la cité avec leurs demandes et la préparation de leurs dossiers — également souvent en raison de problèmes de langue pour les non-francophones — et d’éviter des sanctions qui sont vécues comme une menace constante et souvent arbitraire.

 

Un État bifurqué ?

 

Cette omniprésence — que l’on peut de plus qualifier d’oppressive — de l’État-providence dans la vie intime des habitants de Félix-Pyat s’accorde a priori mal avec l’idée que la cité a été « abandonnée ». Mais ce paradoxe peut en partie s’expliquer par l’existence d’une forme de cloisonnement dans les modes d’intervention de l’État français vis-à-vis de lieux comme Félix-Pyat. D’un côté, il y a le social, de l’autre, le sécuritaire.

En parcourant des documents relatifs à la politique de la ville à Marseille, nous avons ainsi constaté que ces derniers sont dépourvus de références aux questions de criminalité et de délinquance. Les mots « crime », « délinquance », « sécurité » ou « insécurité » sont même complètement absents des textes que nous avons consultés, qui se focalisent plutôt sur des thèmes tels que le « service au public », la « transition écologique », le « soutien aux associations », le « logement et cadre de vie », le « développement économique », « l’inclusion sociale », « l’éducation », ou bien « l’emploi et insertion professionnelle », entre autres.

Cela peut sembler à première vue très étrange compte tenu de l’importance des questions sécuritaires dans les discours officiels concernant les cités de Marseille (et d’ailleurs). Mais il existe en fait un phénomène que nous pourrions qualifier de « bifurcation » entre l’action sociale et l’action sécuritaire de l’État français, comme nous l’a expliqué une personne chargée des questions de politique de la ville associée à la Préfecture de Marseille : « Les questions de sécurité, ça a un côté très régalien. C’est la police nationale qui… s’en charge… Nous, au niveau de la politique de la ville ou des compétences exercée par les collectivités territoriales, on n’a pas ce volet sécurité… enfin, ce n’est pas un objectif… Nous on va être… sur le volet social ».

De la même façon, lors d’un entretien avec un policier du IIIe arrondissement, il nous a clairement affirmé que la police estimait également que la sécurité n’avait rien à voir avec les questions sociales : « la police ne fait pas du social ».

Dans de nombreux autres contextes à travers le monde, une telle séparation des domaines d’intervention n’existe pas. La police travaille en étroite collaboration avec les systèmes de protection sociale, par exemple par le biais d’initiatives de police de proximité. Au Danemark, par exemple, l’unité de police chargée de promouvoir la sortie d’individus des gangs vise à développer des relations personnelles avec des membres de gangs, travaillant en tandem avec les travailleurs sociaux.

En France, depuis 2003, ce genre d’initiative a été abandonnée, et remplacée par une forme très différente de maintien de l’ordre. Cette dernière n’est plus basée sur le développement d’un rapprochement avec les communautés locales, mais plutôt sur une stratégie qui vise à les contrôler à travers l’emploi régulier de la force.

 

Une incertitude généralisée

 

Cette approche policière est particulièrement bien incarnée par les multiples interventions — ou « descentes » — qui sont effectuées à Félix-Pyat par toute une pléthore de différents types de police — CRS, police municipale, police nationale — que nous avons nous-mêmes constatés plusieurs fois par semaine.

Même si ces interventions n’aboutissent que très rarement à des arrestations — qui se font généralement uniquement sur la base d’informations précises — elles suscitent une inquiétude généralisée au sein de la cité, car elles sont perçues comme imprévisibles et arbitraires.

Cette dynamique sécuritaire particulière s’inscrit dans le courant de la « stratégie de pilonnage » annoncée en 2021 par Gérald Darmanin, le ministre de l’intérieur français, pour lutter contre le trafic de drogue, mais elle peut aussi être reliée au discours politique plus large du besoin d’une « reconquête républicaine » que le président de la République Emmanuel Macron a lancée en 2018.

Celui-ci identifie un certain nombre de zones urbaines en France — dont Félix-Pyat — comme des « territoires perdus de la République », où séviraient des attitudes et des pratiques criminelles, anti-républicaines, et anti-françaises, un discours qui peut clairement servir à légitimer la mise en œuvre toujours plus intense de nouvelles formes de maintien de l’ordre répressives afin de les « reconquérir ».

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Photo archive AFP. Un policier dans la cité de La Castellane, dans les quartiers nord de Marseille.

Notes:

  1. The Conversation est un média indépendant en ligne et sans but lucratif, qui propose des articles de vulgarisation traitant de l’actualité et provenant directement de la communauté universitaire et plus largement du monde de la recherche.
  2. Située au cœur du IIIe arrondissement marseillais, elle est souvent décrite comme l’une des plus difficiles de la préfecture des Bouches-du-Rhône. Les habitants évoquent une forme d’abandon de l’État, pourtant celui-ci paraît omniprésent.