Habituellement le client a toujours raison, on le sait bien parce qu’habituellement ce sont nous les clients. On y passe tous un jour à la caisse. Le chariot plein et la tête vide, impatient, incrédule, moqueur, serviable, compatissant, infect… sommes-nous vraiment nous-même dans cette peau de client ? La réponse à cette question se trouve peut-être dans le petit journal de Natalia, une étudiante montpelliéraine qui travaille comme caissière pour joindre les deux bouts.


On voit souvent les caissières comme des voleuses mais ce sont surtout des témoins. Le feuilleton commence le 18 mars 2020, 24h après que la France ait adopté les mesures de confinement pour lutter contre le Covid-19. On aimerait bien vous le dire, mais à l’heure qu’il est, on ne sait pas trop quand il va se terminer ce feuilleton.


Mardi 24 mars 2020

Tout à l’heure je me suis brûlée. Maintenant, chaque fois que je me colle au radiateur pour arrêter le froid qui m’élance la chaleur se répercute au creux de mon doigt, là où la peau s’est abîmée.

Je n’arrive pas à dormir. Le monde est à l’envers. Il l’était déjà avant, mais ses coutures retournées commencent à craquer.

Je voudrais m’anesthésier pour les six semaines à venir et me réveiller comme d’un très long sommeil.

Les clients défilent derrière la vitre de protection. Ils essuient leur morve contre celle des autres en se collant à elle quand ils me parlent. Peu importe, qu’ils tombent malades, ça n’est plus de mon ressort.

Il y en a eu un gros, rouge, l’air stupide, qui a passé sa tête sous la vitre pour me parler parce qu’il ne m’entendait pas. Sa brillante idée lui a permis de m’entendre très distinctement quand je l’ai salement rembarré : « si on met des vitres de protection c’est pas pour que les gens s’amusent à passer en dessous hein ».

Il s’est rengorgé et offusqué comme un coq plein de coups de soleil pataugeant dans un pot de crème autobronzante. La file infinie de clients derrière lui a pris un air un peu intimidé et estomaqué de mon audace. Heureusement, ma patronne a éclaté d’un rire sonore et elle a gentiment aplati la situation d’une excuse en l’air.

Comme on a mis en place un service de courses à emporter (un « drive »), j’ai préparé ses courses à la mère de ma patronne. À chaque fois qu’elle vient voir sa fille au magasin elle reste longtemps assise au soleil sur la petite table devant la vitrine, à fumer des clopes en se prélassant.

Ma patronne m’a dit que sa mère était déprimée à cause du gouvernement, et je suis bien d’accord avec elle. Je fais ses courses avec application.

Aujourd’hui je mange des bananes et je bois du café au lait d’amande. Mon cerveau n’ayant pas été dévoré par les clients, je vais pouvoir mener ma passionnante vie d’enfermée.

Le travail s’est changé en suce-personne. J’ai l’impression d’être la mère protectrice responsable de la bonne santé de chacun de ces idiots de clients incapables de respecter les quelques règles de sécurité mises en place lors de leur unique sortie de la semaine.

 

Oxicorde dr

 

Je suis à sec de café et de cigarettes, je dois sortir en racheter.

Dehors il n’y a que des fous. Les rats de la ville et des souterrains ont pris possession de l’espace déserté par la population. Un SDF m’interpelle poliment pour me demander d’appeler le 115, puis de taper 3 : recherche d’abri en temps de confinement.

Comme de juste, personne ne répond, et je suis obligée de l’abandonner à son sort au bout de 5 minutes de sonneries dans le vide.

Munie de mon café et de mes cigarettes, je m’enferme pour ne plus bouger de la semaine. J’ai froid et j’ai la nausée. Je suis peut-être malade mais je crois qu’en fait de maladie je n’ai que celles de la solitude et du dégoût.

Vendredi 27 mars 2020

Hier j’ai laissé mon ordinateur me dévorer, alors aujourd’hui j’ai décidé de le faire taire. J’ai rêvé que j’étais au village, en Ukraine. Le soleil était chaud et lourd, la route de terre sèche encadrée d’herbes jaunies, griffues et indisciplinées. Je me calme et j’essaye de prendre mon mal en patience. Ici il fait gris, j’aurais préféré rester au village.

Peut-être que finalement la guerre ce ne sont que les violences sous-jacentes refaisant surface pour cracher leur venin au visage du monde qui fait mine de les oublier, de s’en être défait. La tante de ma colocataire se meurt d’un cancer du poumon, elle va passer l’arme à gauche d’ici quelques heures.

La mort nous poursuit sans nous laisser de répit. Je ne sais pas si je dois l’ignorer comme une insolente qu’on fait taire ou l’inviter dans mon lit pour m’habituer à sa présence.

Samedi 28 mars 2020

La tante est morte cette nuit à 2h du matin, seule à l’hôpital. Elle sera également seule à s’enterrer. Ma colocataire rentre du travail en semant ses larmes jusqu’entre mes bras. J’essaye de la réconforter.

Pour la première fois depuis une dizaine de jours il fait beau. Nous allons déjeuner sur le toit-terrasse. Deux tourterelles entrent dans notre appartement par la fenêtre pendant que nous n’y sommes pas. Elles picorent une assiette sale, se posent sur le rebord du lave-vaisselle puis s’envolent.

Je trompe mon ennui sur les rebords d’une pizza ronde et chaude comme le soleil.

Natalia

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