La doctrine de Bibi — sa conviction qu’il pouvait contrôler le Hamas — a mis en péril la sécurité d’Israël et a maintenant provoqué une guerre sanglante.


 

Par Seymour M. Hersh1

ll y a plusieurs dizaines d’années, j’ai passé trois ans à écrire The Samson Option (1991), un exposé sur la politique non déclarée des présidents américains, depuis Dwight Eisenhower, qui consistait à détourner le regard alors qu’Israël entamait le processus de construction d’une bombe atomique. Le bien ou le mal d’Israël, au lendemain de l’Holocauste, n’était pas l’objet du livre.

Ce que je voulais dire, c’est que ce que faisait l’Amérique était connu dans tout le tiers monde, comme on l’appelait à l’époque, et que notre duplicité faisait de nos inquiétudes concernant la dissémination des armes nucléaires un autre exemple de l’hypocrisie américaine. Depuis lors, d’autres ont entrepris des études beaucoup plus complètes, car certains des documents israéliens et américains les plus confidentiels ont été rendus publics.

J’ai choisi de ne pas me rendre en Israël pour effectuer mes recherches, de peur d’enfreindre la loi israélienne sur la sécurité nationale. Mais j’ai trouvé des Israéliens vivant à l’étranger qui avaient travaillé sur le projet secret et qui étaient prêts à me parler une fois que j’ai indiqué que j’avais des informations provenant des dossiers des services de renseignement américains. Ceux qui ont travaillé sur ces documents hautement confidentiels sont restés fidèles à Israël, et certains d’entre eux sont devenus mes amis de toujours. Ils sont également restés en contact étroit avec d’anciens collègues restés en Israël.

Voici un compte rendu des événements horribles survenus la semaine dernière en Israël, tel qu’il est perçu par un vétéran de l’appareil de sécurité nationale israélien ayant une connaissance approfondie des événements récents.

La chose la plus importante que je devais comprendre, m’a dit un insider israélien c’est que le Premier ministre Benjamin Netanyahou

« est fini. C’est un mort-vivant. Il ne restera en fonction que jusqu’à ce que les tirs s’arrêtent … peut-être encore un mois ou deux ».

Il a été Premier ministre de 1996 à 1999, puis de 2009 à 2021 en tant que chef du parti de droite Likoud, avant de revenir pour un troisième mandat à la fin de l’année 2022. « Bibi a toujours été opposé aux accords d’Oslo de 1993, qui donnaient initialement à l’Autorité palestinienne le contrôle nominal de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Lorsqu’il est revenu au pouvoir en 2009, « Bibi a choisi de soutenir le Hamas » comme alternative à l’Autorité palestinienne, « il leur a donné de l’argent et les a installés à Gaza ».

Un accord a été conclu avec le Qatar, qui a commencé à envoyer des centaines de millions de dollars aux dirigeants du Hamas avec l’approbation d’Israël. Cet insider m’a dit que « Bibi était convaincu qu’il aurait davantage de contrôle sur le Hamas avec l’argent du Qatar » — leur permettant de tirer occasionnellement des roquettes sur le sud d’Israël et d’avoir accès à des emplois à l’intérieur d’Israël — qu’il n’en aurait avec l’Autorité palestinienne. Il a donc pris ce risque.

« Ce qui s’est passé cette semaine », a déclaré l’insider, « est le résultat direct de la doctrine de Bibi selon laquelle on peut créer un Frankenstein et le contrôler. »

L’attaque du Hamas était le résultat direct d’une décision prise par Bibi, malgré les protestations des commandants militaires locaux, « d’autoriser un groupe de colons orthodoxes à célébrer Souccot en Cisjordanie ».

Souccot est une fête annuelle d’automne (fête des récoltes) qui commémore le voyage ancestral des Juifs dans les profondeurs du désert. Il s’agit d’un festival d’une semaine qui est célébré par la construction d’une structure extérieure temporaire connue sous le nom de soukka, dans laquelle tous peuvent partager la nourriture de leurs ancêtres et se mettre viscéralement en contact avec la saison des récoltes.

Cette demande a été formulée à un moment de tension extrême à la suite d’un autre incident survenu en Cisjordanie, au cours duquel des colons juifs, selon l’Associated Press, « se sont ruées dans une ville dangereuse » le 6 octobre et ont tué un jeune homme arabe de 19 ans. La mort du jeune homme, ajoute le rapport de l’AP, « a marqué le dernier épisode en date d’une recrudescence des combats israélo-palestiniens qui, jusqu’à présent, ont tué près de 200 Palestiniens cette année, soit le bilan annuel le plus élevé depuis une vingtaine d’années ».

Les autorités militaires israéliennes locales, avec l’approbation de Netanyahu, ont ordonné à deux des trois bataillons de l’armée, comptant chacun environ 800 soldats, qui protégeaient la frontière avec Gaza, de se concentrer sur la fête de Souccot.

« Il ne restait donc plus que 800 soldats, m’a dit l‘insider,

« pour assurer la garde des 51 kilomètres de frontière entre la bande de Gaza et le sud d’Israël. Cela signifie que les citoyens israéliens du sud ont été laissés sans présence militaire israélienne pendant dix à douze heures. Ils ont été laissés à eux-mêmes. Et c’est pourquoi Bibi est fini. Cela prendra peut-être quelques mois, mais il est fini ».

L’insider a qualifié l’attaque dans le sud d’Israël de « grand échec militaire dans l’histoire d’Israël » et a souligné que « seuls des soldats ont été tués lors de la guerre de 73 » — l’attaque surprise du Yom Kippour au cours de laquelle Israël a été brièvement envahi par les troupes égyptiennes et syriennes.

« Samedi dernier, vingt-deux colonies du sud ont été contrôlées par le Hamas pendant des heures, et ils sont allés de maison en maison, massacrant femmes et enfants. »

Il y aura une réponse militaire, a déclaré l’insider, notant que 360 000 réservistes ont été appelés.

« La stratégie fait l’objet d’un grand débat. Les forces spéciales de l’armée de l’air et de la marine israéliennes sont prêtes à intervenir, mais Bibi et les dirigeants militaires ont toujours privilégié les services de haute technologie. L’armée régulière a été utilisée principalement comme agents de sécurité en Cisjordanie… La réalité est que les forces terrestres ne sont pas entraînées au combat. Ne vous méprenez pas : on a confiance dans l’esprit des troupes, mais pas dans leur capacité à réussir dans la “situation spéciale” à laquelle les soldats seraient confrontés lors d’un assaut terrestre dans les ruines de la ville de Gaza lourdement bombardée. »

Les réservistes suivent actuellement une formation accélérée et une décision pourrait être prise d’ici la fin de la semaine, a déclaré l‘insider. En attendant, les bombardements actuels de cibles civiles — immeubles d’habitation, hôpitaux et mosquées — n’incluent plus une protection symbolique des civils. Lors des attaques précédentes sur la ville de Gaza, l’armée de l’air israélienne larguait souvent une petite bombe sur le toit d’une installation civile à cibler — c’est ce qu’on appelait « un coup sur le toit » — qui devait théoriquement alerter les non-combattants pour qu’ils fuient le bâtiment. Ce n’est pas le cas dans les raids de bombardement actuels, qui ont lieu 24 heures sur 24.

En ce qui concerne une attaque terrestre, l’insider m’a dit qu’une alternative brutale était à l’étude, que l’on pourrait décrire comme l’approche de Leningrad, en référence au célèbre effort allemand pour affamer la ville aujourd’hui connue sous le nom de Saint-Pétersbourg pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le siège nazi a duré près de 900 jours et a fait au moins 800 000 morts, voire beaucoup plus. On sait que les dirigeants du Hamas et une grande partie de ses effectifs « vivent dans la clandestinité », et l’objectif d’Israël est de détruire le plus grand nombre possible de ces effectifs « sans tenter une attaque traditionnelle de maison en maison ».

L’insider a ajouté que certains Israéliens ont été « préoccupés » par les déclarations initiales des dirigeants mondiaux en Allemagne, en France et en Angleterre qui ont avoué, dans un cas par l’intermédiaire d’un assistant, leur soutien total à une réponse immédiate, mais ont ajouté qu’elle devrait être guidée par l’État de droit. Le président Biden a renforcé ce point lors d’une apparition imprévue à une conférence de la Maison Blanche réunissant des dirigeants juifs mercredi, en déclarant qu’il avait récemment dit à Netanyahu : « il est vraiment important qu’Israël, avec toute la colère et la frustration et juste — je ne sais pas comment l’expliquer — qui existe, fonctionne selon les règles de la guerre — les règles de la guerre. Et il y a des règles de la guerre ».

L’option actuellement envisagée, m’a dit l’initié israélien, est de poursuivre l’isolement de la ville de Gaza en termes d’alimentation électrique et de livraison de nourriture et d’autres biens vitaux.

« Le Hamas ne dispose plus que de deux ou trois jours d’eau purifiée et cela, ajouté au manque de nourriture, pourrait suffire à faire sortir tout le Hamas. À un moment donné, a-t-il ajouté, Israël pourrait être en mesure de négocier la libération de certains prisonniers – des femmes et des enfants – en échange de nourriture et d’eau. »

« Le grand débat d’aujourd’hui, a-t-il déclaré,

« est de savoir s’il faut affamer le Hamas ou tuer jusqu’à 100 000 personnes à Gaza ». L’une des hypothèses israéliennes est que le Hamas, qui a reçu jusqu’à 1,6 milliard de dollars du Qatar depuis 2014, veut être perçu comme un État souverain qui prend soin de son peuple. Il poursuit : « Maintenant que le président Biden dit qu’ils sont un État terroriste, le Hamas peut avoir des raisons de vouloir être perçu comme moins hostile et il pourrait y avoir une chance pour une discussion calme et rationnelle sur les prisonniers – et une libération de certains de ses otages israéliens, en commençant par les femmes et les enfants. »

Les autres prisonniers seront traités comme des prisonniers de guerre, a-t-il ajouté, et leur libération pourrait être négociée, comme cela s’est déjà produit par le passé.

Mais plus nous voyons la brutalité du Hamas à la télévision et plus le Hamas est considéré comme un autre ISIS2, plus le temps presse », a ajouté l’initié.
La réalité, a-t-il ajouté, est que le Hamas n’est pas rationnel et est incapable de négocier, et le Qatar n’interviendra pas. Et, à moins d’une intervention internationale ou d’une tierce partie, il pourrait y avoir une invasion terrestre générale avec des morts innombrables dans tous les camps et parmi tous les prisonniers.

La décision d’envahir en force appartient à Israël, et elle n’a pas encore été prise.

 

La source originale de cet article est Seymour Hersh Substack

Traduction Mondialisation.ca, 19 octobre 2023

Notes:

  1. Seymour Hersh est un journaliste américain, né le 8 avril 1937 à Chicago, spécialisé dans les affaires militaires et les services secrets. Il écrit notamment pour The New Yorker et le New York Times. Il est à l’origine de nombreuses révélations, comme le Projet Jennifer.
  2. L’Intranet Sécurisé Interministériel pour la Synergie gouvernementale (ISIS) est le premier système d’information sécurisé permettant l’échange et le partage de documents relevant du secret de la défense nationale entre acteurs gouvernementaux. Isis C’est l’outil de travail quotidien entre acteurs gouvernementaux (cabinets ministériels, grandes directions, préfectures, centres opérationnels) pour traiter de sujets sensibles jusqu’au niveau confidentiel défense. Il constitue également l’outil de conduite de l’action gouvernementale en situation d’urgence ou de crise.
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