L’idée du revenu de base inconditionnel remonte a une filiation idéologique complexe. La généalogie de cette idée s’enracine dans divers textes philosophiques. Sans remonter à l’Utopia de Thomas More (1516), plusieurs filiations très différentes peuvent être retracées.


 

La première édition de l’Utopia de Thomas More juxtapose une illustration de l’île d’Utopie et un échantillon de son alphabet.

 


La filiation utopiste et  sociale : s’affranchir du travail et de la pauvreté


 

Le revenu de base correspond à une bonne partie des objectifs de la gauche : il permet de lutter contre la pauvreté, il favorise les activités culturelles, laisse le choix de travailler, etc.

 

Thomas Paine (1737-1809)

L’intellectuel anglais Thomas Paine, proche des Girondins pendant la Révolution française, théorise le revenu de base en 1795 dans La Justice Agraire : il développe l’idée d’un « patrimoine naturel commun », et propose qu’un fonds national verse une allocation « à titre d’indemnité du droit naturel » à tous les paysans frappés par l’enclosure (la privatisation des terres cultivables qui a déclenché la paupérisation et l’exode vers les villes).

 

Karl Marx (1818-1883)

Elle s’inspire des Grundrisse, ces textes où Karl Marx imagine une société débarrassée du salariat, où les machines seules assureraient la création de richesses qui seraient reversées sous la forme d’un « revenu socialisé universel » :

« La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume du travail fourni. »

 

Jacques Duboin (1878-1976)

Le député radical Jacques Duboin est, en France, considéré comme le père du revenu universel. Dans les années 30, il a proposé d’instaurer un revenu qui ne correspondrait plus à la « valeur » du travail mais aux besoins, aux désirs et aux aspirations des citoyens.

 

André Gorz (1923-2007)

Le philosophe André Gorz, d’abord hostile à l’idée d’un revenu inconditionnel, devient un de ses fervents avocats. Il prend conscience de la disparition de la « valeur-travail » (les gens ne veulent plus se sacrifier pour lui) et de la vanité de la poursuite du plein-emploi. Il juge donc nécessaire d’imaginer une société qui ne soit pas centrée autour du travail.

Gorz  vante cette allocation comme un outil renforçant les pouvoirs des citoyens : « Elle doit donner  aux individus des moyens accrus de se prendre en charge, des pouvoirs accrus sur leur vie et leurs conditions de vie ». Notamment, elle doit permettre de refuser le travail et les conditions de travail indignes…

Le revenu de base est l’un des objectifs de l’écologie politique, dont Gorz est une des principales figures.

 

Yoland Bresson (1942-2014)

Yoland Bresson est un économètre qui a travaillé sur la « valeur-temps ». Et qui a établi que dans le jeu économique, une partie de la valeur est liée au temps disponible. Par conséquent, tout le monde devrait recevoir une somme correspondant à cette valeur du temps.

Autre justification du revenu minimum : Bresson constate que la production de richesse est en partie liée aux infrastructures et au capital humain (l’ensemble des connaissances, du  savoir faire…) accumulé par nos ancêtres : cela explique 14 % de la richesse produite en France. Cette rente, qui reflète un lien entre les générations, ne devrait pas être captée par quelques-uns, mais au contraire distribuée à tous. Cela correspond à 400 euros par habitant. Avec le belge Philippe Van Parijs, il fonde en 1984 le « Basic income european project ». Et en 1987, il fonde en France L’Aire, l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence.

 


La filiation libérale : un instrument au service du marché


 

Côté libéral, l’idée du revenu de base (appelé « impôt négatif ») n’est pas de créer une intervention étatique au profit des plus démunis : c’est au contraire de limiter l’intervention de l’État. Ce dernier se contenterait de garantir un revenu minimum socialement acceptable, mais le marché se chargerait de tout le reste…  L’État renonce ainsi à chercher le plein-emploi.

 

Milton Friedman (1912-2006)

C’est le pape de la pensée néolibérale, Milton Friedman, qui dans les années 1960, ancre l’idée dans ce courant de pensée en proposant un « impôt négatif » (en réalité, c’est Juliet Rhys-Williams [1898-1964] qui a développé l’idée dans les années 40, mais on oublie toujours les femmes…)

Pour Friedman, il s’agit d’éviter les effets pervers des allocations sociales qui nourrissent des mentalités d’assistanat et les cadeaux électoraux. L’impôt négatif est un mécanisme neutre, qui ne perturbera pas le marché : on donne du cash, pas des tickets de rationnement, et on n’oriente donc pas les choix des individus.

De nombreux libéraux, après lui, ont défendu l’idée. En France, c’est le cas d’Alain Madelin (né en 1946) ou encore de l’essayiste Gaspard Koenig (né en 1982).

 

Friedrich Hayek (1899-1992)

Dans  « Law, Legislation and Liberty », Friedrich Hayek, l’autre gourou des libéraux, défend à son tour l’idée avec une motivation dont l’interprétation fait encore l’objet de discussions : un revenu minimum, dit-il, « apparaît non seulement comme une protection tout à fait légitime contre un risque commun à tous, mais aussi comme un élément nécessaire de la Grande Société dans laquelle l’individu n’a plus de demande spécifique à adresser aux membres d’une communauté dans laquelle il est né ». On comprend que le revenu de base est un perçu comme un instrument d’émancipation individuel.

 

Michel Foucault (1926-1984)

On sera surpris de voir apparaître Foucault dans la catégorie des arguments libéraux. Vers la fin des années 1970, Foucault s’intéresse au néolibéralisme. Dans sa leçon du 7 mars 1979 au Collège de France, consacrée à l’impôt négatif, il défend l’idée du revenu de base en reprenant les arguments libéraux de la neutralité de cette subvention accordée en évitant « toutes ces investigations bureaucratiques, policières, inquisitoires », et qui permet d’éviter la traditionnelle distinction entre « les bons pauvres et les mauvais pauvres, ceux qui ne travaillent pas volontairement et ceux qui sont sans travail pour des raisons involontaires ».

 

Pascal Riché