À Sète, du dimanche 12 janvier au dimanche 19 janvier, la visite de Valère Novarina a occupé la semaine de l’artiste novatrice Lydie Parisse* qui vient de lui dédier son essai critique Voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain (Classiques Garnier, 2019), en écho au texte de Novarina, Voie négative, paru en 2017. Au-delà des conventions profanes habituelles, Lydie Parisse évoque à partir de ce spectacle la dimension sacrée chère à Peter brook qui se crée entre le public et les acteurs.

L’Animal imaginaire, créé par l’auteur au Théâtre de la Colline en octobre 2019 et joué au Théâtre Molière à Sète, nous confronte aux habituelles clowneries métaphysiques des acteurs novariniens, à leur phrasé jaillissant, à leur jeu rapide, à la manière de la mécanique comique de Labiche. L’enchaînement permanent, pendant près de trois heures, de situations nouvelles, nous renvoie davantage à l’univers du cirque et du Nouveau Théâtre qu’à la pratique du silence et de la voie négative, dont pourtant ce théâtre se nourrit et se réclame : le spectacle s’ouvre par un hommage aux paroles intérieures de Jeanne Guyon.

Que l’écriture de Novarina naisse de la contemplation, d’une rupture radicale face aux discours convenus sur le temps, sur l’espace, sur l’actualité, ne fait aucun doute, et d’un spectacle à l’autre, les scènes qui fustigent le langage mort de la communication, du journal télévisé, des auteurs à succès et des campagnes électorales ont toujours le même potentiel comique. Mais la scène est le lieu de tous les paradoxes, comme le souligne le nom de la compagnie de Novarina, « l’Union des contraires ».

La succession rapide des numéros, des performances d’acteurs amène les spectateurs à lâcher-prise, à rire sans savoir pourquoi, à comprendre sans comprendre, à pratiquer une forme de l’attention qui est suspension de la pensée, à expérimenter une sorte de passage à la ligne à travers les situations concrètes proposées par les comédiens, car « pour les acteurs, ce qui importe, ce n’est pas la bouche, c’est l’oreille », explique Novarina lors de la rencontre avec le public.

S’imprégner des parlers ordinaires, c’est une manière d’incarner le texte. Savoir apparaître, surgir est le propre de ses acteurs, qui franchissent avant chaque entrée, entre les coulisses et le plateau, une ligne invisible, une sorte de limite interdite. Ces apparitions-disparitions sont favorisées par les jeux de glissement des toiles peintes carrées derrière lesquels les acteurs se cachent, autant d’œuvres de Novarina, comme celles qui sont exposées en parallèle à la Chapelle du Quartier haut jusqu’au 9 février.

Dans le spectacle, il n’y a qu’une toile qui n’est pas de Novarina : une reproduction en grand format d’un tableau de la collection de l’Art brut de Lausanne. Les toiles de fond sur fond noir, statiques pendant le spectacle sont des agrandissements de tableaux de Novarina et jouent le rôle de portes : certains motifs géométriques renvoient à des objets scéniques, tels un rectangle peint figurant le bois dont la croix est faite, une planche du même format que Richard Pierre exhibera à la fin de la pièce.

Car il ne faut pas oublier que nous sommes dans le contexte d’un théâtre sacré, au sens où Peter Brook l’entendait dans L’Espace vide. Un théâtre qui est revisitation comique de rituels, mais qui mène, à travers une méditation sur la mort et la résurrection, à la Cène finale où les comédiens attablés sont invités à la manducation de l’invisible, et à une prière joyeuse. « Écrire, façon de prier », écrivait Kafka.

Je garderai en mémoire ce moment d’accrochage des toiles dans la Chapelle du Quartier Haut, le lundi 13 janvier, où j’ai vécu la rencontre fortuite, devant une sortie de secours, d’un tableau de Dormition de Novarina et d’un message d’éveil. Novarina prolongeait au pinceau, à l’acrylique doré, le motif d’un tableau de deux mètres sur deux placé devant une porte du même format.

Tandis que la signalisation lumineuse « sortie » luisait au-dessus du tableau noir, et que le peintre faisait déborder le tableau sur le mur, j’ai pensé à un homme que j’avais rencontré des années plus tôt dans une file d’attente du hall de la gare de Toulouse. Cet homme portait une énorme valise et m’a dit qu’il partait en retraite chez les chamanes en Amérique du sud. Il m’avait glissé à l’oreille, d’un air entendu et joyeux : « On peut sortir ! ». En 1989 déjà, dans Le Théâtre des paroles, Novarina écrivait : « J’ai vécu des états de sortie d’homme ». Cette phrase, reprise dans L’Animal imaginaire, nous lance à nouveau cet appel à la liberté. Qu’en est-il de cet « Animal imaginaire » : n’est-ce pas aussi une image de nous-mêmes ?

Lydie Parisse

 

L’Animal imaginaire, pièce de V. Novarina jouée le 15 et le 16 janvier au Théâtre Molière à Sète.

L’Acte de la parole, exposition de peintures de V. Novarina, jusqu’au 9 février, de 11 à 18h.

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Lydie Parisse est écrivaine, metteuse en scène, plasticienne et maîtresse de conférences à l’université de Toulouse 2. Elle vit entre Toulouse et Sète. Depuis 2009, elle a publié à l’Entretemps et aux éditions Domens cinq pièces de théâtre et un roman qui vient de paraître, L’Opposante de la presqu’île, ainsi que cinq essais aux Classiques Garnier sur la littérature et l’écriture dramatique moderne et contemporaine (dont Beckett, Lagarce, Novarina), le dernier ayant pour titre Les Voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain. Sa recherche théorique et sa pratique artistique sont intimement liées. Depuis quelques années, elle s’intéresse aux chambres : un thème transversal qui s’invite dans ses textes, ses réalisations plastiques, ses spectacles. La question de la vie intérieure face à l’extrême, et d’un certain lexique tombé en désuétude pour la décrire, affecte sa recherche transdisciplinaire, qui s’intéresse notamment aux philosophies de la voie négative et à ses liens avec l’individu contemporain.