C’est la fête du « tripalium », cet instrument de torture moyenâgeux à trois pals auquel nous sommes si attachés. Ce « tripalium », qui est la mesure de notre vie, qui nous fait tant souffrir alors qu’il pourrait nous transformer en creators, faire en sorte que notre liberté ne soit pas une liberté vide.


 

Dans ma chambre, pour la première fois depuis le Grand Confinement, je me dis qu’aujourd’hui 1er mai c’est la fête du travail, mais que personne ne fera la fête. Pour ceux qui sont en télétravail, n’est-ce pas depuis deux mois un peu la fête du travail ? On ne compte pas ses heures passées dans les mails et les réunions par visioconférence, mais les aspérités des horaires, des transports, des fatigues nerveuses et relationnelles (chez les enseignants par exemple) ont disparu. Des jeunes le disent : quelle joie de ne plus aller au travail, quelle joie de ne plus se faire exploiter, être son propre maître, enfin ! Ils disent, comment des gens peuvent-ils regretter leur servitude ? Et parfois, ils s’emportent aussi, les jeunes, ils disent, décidément l’humanité ne mérite pas de vivre ! Oubliant qu’eux aussi ils appartiennent à cette même humanité.

Et je pense à Simone Weil qui écrivait :

« On ne peut en finir avec la nécessité, comme on ne peut en finir avec le négatif, avec la mort, c’est la rançon de la liberté ».

Dans ma chambre, pour la première fois depuis le Grand Confinement, je me dis que je n’ai rien écrit depuis dix jours, accaparée par de lourdes tâches qui m’ont pris tout mon temps, en télétravail justement, je sais pourtant que je fais partie des privilégiés, de ceux qui n’ont pas à se déplacer sur le terrain, pas comme ma copine aide-soignante. Mais tout de même, dix jours que je n’ai rien écrit, dix jours que je n’ai posé aucun jalon dans la dérobade des jours qui tous se ressemblent, dix jours d’enfermement dans mon travail, où j’ai la chance d’œuvrer, de créer, de rencontrer, j’en suis arrivée là au prix de décennies d’activité acharnée, sans week-ends, sans vacances.

Et je ne peux m’empêcher de penser à celles, à ceux qui continuent à travailler au péril de leur vie, à ceux, à celles qui vont rester sur le carreau de la crise, au monde culturel gelé, aux artistes qui vont se trouver privés de ressources. Et je me dis que pour la première fois depuis longtemps, la fête du « travail » n’aura pas lieu, la fête du « tripalium », cet instrument de torture moyenâgeux à trois pals auquel nous sommes si attachés. Ce « tripalium », qui est la mesure de notre vie, qui nous fait tant souffrir alors qu’il pourrait nous transformer en creators, faire en sorte que notre liberté ne soit pas une liberté vide.

Et je pense à Simone Weil, ouvrière d’usine aux côtés de ceux qui œuvrent, qui sont à l’ouvrage, qui créent une œuvre, les « ouvriers », ce mot qui dérange tant, ce mot qu’on voudrait noyer à jamais dans la mare des « salariés ». Pour nous faire oublier qu’œuvrer c’est créer, pas seulement percevoir un salaire. Que c’est participer, et non subir. Que c’est faire le choix d’obéir, et non de se soumettre.

Et je me dis :

Et si le Grand déconfinement était aussi celui du vocabulaire ? Et si le temps était venu de déconfiner le vocabulaire qui confine nos libertés et veut nous faire croire que d’actif, tu es devenu passif, que de sujet tu es devenu objet, que de potentiel tu es devenu charge ?

Dix jours que je n’ai rien noté des premières pousses du grand chêne trois fois centenaire, de ses feuilles toutes douces timidement dépliées sur sa masse, rien noté des gaines blanches des futures fleurs de magnolia comme des stylos dressés vers le ciel, rien noté des grappes apparues aux feuillages des acacias, dont certaines finiront dans la poêle en beignets de fleurs qui craquent doucement sous la dent, rien noté des brins d’herbe trembleurs tels des étoiles le long du chemin, rien noté du prunier qui commence à former ses fruits, ni des boutons d’or qui envahissent les prairies maintenant que les champs de colza ont verdi, ni les labours couleur terre de Sienne brûlée, qui s’illuminent le soir pendant quelques secondes toujours à la même heure, faisant ressortir la fente verte et son arbre central qui luisent d’un vert fluorescent sur la paroi des champs en pente.

Dix jours que je n’ai rien noté du lapin de garenne qui traverse en un bond le chemin et va se perdre dans les champs de jeune blé vert, tandis que tout près retentissent à intervalles réguliers les détonations des canons à gaz destinés à effrayer les oiseaux en période de semis et qui m’ont terrifiée pendant la promenade, peur d’être trouée d’une balle de chasseur. Rien noté de ces détonations liées aux semis des futurs champs de tournesols. Rien noté de la fin des grandes bourrasques et d’un samedi d’été, et son effervescence de cris d’humains, de tondeuses et d’insectes voletant en tous sens dans l’air apaisé et brûlant.

Dans ma chambre, comme tous les jours à deux heures depuis le Grand Confinement, j’appelle maman qui me dit que son compagnon n’a pas pu lui offrir le brin de muguet du premier mai, dans les rues les porte-bonheurs sont interdits.

En un instant l’horizon vient de m’être retiré, les grands glaciers aux pics resplendissants ont été noyés d’une ouate blanche qui a pris toute la surface du ciel, un oiseau de proie volète vers l’est, serrant de près la terre. La pluie brouille les contours de l’horizon, les grands glaciers sont de nouveau là.

Et je me dis : Pourquoi hier au téléphone, maman m’a-t-elle parlé des temps jadis ? Les temps du paternalisme à l’usine, les temps de mon arrière-grand-père contremaître, qui s’occupait des chevaux du patron. Mon arrière-grand-père n’avait jamais rien possédé et avait vécu jusqu’à presque cent ans, logé par l’usine dans une belle maison, comme mon grand-père. Pas comme les paysans, qui voulaient toujours posséder le moindre lopin, comme papa. Elle m’avait décrit la dérive de son couple, me répétant sans le savoir l’histoire du contrat social de Rousseau, le passage de l’humain naturellement bon à la société qui le corrompt, le passage à l’instinct de propriété, le plus dangereux d’entre tous.

Et je me suis dit : Etait-ce seulement parce qu’il était fils de paysan que mon père voulait tant posséder ? Où était-ce pour s’enraciner, lui que la condition ouvrière laissait déraciné, comme exilé sur la terre de son propre pays ?

Lydie Parisse

 

Illustration. Diego Rivera L’homme contrôleur de l’univers ou l’homme à la croisée des chemins.


Derniers ouvrages parus : L’Opposante de la presqu’île (roman) : www.domens.fr Les voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain : librairie@classiques-garnier.com


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Lydie Parisse est écrivaine, metteuse en scène, plasticienne et maîtresse de conférences à l’université de Toulouse 2. Elle vit entre Toulouse et Sète. Depuis 2009, elle a publié à l’Entretemps et aux éditions Domens cinq pièces de théâtre et un roman qui vient de paraître, L’Opposante de la presqu’île, ainsi que cinq essais aux Classiques Garnier sur la littérature et l’écriture dramatique moderne et contemporaine (dont Beckett, Lagarce, Novarina), le dernier ayant pour titre Les Voies négatives de l’écriture dans le théâtre moderne et contemporain. Sa recherche théorique et sa pratique artistique sont intimement liées. Depuis quelques années, elle s’intéresse aux chambres : un thème transversal qui s’invite dans ses textes, ses réalisations plastiques, ses spectacles. La question de la vie intérieure face à l’extrême, et d’un certain lexique tombé en désuétude pour la décrire, affecte sa recherche transdisciplinaire, qui s’intéresse notamment aux philosophies de la voie négative et à ses liens avec l’individu contemporain.