La réforme des retraites est-elle sur le point de revenir en tête de l’agenda gouvernemental  ? L’Élysée souhaite conserver le système universel par points et se dit prêt à négocier les critères budgétaires.


 

Suspendue à cause de la crise liée au Covid-19, la réforme des retraites est-elle sur le point de revenir en tête de l’agenda gouvernemental  ? L’hypothèse prend corps depuis quelques jours, suscitant les critiques des très nombreux adversaires au projet de loi, adopté, début mars, en première lecture à l’Assemblée, avec l’aide du « 49.3 ».

Pour Emmanuel Macron, élu en 2017 sur une promesse de transformer la société française, le dossier a valeur de symbole : il s’agit de fonder un système universel, qui couvre tous les actifs et dissout les régimes spéciaux (SNCF, RATP, etc). Pas question, donc, de se renier en passant ce grand dessein par pertes et profits. Le chef de l’État, qui doit s’exprimer lors d’une allocution dimanche 14 juin pour clore l’état d’urgence sanitaire, serait dans l’idée « d’une remise en mouvement d’un certain nombre de réformes, de réflexions », assure un proche.

En privé, le président de la République dit vouloir garder le système par points institué par le projet de loi, qu’il estime juste, et se montre prêt à évoluer sur les aspects budgétaires. Il y a quelques jours, son entourage avait fait savoir que « certains pans de la réforme pourraient revenir, ceux qui concernent la justice sociale » : revalorisation du minimum de pension (notamment pour les agriculteurs et les indépendants), mesures en faveur des femmes et des aidants familiaux, modalités de calcul des droits qui seraient plus favorables pour les personnes ayant eu des parcours professionnels hachés…

« Tout le monde est en train de réaliser que cette réforme inclut des avancées sociales indispensables », confie Patrick Mignola. Le patron du groupe MoDem à l’Assemblée plaide pour que les « avancées » en question soient réintégrées dès cette année dans un texte législatif spécifique — si la mise entre parenthèses du projet de loi avalisé en mars se poursuit.

L’idée selon laquelle l’exécutif pourrait relancer le chantier, brique par brique, a pris de l’épaisseur avec un épisode inattendu, mercredi, à l’Assemblée nationale : en commission des affaires sociales, les députés ont approuvé à l’unanimité la proposition de loi de leur collègue communiste André Chassaigne sur la revalorisation des pensions agricoles — une préoccupation également présente dans le projet de système universel voulu par M. Macron.

Le vote de mercredi au Palais-Bourbon inaugure-t-il un passage à la méthode des petits pas  ? Gare aux interprétations hâtives, rétorque Nicolas Turquois, député MoDem de la Vienne en première ligne sur le dossier : « La proposition de loi d’André Chassaigne ne fait pas partie d’un plan plus général visant à faire passer des dispositions de la réforme, l’une après l’autre », certifie-t-il. La démarche du député communiste « allait dans notre sens », complète Corinne Vignon (LRM, Haute-Garonne) : « Nous ne pouvions pas la rejeter ».

Au sein de la majorité, les avis sont partagés sur la manière de procéder. « Il faut garder le texte [relatif au système universel] dans sa globalité », martèle Guillaume Gouffier-Cha, député LRM et rapporteur général du projet de loi. « Personnellement, je suis contre le détricotage », renchérit Mme Vignon. Sa collègue macroniste, Cendra Motin, plaide pour une approche différente : « On ne peut pas repartir sur le texte voté avec le 49.3 », considère-t-elle. À ses yeux, il convient d’avancer sur « ce qui faisait consensus » : amélioration du minimum de pension, « harmonisation des pensions de réversion », instauration de nouvelles règles permettant « d’acquérir des droits dès la première heure travaillée ». Le tout à deux conditions : « Être clair sur ce que l’on veut mettre en œuvre et faire en sorte que ce que l’on propose soit financé. » Le député LRM de la Vienne, Sacha Houlié, juge également possible de réincorporer « au compte-gouttes tous les éléments favorablement attendus de la réforme ». « Cela aurait du sens si nous reprenions les objets de justice sociale, renchérit un ministre. En revanche, remettre la réforme telle quelle, je ne comprendrais pas : personne ne la regrettera ».

 

« D’autres chats à fouetter »

 

Mais le saucissonnage n’a pas les faveurs de Matignon. « Je ne crois pas qu’on en soit au snacking. Nous ne sommes pas en train de répartir dans une boîte, d’un côté le sucré, de l’autre le salé, ni de dire qu’il faut prendre tel morceau et pas tel autre. C’est un très gros sujet, qui a fait l’objet de discussions avec les partenaires sociaux, d’un vote en mars, d’un accord avec la CFDT. La réflexion doit être profonde », assène un proche du Premier ministre Édouard Philippe.

Si le processus législatif redémarre, ce ne sont pas les partenaires sociaux qui vont s’en réjouir. Lors d’un débat en visioconférence organisé jeudi par l’Association des journalistes de l’information sociale (AJIS), les leaders syndicaux et patronaux ont convergé pour dire que l’urgence n’est plus là. Y compris ceux qui défendent le principe d’un système universel, comme la CFDT. « Ça n’a aucun sens d’aller se remettre sur la figure à la rentrée sur ce sujet-là », a jugé son secrétaire général, Laurent Berger. « Le climat social ne s’y prête pas », a ajouté le numéro un de la CFTC, Cyril Chabanier.

Sans surprise, les opposants de la première heure au projet sont hostiles à sa résurrection. « L’avenir de cette réforme, c’est le placard », a tonné François Hommeril, président de la CFE-CGC, lors du débat de l’AJIS. La CGT de Philippe Martinez « n’a pas changé d’avis » : « On considère que cette réforme est mauvaise », a lancé son numéro un. Pour Yves Veyrier, secrétaire général de FO, ce serait « malvenu de recréer de la tension à un moment où on a d’autres chats à fouetter ». Côté patronal, Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, a affirmé que « la première question à poser, avant de se relancer dans la réforme, c’est la profondeur du trou » financier. « On était à 12 milliards » d’euros de déficit projetés pour 2027 avant la crise, a-t-il rappelé : « De quoi parle-t-on aujourd’hui  ? ».

Le Conseil d’orientation des retraites (COR) a apporté un premier élément de réponse, jeudi, en revoyant à la hausse ses projections de déficit : – 29,4 milliards d’euros pour 2020. Une dégradation de 25 milliards (par rapport aux précédents calculs effectués en novembre) imputable à la récession. La question des équilibres comptables, qui était déjà à l’ordre du jour bien avant l’épidémie, se pose donc aujourd’hui avec une acuité redoublée.

Pour M. Gouffier-Cha, le sujet doit être traité à part. « C’est là où nous allons peut-être devoir avancer séparément, indique-t-il. On ne connaît pas encore l’ampleur de la crise et on aura une meilleure visibilité à l’automne. » Quelle option faut-il privilégier pour assainir les finances  ? « Tout est sur la table », déclare Paul Christophe, député (Agir ensemble) du Nord et corapporteur du projet de loi. L’exécutif avait, durant plusieurs mois, envisagé d’instaurer un « âge d’équilibre » (ou âge pivot) : ceux qui prennent leur retraite avant cette borne enregistrent un malus sur leur pension (et un bonus s’ils partent après).

Finalement mis de côté en janvier par M. Philippe pour éteindre les critiques syndicales, ce mécanisme « n’est pas la bonne solution », pense Mme Motin : « Les Français ne l’avaient pas compris. » Elle penche plutôt en faveur d’un réaménagement des règles sur la durée de cotisation pour bénéficier d’une retraite à taux plein : ce curseur doit progressivement être porté à 43 ans pour la génération née à partir de début 1973, mais il pourrait s’appliquer plus vite — c’est-à-dire dès la génération 1965 ou 1970, par exemple. « Est-ce que l’on attend, pour se pencher dessus, d’être en pleine présidentielle, ce qui ne serait pas terrible politiquement parlant, ou est-ce que l’on est responsable et on le fait maintenant, en y associant les éléments de solidarité issus de la réforme des retraites  ? », s’interroge-t-elle. Ce point-là n’est pas encore arbitré, selon Mme Vignon, mais il devrait l’être prochainement car « on ne peut pas raser gratis ». Sous-entendu : il faudra bien payer l’addition et combler les déficits.

 
par  Raphaëlle Besse Desmoulières, Bertrand Bissuel Et Olivier Faye