Le sens de notre vie est en question dans l’avenir qui nous attend ; nous ne savons pas qui nous sommes si nous ne savons pas ce que nous serons : ce vieil homme, cette vieille femme, nous reconnaissons-nous en eux ? Il le faut si nous voulons assumer dans sa totalité notre condition humaine

Simone de Beauvoir
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La prise en charge des anciens dépend de la place que la société leur accorde. Dans la majorité des sociétés traditionnelles, la religion, la culture ou l’éthique ont forgé l’obligation, le devoir, d’entretenir le lien avec les anciens, malgré des contraintes éprouvantes. Et si vieillir n’était pas synonyme de diminuer physiquement mais plutôt de grandir psychiquement ?


 

 

Dépositaire de la tradition, l’ancien est encore, dans certaines civilisations, considéré comme le symbole de la continuité, de la mémoire du groupe, de la famille. De par son vécu et son expérience, il a acquis la sagesse, la connaissance de soi, des autres, du monde, il peut donc conseiller. Il transmet par la parole ce qui n’est pas écrit et inspire le respect. Dans ces sociétés, l’idée même de l’existence d’hospices où l’on abandonnerait les vieillards à la déchéance et à la solitude est rejetée car perçue comme anormale et scandaleuse.

Cette vision de la vieillesse a malheureusement bien changé dans notre société moderne.

En Occident, il y a une cinquantaine d’années, les personnes âgées faisaient encore partie intégrante de la communauté. Elles participaient à l’éducation et étaient socialement impliquées, utiles et responsables. Trois ou quatre générations vivaient souvent sous le même toit.

Mais aujourd’hui, dans notre société capitaliste, ultralibérale et individualiste qui privilégie la production et la rentabilité au détriment de l’humain, force est de constater que les anciens y ont de moins en moins leur place surtout à partir du moment où ils perdent de leur autonomie et qu’une prise en charge s’avère alors nécessaire.

Pour des raisons principalement économiques, le cercle familial a éclaté, s’est dispersé. Il est devenu monocellulaire même si le niveau de vie et la précarité grandissante poussent à nouveau les gens à se regrouper pour pouvoir survivre (départ de plus en plus tardif des jeunes). L’espace, l’argent manquent et veiller sur les parents et les grands-parents en situation de handicap devient pour certains une corvée, un poids plus ou moins assumé ou mis de côté.

 

Les anciens ne sont plus considérés comme des sages dont l’expérience est conseillère.

 

La culture passée perd de son sens pour les jeunes générations éprises de liberté, de superficialité, de plaisir et d’intérêt individuel. En ce monde où tout va de plus en plus vite, la communication devient de plus en plus difficile, les liens sociaux se distendent et ne s’inscrivent plus dans la durée ou la fidélité. Le temps manque pour s’arrêter sur celui ou celle qui nous a aimé et qui a veillé sur nous.

Les valeurs prônées par le monde moderne, la jeunesse, la vitalité, le travail, le culte de la performance change le regard porté sur la vieillesse. Synonyme de fragilité et de déchéance physique, elle fait peur et confronte l’autre à l’idée de sa propre mort, provoquant la fuite. Isolé du groupe, maintenu à l’écart, l’ancien sombrera dans l’oubli et in fine sera la plupart du temps condamné à la solitude, au désespoir et à l’abandon.

Généralement, les personnes âgées vivent en leur domicile le plus longtemps possible jusqu’à ce que la précarité de leur état de santé ou l’isolement social ne puissent plus le leur permettre. Lorsque la perte d’autonomie due à la maladie est importante, une surveillance et une assistance médicale permanente devient nécessaire. Arrive donc indubitablement le moment où, face aux limites de l’aide au maintien à domicile, il faut trouver un hébergement en structure spécialisée et médicalisée.

L’Ehpad, établissement d’hébergement pour personne âgée dépendante, seule option médico-sociale possible.

 

Ce passage souvent obligé est une rupture douloureuse avec le passé, une perte de statut, d’identité, de repères. Les personnes âgées intègrent malgré elles une institution, symbole de fin de vie, démunies en grande partie de ce qui leur appartenait.

Après un long périple de recherche et de visites, le soulagement est grand pour les familles qui pensent avoir enfin trouvé un hébergement de confiance, accueillant et sécurisant. Mais la réalité est malheureusement souvent autre dans nombre de ces résidences où l’enjeu économique par la restriction des coûts et des moyens de fonctionnement fait malheureusement passer à l’arrière-plan l’engagement éthique auquel elles sont tenues.

La prise en charge de la personne âgée en situation de dépendance est censée coûter cher, mais on ne dit pas combien elle rapporte ni combien représente la part investie dans son bien-être et sa santé. Le coût moyen d’un hébergement en Ehpad (maisons médicalisées, publiques ou privées, à but non lucratif ou pas, hébergement, assistance médicale 24h/34h et 7j/7j, restauration, laverie, animation compris) est situé entre 1 800 et 2 900 euros par mois (il existe une disparité importante entre les établissements de secteur public et privé), bien plus que le montant moyen des pensions de retraite.

Mais nombre de résidents vont jusqu’à payer plus de 3500 euros à des maisons privées appartenant à de grands groupes qui affichent souvent des profits records, pensant ainsi y être mieux accompagnés et soignés. Il faut bien admettre que ceux qui en ont les moyens, ou les relations, auront le privilège de pouvoir financièrement améliorer leur qualité de vie et de soins.

 

Photo DR Didier Carluccio

L’espérance de vie procurée par les progrès scientifiques et médicaux a presque doublé.

 

Mais le nombre de patients souffrant de maladies chroniques et de pathologies neurodégénératives a augmenté dans les populations âgées. Certes, les conséquences de cette longévité génère des dépenses d’accompagnement et de santé croissantes. Nombre d’Ehpad multiplient les économies sordides pour augmenter leur rentabilité, sur tous les postes de dépenses. Un exemple qui peut éclairer : des maisons qui vantent la qualité de leur restauration consacrent aux temps repas moins de 5 euros par jour et par personne. L’Ehpad est pourtant l’un des placements les plus rentables du marché…

Le propos, ici, n’est pas de mettre en cause le personnel de ces établissements qui exerce dans des conditions extrêmement difficiles et dont l’implication et le travail formidable n’est majoritairement plus à prouver. Surtout en ce temps de pandémie où par exemple des aides-soignants ou des salariés ont fait le choix de se confiner avec les résidents pour ne pas les mettre en danger.

Mais l’idée est plutôt de mettre en lumière les conséquences dramatiques que peuvent avoir le manque de personnel, de moyen, de formation sur la santé psychologique et physique des résidents ; la qualité de travail ou la maltraitance pouvant se trouver dans chaque type d’institution.

Malgré un pouvoir économique important, la personne âgée n’est plus productive.

 

En position de faiblesse et de dépendance croissante, au fil du temps, son autorité disparaît. La reconnaissance de sa personne s’efface, comme si elle n’avait jamais vécu avant de vieillir. L’ancien n’est plus considéré : sa contribution, son passé actif ont été oubliés. Il se retrouve infantilisé, déshumanisé, lorsqu’il s’exprime sa crédibilité est souvent mise en doute et sa parole n’est pas prise en compte.

Dans la plupart des établissements, le manque de personnel se fait cruellement sentir. Le métier d’aide-soignant difficile, contraignant et éprouvant n’est pas reconnu à sa juste valeur, et sa rémunération bien trop basse entraîne une baisse de vocation. Face à la pénurie de personnel, les députés recommandent de préserver les contrats aidés en Ehpad 1 et également de nombreux stagiaires en remplissent la fonction. Les dysfonctionnements dus au manque de formation sont fréquents et viennent souvent anéantir les efforts des aide-soignants qualifiés.

Aux cadences infernales, aux restrictions de budget rendant un travail de qualité difficile s’ajoute la frustration et une grande démotivation du personnel débordé qui n’a ni le sentiment de bien servir les patients, ni la reconnaissance qu’il mérite. En sous-effectif, comment trouver le temps de se poser, de dialoguer, d’accompagner?

 

Car tout acte est comptabilisé, catégorisé, ce qui relève du gratuit et de l’humain disparaît.

 

De nombreux témoignages dénoncent les conditions de vie intolérables des résidents maltraités et en grande souffrance à cause du peu d’attention qui leur est accordé (la soif et la faim des personnes ne pouvant se nourrir et boire seules, les résidents abandonnés à eux-même en chaise roulante dans les couloirs, les attentes interminables lors des chutes, les appels malades débranchés, le téléphone hors de portée, les impasses sur la toilette, les rares douches, le manque de protections hygiéniques, les problèmes de transmission au médecin en cas de maladie, les erreurs de médication, la sur-médication, les abus d’autorité, d’usage de calmants en réponse au mal-être du patient… La liste est longue et choquante.

 

Mise en plis Photo Didier Carluccio DR

 

À l’extrémité de sa vie, l’ancien a souvent perdu la plupart de ses relations.

 

S’il lui reste par chance quelques proches pour l’entourer, le soutenir et intervenir en sa faveur, ces personnes deviennent alors essentielles à sa survie. L’entourage, qui a perdu confiance en l’institution, vit dans l’inquiétude et se retrouve impliqué bien au-delà de son rôle de partenaire associé aux projets. Une vigilance soutenue s’impose à lui. Il devient alors la voix du résident que l’on n’entend plus, et le garant de son état de santé auprès de l’établissement qui ne remplit ni son engagement éthique ni ses obligations d’accompagnement et de soins quotidiens.

Dans notre pays, pourtant riche, nous constatons avec effarement les résultats des politiques gouvernementales successives qui poussent progressivement et depuis plusieurs années les services publics vers la privatisation, notamment dans le domaine de la santé. Ont été ignorées les nombreuses alertes du personnel hospitalier et des Ehpad, des syndicats, des associations et collectifs de citoyens au sujet de l’austérité grandissante au sein des institutions publiques mais aussi des groupes privés, de la difficulté d’exercer voire de l’impossibilité de soigner (mouvements de grève, urgences, démissions de médecins, gilets jaunes, manifestations par ailleurs sévèrement réprimées).

Mais en ces temps de pandémie et d’urgence sanitaire, la pénurie et les restrictions budgétaires pourtant maintes fois dénoncées (manque de postes, de lits, de matériel de protection, restriction de quotas sur certains médicaments, tests inexistants) ont fait exploser en pleine lumière les conséquences terribles et pourtant prévisibles de cet état de fait. La problématique rebondit principalement sur les plus précaires, les plus faibles (sans-abris, foyers associatifs sans-papiers, handicapés, psychiatrie).

Dans les Ehpad, les anciens sont particulièrement touchés à cause de leur grand âge, de leur fragilité accentuée par le confinement et la promiscuité. Ils deviennent les cibles privilégiées du virus qui va s’étendre inexorablement au sein des établissements, créant une véritable hécatombe.

Certains médecins affirment aujourd’hui très sérieusement qu’après 75 ans, il ne faut plus mettre en route de traitement trop onéreux. Sauf si on a les moyens de se les payer.

 

Après la médecine à deux vitesses, nous dirigerions-nous vers une forme de régulation de la vieillesse ou d’euthanasie économique progressive qui sacrifierait les plus faibles ?

 

Dans les hôpitaux publics, les performances des services sont régis par des règles comptables aux effets pervers. Sont évalués les actes de médecine et de chirurgie accomplis, la rapidité de guérison d’un patient, la durée du séjour à l’hôpital, et le nombre de points obtenus 2 permet au service d’être doté de moyens supplémentaires ou au contraire d’être amputé d’une partie de son budget.

Un système au mérite qui pénalise d’autant plus les services de gériatrie, car ils soignent des patients aux pathologies lourdes, difficiles à guérir qui nécessitent des admissions plus longues.

Les pouvoirs publics ne remplissent donc plus leur devoir de protection de la population. Ils n’ont pas anticipé la crise sanitaire du Covid 19, mettant gravement en danger la santé des personnes (nombreuses contaminations, décès). Les soignants désemparés se sont retrouvés dans l’obligation de faire face à des situations terribles dont la plus glaçante est bien l’obligation de se plier à des critères imposés de sélection par l’âge face au manque de place dans les services hospitaliers, notamment en réanimation.

Le nombre de morts du coronavirus dans les Ehpad représente au moins la moitié du bilan total de l’épidémie.

« Il y a fort à parier que lorsque l’épidémie sera derrière nous, on se rendra compte que la plupart des personnes décédées sont mortes en Ehpad », a alerté le docteur Jean-Paul Zerbib, médecin en Ehpad et président de l’Union nationale des médecins salariés CFE-CGC (UNMS).

 

« Il y a eu pour le moment 28 000 morts recensés par les autorités en France liées au Covid. Et plus de la moitié, 14 061 pour le moment, sont morts dans les Ehpad. »

 

Un chiffre hallucinant et effrayant car unique en Europe.

 

« Il faut que toute la lumière soit faite sur ce problème. Or les familles se heurtent à un mur du silence et même un mur du mensonge. Le seul moyen pour briser ce mur, c’est de faire appel à la justice pénale qui a les moyens d’enquêter en tous lieux et faire sortir la vérité », explique maître Christophe Lèguevaques, avocat au barreau de Paris.

À la douleur de la perte d’un proche, s’ajoutent les multiples questions de la famille qui resteront sans réponse : les conditions de l’accompagnement, la médication pour soulager, la solitude dans les derniers instants, aurait-il pu être sauvé s’il y avait eu hospitalisation ?.. Et le deuil difficile : ne pas avoir pu dire adieu, ni assister à la mise en bière, les crématoriums bondés, les cérémonies reportées.

Dés lors, de nombreuses familles portent plainte pour dénoncer le manque de transparence des établissements pendant la crise sanitaire et les dysfonctionnements dans la prise en charge de leurs proches : l’absence d’utilisation de matériels de protection, tels que des gants et des masques, le défaut de respect des gestes barrières, les conséquences du manque de soins. Les enquêtes, ouvertes pour « homicide involontaire », « non-assistance à personne en danger » et « mise en danger de la vie d’autrui » visent de nombreux établissements en France. Début mai, plusieurs familles se sont réunies dans une association baptisée “Collectif 9471…”, créé le 5 mai 2020 en référence au nombre de morts recensés dans les Ehpad ce jour-là.

Trois avocats de Marseille, Paris et Strasbourg préparent une action collective nationale en justice et demandent au ministère de la Justice une juridiction unique pour traiter toutes les plaintes et regrouper les procédures, comme le prévoit l’article 706-2 du Code de procédure pénale : le but étant d’avoir une vision globale des situations. Comme l’explique maître Lèguevaques, il s’agit « de faire apparaître les lignes fortes, les répétitions de comportement, les politiques délibérées appliquées par les directions mais décidées au siège des sociétés cotées qui exploitent les Ehpad. En agissant de façon isolée, on ne peut démontrer la carence de l’État et les négligences des ARS : où étaient les masques ? pourquoi était-il si difficile d’en proposer aux personnels ? A-t-on brûlé des millions de masques soi-disant périmés ? comment se fait-il qu’en France et nulle part ailleurs, les morts du Covid-19 soient autant concentrés dans les Ehpad ?.. Ces questions dépassent chaque cas individuel, un tableau d’ensemble est seul à même de faire advenir la vérité, toute la vérité, surtout celle que l’on veut occulter ».

En tant qu’acteurs, responsables chacun à notre niveau de la société dans laquelle nous vivons, une réflexion individuelle est nécessaire au sujet de notre vision de la vieillesse et de l’attitude que nous avons vis-à-vis de nos aînés : retisser les liens, prendre conscience de l’importance de leur présence à nos côtés et vice versa. Le grand âge faisant partie de la vie, de la condition humaine, nous sommes de fait tous concernés : nous vieillirons tous un jour. Comme l’indique Bernadette Puijalon, anthropologue et romancière, spécialiste des questions de vieillissement :

 

« toute la société est gagnante à l’alliance des âges. Car seuls les vieux, en jouant leur rôle de passeur, peuvent donner aux générations qui les suivent la dimension de l’avenir. »

 

Prioritairement, et plus largement, l’urgence est de rétablir un système de santé public efficace, opérationnel, humain et accessible à tous ; de revaloriser la profession de soignant, d’augmenter les salaires bien trop bas, de créer des postes, d’obtenir des moyens de fonctionnement et de meilleures conditions de travail : pour que s’améliore la vie des résidents en Ehpad, pour que cette tragédie ne se répète pas.

 

La fonction de ces établissements est de s’adapter aux besoins des anciens.

 

Pas le contraire. Les personnes âgées doivent être considérées, entendues, soignées et traitées dignement et leurs droits respectés au même titre que les autres citoyens, sans distinctions, ni discriminations. Mais il faut aller plus loin, en finir avec la mise à l’écart des vieux en les concentrant derrière les murs, briser l’enfermement, concevoir plus de structures à taille humaine, notamment des lieux de vie ouverts sur l’extérieur, sur la vie qui continue…

Vieillir à domicile est le souhait de 83% des personnes et en 2040, un Français sur quatre aura 65 ans et plus. Pour que ces institutions ne soient pas l’unique choix pour les dernières années, ne semble-t-il pas également important de soutenir et d’aider concrètement d’autres formes d’habitat dans la prise en charge de la dépendance (maintien au domicile familial, regroupement solidaire de retraités autonomes et dépendants par affinité, aide concrète aux aidants, développer l’accompagnement et l’hospitalisation à domicile).

Mais pour ce faire, et plus largement, le choix d’un changement de civilisation en profondeur s’impose.

L’essentiel étant de revaloriser la place de l’humain au sein de notre société qui privilégie aujourd’hui la rentabilité et le profit à tout prix, au détriment de la vie.

 

Sasha Verlei

 

Les photos sont de Didier Carluccio que nous remercions pour la sensibilité et la douceur de son regard.

 


 

Notes:

  1. Assemblée nationale, Commission des affaires sociales, mission « Flash sur les Ehpad », 13/09/2017.
  2. ISA Indice Synthétique d’Activité calculé par le Ministère de la santé, qui mesure en France la production des établissements médicaux et hospitaliers.
Sasha Verlei journaliste
Journaliste, Sasha Verlei a de ce métier une vision à la Camus, « un engagement marqué par une passion pour la liberté et la justice ». D’une famille majoritairement composée de femmes libres, engagées et tolérantes, d’un grand-père de gauche, résistant, appelé dès 1944 à contribuer au gouvernement transitoire, également influencée par le parcours atypique de son père, elle a été imprégnée de ces valeurs depuis sa plus tendre enfance. Sa plume se lève, témoin et exutoire d’un vécu, certes, mais surtout, elle est l’outil de son combat pour dénoncer les injustices au sein de notre société sans jamais perdre de vue que le respect de la vie et de l’humain sont l’essentiel.