Emmanuel Macron et son gouvernement ont, semble-t-il, décidé de faire de la « réforme » des retraites « la mère de toutes les batailles ».


Il se pourrait bien qu’ils soient pris aux mots par des centaines de milliers de manifestant-e-s ou de grévistes le 5 décembre, dans tout le pays. Les signes annonciateurs d’une mobilisation massive sont scrutés par de multiples observateurs, pas tous pour les mêmes raisons. Un nouvel épisode de la « grande peur des possédants »… et surtout de leurs soutiens médiatiques, se jouerait-il face à une possible « coagulation des colères » ?


 

Il est vrai que s’il est un sujet qui  devrait rassembler chez les salarié-e-s, c’est bien celui des retraites. Dans notre histoire récente (au moins depuis les années 1990), on ne compte plus les exemples de mouvements massifs pour leur sauvegarde. Et le spectre de la mobilisation de 1995, elle aussi hivernale, resurgit…La première question qui vient à l’esprit concernant les retraites, c’est « pourquoi tant de haine » ? Pourquoi cet acharnement des gouvernements à imposer des « réformes » successives, chaque fois présentées comme la version définitive, comme pour les compilations musicales ? Celle qui permettra- promis, juré- de « sauver » le système. Sauf qu’ après Balladur, Juppé, Fillon…ça ne prend plus. Et il apparaît de plus en plus que l’objectif n’est pas de « sauver » la retraite mais bien de passer à la capitalisation, à la fameuse « retraite par points » adoptée par d’autres pays, où cela s’est immanquablement traduit par une baisse des pensions : Suède (le modèle revendiqué en la matière par Emmanuel Macron), Grande-Bretagne, Allemagne, Chili (1)… Sans compter la nécessité de travailler pour des retraités qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Certes, c’est déjà le cas dans notre pays, France 2 ayant fait récemment un reportage sur un livreur à vélo…de 75 ans ! Mais ce n’est pas parce qu’on a un grain de sable dans l’oeil qu’il faut enfoncer toute la tête. C’est pourtant ce que nous propose la énième « réforme » des retraites. 

 

Décryptage syndical de la « réforme »

Si le pouvoir se garde bien de dévoiler la véritable teneur de son projet, se retranchant derrière « le rapport Delevoye » qui ne serait qu’un rapport, nombre de syndicalistes s’emploient à décrypter la future « réforme » et à alerter. Ce fut notamment le cas le 29 novembre, lors d’une rencontre-débat organisée à l’Hôtel de ville de Martigues, réunissant des militant-e-s issu-e-s de l’Education nationale et de diverses organisations (intersyndicale des retraités des Bouches-du-Rhône, FSU, Solidaires Education, FO, la militante de la CGT étant excusée), ainsi qu’un  représentant des Gilets jaunes de Martigues. (2)

La question des retraites est d’autant moins une mince affaire que, comme le note Jean José Mesguen (retraité FSU), « les retraités sont un nouveau corps social émergent selon des sociologues : ils ont pris une importance dans toute la société dont on n’ a pas encore pris conscience, ils sont très actifs dans le mouvement syndical, au coeur de la majorité du tissu associatif, ce sont aussi des gens qu’on voit souvent le matin et le soir à la sortie des écoles pour s’occuper des petits-enfants. Parfois, ils sont eux-mêmes aidants pour leurs parents beaucoup plus âgés devenus plus ou moins dépendants ». Pour Jean José Mesguen,  » il faut s’enlever de la tête cette distinction entre actifs et inactifs, très souvent quand on arrive à la retraite, on peut enfin se livrer à un certain nombre d’activités qu’on estime plus utile que le travail auquel on a été asservi pendant 40, 42 ou 43 ans ».

Si les ministres, à coup d’ « éléments de langage » probablement peaufinés lors du « séminaire gouvernemental » du dimanche 1er décembre (c’est en cela aussi que l’on voit que ce pouvoir est favorable au travail du dimanche!) ne cesse de « vendre » une réforme qui serait plus juste, plus égalitaire, on peine à voir en quoi supprimer les régimes spéciaux des cheminots ou des agents de la RATP (sans jamais expliquer les raisons historiques de leur mise en place) aiderait les autres catégories de retraités à vivre mieux. Il semblerait même qu’en matière de justice sociale, le système actuel de « retraite par répartition » soit plus avantageux, même si personne dans le monde syndical ne plaide pour le statu quo. Pour Jean José Mesguen, « le système actuel repose sur un principe juste qui a guidé le Conseil national de la Résistance: chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ». Faut-il le rappeler, la retraite, « c’est un droit acquis en tant que travailleur »  comme le souligne le militant de l’intersyndicale des retraités des Bouches-du-Rhône (3), « il a fallu qu’on explique ça à certains députés LREM qui croient que la retraite est une allocation sociale alors que c’est du salaire différé, socialisé ». 

Le système actuel constitue une sorte de mécanisme de correction des inégalités entre agents de la Fonction publique et salariés du privé, en prenant en compte les six derniers mois de la vie professionnelle pour les fonctionnaires et les 25 dernières années pour les salarié-e-s du privé. « A qualification égale, les gens du public commencent à un niveau de salaire plus bas »  précise l’ancien enseignant, « le système à points, lui, reproduit les inégalités car il prend en compte l’ensemble de la carrière ». Et les carrières, aujourd’hui, sont largement accidentées, notamment celles des femmes « qui ont subi des interruptions, qui sont dans des temps partiels généralement non voulus ». Conclusion : « les femmes, déjà pénalisées sur le plan salarial le seront beaucoup dans le système de retraites à points ».

Pour Amel Gherbi, militante FO et professeur au Collège Daumier, à Martigues, « les congés maladie et maternité ne seront plus considérés comme des périodes qui ouvrent droit à pension, on nous annonce la mise en place de « points solidarité » financés par l’impôt pour compenser ces périodes, mais quelle sera la valeur du point? ».

 

Retraites à points : l’incertitude du lendemain

Toutes les organisations syndicales engagées au niveau national  dans la journée du 5 décembre (FSU, CGT, FO, Solidaires) font le constat d’une certaine visibilité sur le montant de la pension permise par le système actuel. Ce serait une autre musique avec la retraite par points…et c’est d’ailleurs pour cela que le président de l’Assemblée, Richard Ferrand,  les ministres, le Président…et bien d’autres adorent jouer du pipeau. Pour Jean-José Mesguen, « les règles de liquidation, dans le privé comme dans le public permettent à chaque retraité de connaitre plusieurs années à l’avance le montant de ses droits. Pour cela, il suffit de connaitre deux éléments : le montant du salaire pris en compte et la durée validée de cotisation par rapport à celle qui est exigée ». 

Or, poursuit le militant de la FSU, « même quand on est vieux, on a envie d’avoir un peu de visibilité sur son futur, on a encore des choses à planifier, partir à la retraite à l’aveugle, c’est quelque chose qui nous paraît insupportable ».

Autre aspect, et non des moindres, soigneusement tu par la majorité des commentateurs mais relevé par le militant syndical : « il a été décidé, avec les instances européennes qu’on placerait l’ensemble des retraites à 13,8% du PIB quel que soit le nombre de retraités : ils sont autour de 17 millions aujourd’hui et l’évolution démographique en prévoit environ 22 millions en 2030, nous aurons le même gâteau à nous partager, que nous soyons 17 ou 22 millions ». 

« L’enveloppe contrainte, on connait, à l’hôpital et dans la Fonction publique » ajoute Amel Gherbi, « on déshabille Pierre pour habiller Paul et après on déshabille tout le monde de toute façon »

Si Jean-José Mesguen définit le système de retraites actuel comme « notre patrimoine collectif », avec le principe de la retraite à points, c’est au contraire, « chacun pour sa pomme ». « Il faudrait que chacun fasse le pari, quand il entre dans le monde du travail que toute sa vie professionnelle, il aura un bon salaire et qu’il n’aura aucun accident social » poursuit-il.  Autant dire que ce n’est pas gagné.

 

La lutte des âges ?

Dans la bataille idéologique qui accompagne chaque projet de « réforme » (comprendre, depuis pas mal de temps, chaque projet de régression sociale), le pouvoir ne recule devant aucun argument éculé : « la CGT qui refuse le dialogue social » selon la porte-parole du gouvernement, Sibeth N’Diaye, les manifestant-e-s qui crient avant d’avoir mal, comme dans cette phrase d’Emmanuel Macron qui évoque « une mobilisation massive contre une réforme dont on ne connait pas les termes exacts » (sic). Il doit bien y avoir un « on » quelque part (peut-être à l’Elysée ?) qui en connait les termes exacts, pourtant ? Dernière ficelle en date : « la clause du grand-père ».  C’est beau comme un conte de Noël mais le Père Noël des futurs retraités ne risque pas de passer par la cheminée. « Une bonne partie des retraités à voté Macron aux présidentielles » rappelle Jean-José Mesguen, « donc, il s’est dit « on va pouvoir les endormir avec la clause du grand-père ». Une invention géniale que le syndicaliste résume d’une formule : « ne vous en faites pas pour vous, vous continuerez à avoir votre retraite, on tapera sur les jeunes ». De quoi déclencher une « lutte des âges » où les plus jeunes promis à la galère s’en prendraient à leurs aînés qui ont la chance de bénéficier d’une retraite ? Après le privé contre le public, les « Français » contre les travailleurs immigrés, place aux « vieux » contre les futurs vieux… enfin pour ceux qui ne se tueront pas à la tache avant.

Les enseignants, eux, sont décrits par le journal Le Monde comme les « grands perdants du futur système de retraite par points » (3) et il faut s’attendre à un niveau de participation au mouvement important, dans le premier et le second degrés. Pour Philippe Sénégas (FSU), professeur d’histoire-géographie, cette réforme aurait « deux conséquences pernicieuses : en plus d’abaisser les pensions, cela va faire reculer l’âge de départ en retraite d’au moins deux ans. Certes, l’âge d’ouverture des droits resterait à 62 ans mais il est prévu un âge d’équilibre qui serait fixé à 64 ans et évoluerait en fonction de l’espérance de vie dans notre pays ». « Comment imaginer être encore devant des classes de 35-36 élèves à 64-65 ans? » s’interroge-t-il.

 

Un accélérateur d’inégalités

Les gouvernants ont beau agiter le chiffon de la défense des « régimes spéciaux » et de la lutte « corporatiste » des « privilégiés », les syndicalistes, alertent, eux, sur la menace universelle. En balayant notamment l’argument massue, frappé au coin d’un fallacieux bon sens, qui voudrait que l’on travaille plus longtemps parce que l’on vit plus longtemps. Si le « boss » du MEDEF, Geoffroy Roux de Bézieux le dit, c’est que ça doit être vrai, non?   Sauf que pour Philippe Sénégas, « c’est prendre le problème à l’envers, c’est parce que le temps de travail individuel a été divisé par deux en deux siècles que l’on vit plus longtemps ». Faudra-t-il dire « que l’on vivait » ? « Comme le montre le hors série de « Courrier international » sur les inégalités, pour la première fois depuis les années 1960, l’espérance de vie a baissé en 2015 et depuis, il y a une relative stagnation » souligne-t-il. La progression globale de l’espérance de vie au 20ème et 21ème siècles cache en fait la persistance d’inégalités importantes : « 13 années d’espérance de vie séparent les 5% les plus riches des 5% les plus pauvres dans notre pays » indique Philippe Sénégas. Et on voit mal comment la capitalisation qui produit des effets délétères aux Etats-Unis, où des retraités sont obligés de reprendre le travail pourrait corriger les inégalités actuelles. 

Pourtant, plaide le syndicaliste enseignant, « les solutions ne manquent pas pour sauver notre système de retraite : taxer les produits financiers, supprimer les exonérations patronales qui ne créent pas d’emplois, rétablir l’ISF comme le demandent les Gilets jaunes, mettre en place une véritable égalité salariale entre les hommes et les femmes ». Ces alternatives ont peu de chances d’être exposées dans les médias dominants où la guerre psychologique contre les grévistes du 5 décembre bat son plein. Le lundi 2 décembre, Le Parisien- qui appartient au groupe du luxe LVMH tout en ayant un lectorat plutôt populaire- titrait « Grève : guide de survie » (sic). Dès le week-end, les chaînes d’info en continu annonçaient un « jeudi noir » comme s’il s’agissait d’inondations meurtrières dans le Sud-Est. On attend avec impatience les grévistes qui « prennent les usagers en otages »…

 

 

Morgan G.

 


Notes:

(1) L’Humanité du 2 décembre 2019

(2) Etaient réunis : Valérie Dussol (SNU Ipp), Amel Gherbi  (FO), Alexis Nicolaï (Solidaires Education), Jean-José Mesguen (Intersyndicale Retraités du 13), Philippe Sénégas (FSU), Olivier Bonnot, « citoyen Gilet jaune ».

(3) Cette intersyndicale réunit la CGT, FO, la FSU, Solidaires, la CFTC et la CGC.

(4) Le Monde du dimanche 1er-lundi 2 décembre 2019


 

JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"