Méprisé par un gouvernement qui a choisi de répondre par la répression et l’autorité, le mouvement des Gilet Jaunes suscite, par ailleurs, l’intérêt de nombre d’intellectuels, sociologues de terrain ou économistes, romanciers, documentaristes, journalistes…


Quatre parmi ces derniers, se sont prêtés volontiers au jeu de l’interview. Rencontrés durant l’été 2019 dans le cadre des Rencontres Déconnomiques à Aix-en-Provence, Gérard Mordillat, Jean-François Simonin, Philippe Richard et Bernard Friot apportent leur soutien à ce mouvement populaire. Ils ont choisi d’éclairer la situation par une analyse économique et/ou sociologique du terrain, qui corrobore avec des revendications « jaunes » légitimes.

Gérard Mordillat, écrivain, documentariste, scénariste

« Le mouvement des Gilet jaunes est très intéressant, il est l’émergence d’une revendication populaire. Toutes les contradictions le traversent, de l’extrême-droite à l’extrême gauche, aux anarchistes, (etc.) Mais, il ne faut pas craindre cette expression, il ne faut pas craindre d’entendre ce qui nous choque ou ce que l’on combat profondément, parce qu’enfin c’est une parole qui ose dire la réalité des uns et des autres. Et moi, je crois que c’est ça le plus fort ».

« Une seconde chose m’a frappée chez les Gilets Jaunes. Je suis allé plusieurs fois les rejoindre dans l’aisne, à Sens (Yonne), à Marseille. Le sentiment qui domine, est que les uns et les autres ont retrouvé le plaisir d’être ensemble dans un premier temps. Alors, ensuite, il y a les réflexions sur ce qui pourraient être des revendications. Mais, ce n’était pas tant des revendications que l’expression d’une situation sociale et économique à ce point désastreuse. Dans le film de Gilles Perret et de François Ruffin « J’veux du soleil », quand on pense à cette femme qui donne un coup de main dans des soirées de Loto pour gagner des bons qui lui permettront de pouvoir manger, on se dit que la misère contemporaine est là, devant nos yeux. Pour moi, le mouvement des Gilets Jaunes est l’expression de cette misère. D’une misère qu’évidemment, la société française majoritairement bourgeoise, petite bourgeoise, ne veut pas voir. Et là soudain, elle est visible ».

  • Le peuple insurgé a toujours raison

« Je crois que ça va continuer, ça ne va pas s’arrêter comme ça. Alors, il y a des tas de problèmes qui se posent… Les Gilets Jaunes dans leur refus du travail avec les partis politiques, avec les syndicats, sont confrontés aux problèmes de leur propre organisation. Parce que si ça reste un mouvement protestataire, sans capacité à transformer la société, ça sera un feu de paille à partir de ce qu’ils ont créé. Pour en avoir discuté notamment avec ceux de Marseille, ils doivent et ils le ressentent profondément, s’organiser, inventer une forme d’organisation qui n’est pas la réplique de l’organisation syndicale ou politique, mais l’inventer pour peser sur la société. Sans ça, ça n’a pas de raison. J’ai été très admiratif de cette capacité non seulement à s’indigner comme dirait Stéphane Hessel, mais à s’insurger. Et bien, le peuple insurgé a toujours raison ».

  • Abolir la subordination « Tatchériste »

« La question du lien de subordination qui existe dans le contrat de travail que nous avons traité avec Bertrand Rothé dans la série documentaire « Travail, salaire, profit » pose des questions de nature politique et philosophique. Comment un homme libre peut accepter de renoncer à cette liberté pour obéir aux ordres de celui ou celle qui l’emploie ? C’est vrai à l’intérieur de l’entreprise, mais si on transpose ça en dehors de l’entreprise on voit que la société pose les mêmes demandes de subordination. C’est à dire que le message qui passe puissamment à travers les grands médias c’est la fameuse formule de Margaret Tatcher : « Il n’y a pas d’alternative », c’est à dire « Taisez-vous, obéissez et faites ce qu’on vous dit « .

  • Les clés pour être acteur dans une société

« Et bien justement, c’est ça qu’il faut briser, il faut rendre à chacun d’entre nous une capacité d’agir, une capacité de réfléchir et une capacité d’être l’acteur de la société dans laquelle nous vivons. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. A quoi ça sert d’avoir des droits reconnus par la constitution, si par l’absence de travail, l’absence de logement, toutes les absences de tous les « sans » qu’on peut trouver, on se trouve incapables d’exprimer ses droits ? Les Gilets Jaunes fédèrent sur le plan sociologique toute une tranche de la société qui souffre de cette subordination imposée et contre laquelle elle ne peut pas agir, du chômeur longue durée au précaire, salariés, infirmières, etc ».

« Il faut peut-être briser ce lien. Ce n’est pas facile parce que le lien de subordination dans son intitulé est évidemment très désagréable et aussi dans certains cas une protection efficace pour les salariés. Notamment pour tout ce qu’on a vu apparaître avec l’économie de plateforme, les livreurs, les taxis Uber y compris Amazon. Donc, on voit bien qu’il y a un problème, un nœud pas facile à trancher mais qui fait partie des chantiers à affronter urgemment pour en sortir. Car, sortir de la subordination à l’intérieur de l’entreprise c’est le premier pas pour sortir de la subordination dans la société où nous sommes ».

Jean-françois Simonin, homme d’entreprise, consultant dans la production de métaux et leur première transformation 

 

« Il est nécessaire d’avoir un débat mondial sur l’ensemble des questions urgentes de la société. Aujourd’hui c’est la politique du laisser-faire, notamment en ce qui concerne les seuils écologiques pointés par tous les experts. Il faut que la citoyenneté revienne à la surface, fasse valoir ses droits et mette l’économie et la technique au pas des désirs et besoins de l’humanité. Je pense que seuls le sens, la signification et le politique vont pouvoir remettre la civilisation occidentale ailleurs que dans les gouffres pointés par l’anthropocène ».

« Le mouvement des Gilets Jaunes est porteur d’espoir. Voici un mouvement sorti de nulle part, que personne n’attendait. Et, il est la preuve qu’on n’arrive pas à étouffer les citoyens et la citoyenneté. Il est la preuve que quand les citoyens se rassemblent et posent des questions de fond, on est obligé de les écouter. C’est très réconfortant de voir que ce mouvement a pu naitre, car c’est la preuve que ça vaut le coup de se poser des questions et de discuter à plusieurs sans laisser ce « laisser-faire » justement ».

Philippe Richard, économiste, auteur de « Abolir le droit à la fortune »

« Je pense que le mouvement des gilets jaunes est en lien direct avec ma réflexion sur l’abolition du droit à la fortune démesurée. A savoir, on se retrouve avec une classe moyenne qui paie de plus en plus d’impôts, pour de moins en moins de services publics. Non pas, parce que les services publics sont défectueux mais parce que les riches et les grandes entreprises ne paient plus leur dû ».

  • Avant les riches et les industriels payaient leurs impôts

« Ce qui n’était pas le cas avant. Dans la période des trente glorieuses, les grandes entreprises comme les riches, payaient leurs impôts en France. Tout le monde participait au pot commun et ça fonctionnait relativement bien. Il y avait des inégalités, mais moins fortes et il y avait un retour, un ruissellement qui ne s’opère plus aujourd’hui puisque l’argent des riches va à l’étranger, dans la sphère financière et ne revient plus dans la sphère économique. Donc les riches ne paient pas leurs impôts mais en plus de ça, cet argent ne ruissèle même plus dans l’économie nationale ni dans celle marchande. Ce qui fait qu’on se retrouve avec une population qui ne comprend pas qu’elle paie de plus en plus, pour de moins en moins de services ».

  • Un mouvement de transformation sociale

« Là dessus forcément, elle réagit, parfois peut-être un peu durement, mais je pense que c’est le type de mouvement qui n’en est qu’au début. Parce que si on ne modifie pas la donne, si on ne change pas ce système économique mondialisé qui amène structurellement le fait que les riches ne participent plus aux économies locales… Si on a toujours une masse financière qui part sur les marchés financiers, ce sera alors la grande dérive déjà amorcée ».

« Par exemple, on a notamment quatre-vingt mille milliards de dollars dans le monde placés sur les marchés dérivés. Ce ne sont même pas des marchés boursiers, ce sont les marchés dérivés comme des swap ( contrat d’échange de taux d’intérêt), des options d’achat et de vente où 98% est tourné uniquement vers la spéculation ! Cet argent là ne nourrit absolument pas les économies réelles mais uniquement l’enrichissement de ceux qui possèdent déjà des fortunes ! » 

« Donc si on ne casse pas cette spirale infernale, on va se retrouver dans une situation bien plus grave qu’aujourd’hui. Peut-être que le mouvement des Gilets Jaunes s’essoufflera à un moment donné, mais si c’est le cas je pense que dans un an ou dans deux ans, ce sera encore un autre mouvement qui émergera et sera de plus en plus radical. Parce que la situation ne va faire qu’empirer. Si on ne modifie pas les choses, on va se retrouver avec une classe, une élite économique qui sera de plus en plus riche et des classes moyennes populaires qui vont continuer à s’appauvrir, notamment dans tous les pays occidentaux ».

« On va avoir une sorte de convergence vers les classes moyennes des pays émergents alors qu’on a énormément à perdre. Que les pays émergents se développent, c’est une bonne chose. Mais, en fait dans le même temps, il y a une partie qui fait que nos économies sont plutôt tirées vers le bas. Si on ne réagit pas par des régulations fortes, si on n’adopte pas ces régulations là, je pense qu’on va avoir des réactions très fortes des citoyens, parce que les citoyens ne s’y retrouvent plus structurellement. Je ne peux qu’encourager ce type de mouvements pour imposer des régulations. Il y a cette mesure proposée dans mon livre, il peut y avoir d’autres modes de régulations nationales ou internationales. Dans tous les cas, il faudra y passer pour casser cette spirale infernale d’un capitalisme mondialisé, financiarisé et néolibéral ».

Bernard Friot, sociologue, économiste, professeur émérite à Paris X

« Le mouvement des GJ est un mouvement absolument décisif. Enfin des travailleurs mobilisés qui ne participent pas beaucoup à l’appel des syndicats et ce, à tord ou à raison, ont redressé la tête, ont conquis une dignité collective et se sont révélés très inventifs dans les modalités d’actions. Ils continuent à être très inventifs, ils s’organisent dans la durée.  A Montceau-Les-Mines par exemple, une AG a regroupé durant l’été plus de 230 comités locaux, 750 personnes pour des délibérations collectives extrêmement passionnantes. J’ai beaucoup d’espoirs bien entendu sur le fait que cette construction du mouvement des Gilets Jaunes va entrer en articulation avec les mobilisations syndicales ».

Interviews réalisées par H.B. et F.M.

 


  • Gérard Mordillat et Bertrand Rothé  » Travail, Salaire, Profit », documentaires visibles sur Arte. https://www.arte.tv/fr/videos/083305-001-A/travail-salaire-profit-travail/
  • Philippe Richard : « Abolir le droit à la fortune » aux éditions Couleurs livres. https://web.archive.org/web/20200810105937/https://www.main-ouverte.org/ Interview filmée : https://www.youtube.com/watch?v=IGVMEn8oz6s
  • Jean-François Simonin : « Anticiper à l’ère de l’Anthropocène » chez l’Harmattan
  • Bernard Friot : « Emanciper le travail », La Dispute
  • Les Rencontres déconnomiques à Aix-en-Provence

H.B
Journaliste de terrain, formée en linguiste, j'ai également étudié l'analyse du travail et l'économie sociale et solidaire. J'ai collaboré à différentes rédactions, recherches universitaires et travaillé dans divers domaines dont l'enseignement FLE. Ces multiples chemins ailleurs et ici, me donnent le goût de l'observation et me font aimer le monde, le langage des fleurs et ces mots d'André Chedid : «Cet apprentissage, cette humanité à laquelle on croit toujours».