L’histoire de l’Algérie des XIXeme et XXème siècles

Daho Djerbal, maître de conférence à l’Université d’Alger et  animateur infatigable de la revue indépendante Naqd, a accepté de proposer une analyse de la citoyenneté en Algérie en se plaçant du point de vue de ce que les historiens appellent « le temps long ». Le XIXème et le XXème siècles considérés comme une chronologie pertinente pour saisir les permanences, les évolutions et l’idée de cette « quête du droit citoyen » qui semble si évidente en ce mois d’avril 2019.

 

1. Le Statut organique de l’Algérie, une citoyenneté de deuxième collège

a. Le tournant historique du 8 mai 1945

À la fin de la seconde guerre mondiale, les promesses de réforme du statut juridique des Algériens sont noyées dans le sang. Le 8 mai 1945 et les jours qui suivirent sont marqués par un véritable massacre où tous les corps d’armée que comptait alors la France dans le pays sont employés pour réduire un début de manifestation nationaliste transformée rapidement en affrontement armé1. On a compté 45 000 morts. Cette date est pour beaucoup un véritable tournant historique où plus rien, entre l’Algérie et la France, ne pouvait plus être comme auparavant.

Les partis nationalistes, des plus modérés2 aux plus radicaux n’acceptaient plus le statut qui était imposé aux Algériens et, cette fois, n’acceptaient plus aussi le statut fait à l’Algérie par la volonté d’un régime colonial conservateur et réactionnaire.

À l’occasion des élections à la deuxième assemblée constituante puis à celles de l’Assemblée nationale française de 1946, le suffrage exprimé par les électeurs algériens (collège électoral restreint) marque la fin de la politique d’assimilation. Même les partis les plus modérés comme l’UDMA réclament maintenant une République autonome avec un gouvernement propre, des couleurs nationales, une citoyenneté algérienne, un parlement élu au suffrage universel détenant le pouvoir législatif, un président de la République et des ministres responsables de l’exécutif. Pour faire face aux courants réformateurs et plus encore aux indépendantistes du PPA3, les autorités françaises font passer au parlement, le 20 septembre 1947, une loi portant statut organique de l’Algérie.

b. Un statut octroyé

En application de la loi du 20 septembre 1947, « s’appliquent de plein droit à l’Algérie, les lois et décrets relatifs aux libertés constitutionnelles, aux règles d’état civil, relatifs au droit des services dits rattachés, aux traités passés avec les puissances étrangères, à l’organisation militaire, au régime électoral, au statut des assemblées locales, à l’organisation administrative et à l’organisation judiciaire (Art. 9 à 12 du statut) ». Par ce statut généreusement octroyé par la puissance coloniale, l’Algérie est dotée d’une existence juridique propre où les lois françaises ne s’appliquent pas nécessairement ; elle est pourvue d’un statut financier propre qui lui permet de disposer d’une relative autonomie financière par rapport au régime français. Une Assemblée algérienne est instituée avec pour attribution de gérer, en accord avec le gouverneur général (français), les intérêts propres de l’Algérie.

Le statut proclame l’égalité effective entre tous les citoyens français appelés à jouir de toutes les libertés démocratiques, de tous les droits politiques, économiques et sociaux attachés à la qualité de citoyen de l’Union française et garantis par le préambule de la Constitution de la République française et à accéder à toutes les fonctions publiques. Dans la foulée, le régime spécial (code de l’indigénat) est supprimé et le droit de vote accordé aux femmes d’origine musulmane.

Le seul problème, c’est que le statut impose certaines limites à l’exercice de la citoyenneté. Elles apparaissent surtout dans les modalités de représentation des élus. Il y a toujours distinction entre citoyens français (les Européens d’Algérie et la minorité musulmane qui avait accepté l’ordonnance du 4 mars 1944) qui constituent le 1er collège et la majorité des électeurs musulmans qui, en leur qualité de citoyens de seconde zone, constituent le 2e collège. Donc une Assemblée algérienne à deux collèges comportant chacun 60 délégués mais avec prépondérance pour la minorité européenne.

Dépourvue de pouvoir politique et soumise au contrôle du gouverneur général et du gouvernement français, l’assemblée algérienne était dépouillée de toute forme de souveraineté.

Trop peu et trop tard dira-t-on car, déjà, l’ensemble des Algériens, du plus modéré au plus radical, réclamait un État algérien, une Constituante algérienne, un drapeau algérien ; en bref, une nationalité et une citoyenneté algériennes.

Mais, en fait, qui dans cet État algérien et dans cette constituante algérienne devait figurer comme source fondamentale de la souveraineté ?

2. La question de l’identité, de la nationalité et de la citoyenneté en situation de lutte armée

a. Le peuple comme sujet
“Le discours de Messali Hadj du 2 août prononcé au stade municipal d’Alger, peut être considéré comme étant un marqueur dans l’histoire du nationalisme algérien”, Benjamin Stora

C’est dans la deuxième moitié des années 30 que les équilibres fragiles instaurés par le régime colonial commencent à se rompre. En 1934 et 1935 des manifestations violentes avec affrontements intercommunautaires éclatent à Alger et surtout à Constantine. En août 1936, Messali Hadj, dirigeant intransigeant du parti indépendantiste l’Étoile Nord Africaine se fait plébisciter lors de son discours devant les foules rassemblées au stade municipal d’Alger. C’est lui et ses partisans qui fondent en 1937 le Parti du peuple algérien et donnent à leur journal un titre évocateur : Le Peuple.

Il nous semble que nous avons ici le passage à une nouvelle phase de l’histoire de la question nationale mais aussi de celle de la citoyenneté. D’abord, le parti nationaliste quitte le territoire français où il est né et rompt progressivement avec ses origines prolétariennes. Il se donne une nouvelle base de masse ; non plus une base de classe faite d’ouvriers salariés, de prolétaires plus ou moins permanisés et vivant dans l’exil mais une multitude de gens déplacés des campagnes, surtout des jeunes, vivant d’expédients dans les périphéries des centres urbains européanisés4.

Un autre fait apparaît dès cette époque et se poursuit sur toute la période de l’après-guerre, c’est l’apparition d’une divergence sémantique dans les discours des partis politiques. Ceux de la mouvance démocratique citoyenne, comme l’U.D.M.A.*, continuent de développer un discours inspiré de la bonne tradition démocratique citoyenne française. Elle recommande « l’Union avec les partis démocrates et le peuple de France ». Pour elle, le peuple algérien ne pouvait être que cette grande union des communautés vivant en Algérie et la voie de son affirmation ne pouvait se faire que par le jeu des institutions, par la libre expression de ses représentants, c’est-à-dire par les partis politiques démocrates. Un statut particulier pour l’Algérie faisant de ce pays une République autonome avec un parlement élu au suffrage universel, tels étaient les termes par lesquels l’U.D.M.A. pensait pourvoir progresser vers la suppression de la domination coloniale. « Pour ce qui est des distinctions actuelles consécutives au régime colonialiste [], avec le temps et l’introduction de réformes économiques et sociales [], (elles) s’aboliront d’elles-mêmes », proclamait-elle dans ses brochures et documents.

À aucun moment donc n’est apparue l’idée d’une rupture totale avec les institutions et avec le mode de représentation en vigueur. Ce ne pouvait être que dans le cadre des lois françaises et des partis constitués que l’affirmation des libertés démocratiques devait se faire, et quand bien même arrivait-on à concevoir l’idée d’une République algérienne, c’était toujours dans le cadre de l’Union française et dans la coexistence des communautés enfin débarrassées du gros colonat.

Pour l’U.D.M.A., c’est la citoyenneté qui est à conquérir et non la nation algérienne qui, elle, reste encore à édifier. C’est ce que l’on retrouve dans les propos de Abbas qui reprend Renan dans les statuts des « Amis du manifeste et de la Liberté » : il fallait selon ces statuts « créer chez tous les habitants de l’Algérie qu’ils soient juifs, chrétiens ou musulmans, la solidarité algérienne, le sentiment d’égalité et le “désir d’être ensemble” » qui constitue la nation.

Ainsi, prisonnière du fétichisme républicain, la revendication démocratique pour les représentants de l’U.D.M.A. ne va pas plus loin que l’idée où citoyenneté et nationalité viendraient à se constituer dans l’égalité des droits sans distinction de race ni de religion. Le peuple algérien fait de communautés diverses, regroupé autour d’une constitution républicaine, représenté par des partis démocratiques, s’exprimant librement dans un parlement élu au suffrage universel ; telle est la perspective historique et le contenu que donne l’union démocratique du Manifeste algérien à son projet politique.

Dans la conception du parti communiste algérien (P.C.A.), la politique d’alliance qu’il préconise dans les années 50 ne se départit pas des présupposés doctrinaux propres aux partis communistes ; elle s’articule autour de deux principes fondamentaux :

– Il ne peut être de Front démocratique sans la possibilité offerte aux paysans, aux ouvriers et aux intellectuels de « s’organiser librement dans leurs associations propres, en premier lieu dans les syndicats ouvriers, les groupements paysans et intellectuels et naturellement dans le PCA ».

– Il ne peut être de Front national sans alliance avec le peuple de France. Ainsi, pour ce qui est du statut de l’Algérie, il rappelle que le « droit à la séparation ne (doit) pas signifier l’utilité de la séparation ».

Le sujet c’est le peuple mais un peuple où la classe ouvrière et la paysannerie constitueraient à la fois le cœur et l’ossature, et le parti l’avant-garde consciente. C’est d’ailleurs à partir de cette vision que s’élabore la doctrine de la République algérienne démocratique et sociale5.

On saisit ainsi toute la différence du projet politique que développe le parti nationaliste indépendantiste. Pour le P.P.A.-M.T.L.D*, le peuple n’est pas une union de communautés ni une fusion de races et de religions, le peuple c’est le peuple colonisé et sa citoyenneté ne pourra se constituer que dans le cadre d’un État souverain gouvernant un pays libre et indépendant. La question d’une nation fondée sur la communauté de langue et de religion n’est pas encore clairement exprimée, mais elle reste sous-jacente.

b. La question démocratique en situation de guerre de libération

La ligne du premier FLN, celui de 1954-1956, n’est pas d’imposer son hégémonie en tant que parti sur d’autres partis, c’est d’ouvrir une perspective révolutionnaire aux masses exploitées dont l’indépendance nationale n’est qu’un des termes. Pour cela, l’objectif primordial c’était de faire de la guerre des partisans une guerre du peuple. Dès le moment où le peuple assumera la responsabilité de mener directement cette guerre, il aura conquis la possibilité matérielle de s’émanciper de l’oppression politique et de l’exploitation économique. Tel était le sens que donnaient les auteurs de la proclamation du FLN à leur objectif premier : « la restauration de l’État algérien souverain démocratique et social dans le cadre de principes islamiques ».

La référence à la communauté de foi et à ses principes continue de poindre sans prendre les devants ni être complètement assumée.

Si hégémonie il y a, c’est bien sûr d’une hégémonie du peuple (sous-entendu des paysans pauvres et du prolétariat des villes) sur la classe politique « corrompue et réformiste » qu’il s’agit. Ce n’est pas le groupe fondateur qui a conçu le FLN comme parti en partant de la critique du parti duquel étaient issus ses propres éléments. La transformation progressive du FLN en parti hégémonique et exclusif, en édifice fondamental de la nation et en garant de la légitimité révolutionnaire, en un mot en un nouveau sujet de l’histoire, se fera progressivement à partir de 19556.

C’est autour des principes d’autorité et de légitimité que s’est nouée, en 1956, la première crise institutionnelle du mouvement de libération nationale. Cette crise trouve son prolongement dans les divergences de conception quant aux procédures de mise en place des assemblées du peuple décidées par le Congrès de la Soummam7. La question démocratique apparaît là aussi une nouvelle fois liée au système de représentation du peuple. Pour la direction centrale, ces élections devaient être libres et les listes de candidatures ouvertes de façon à démontrer le soutien explicite et massif de la population algérienne à la direction révolutionnaire représentée par le FLN. En défendant une telle ligne, le groupe d’Alger voulait, comme il l’a fait avec la grève des cours de mai 1956 et la grève des commerçants de novembre 1956, « démontrer au monde que le peuple tout entier adhérait à la lutte libératrice et non pas seulement quelques groupes retranchés dans les montagnes ».

Or ce n’est pas du tout de cette façon que les dirigeants des maquis concevaient la représentation du peuple dans les Assemblées élues et ils ne concevaient pas non plus celles-ci comme argument de représentativité susceptible de servir lors des débats autour de la question algérienne qui devaient se dérouler à la prochaine session de l’ONU. Si l’on en croit Harbi8 les présidents de ces Assemblées devaient avant tout être, de droit, membres du FLN et désignés par les commissions politiques qui soumettraient ainsi « aux électeurs une liste de cinq membres choisis avec soin parmi les éléments de la population acquis à la cause nationale ».

Voila encore une fois cristallisée la divergence fondamentale entre deux lignes politiques et deux stratégies du mouvement de libération nationale. Fallait-il établir les bases d’une démocratie nationale révolutionnaire représentant le peuple tout entier ou bien fallait-il garantir le principe d’unicité de commandement et de représentation du peuple qui, lui aussi, du point de vue de ses défenseurs, est démocratique et populaire dans ses fondements ?

Quelles que furent les procédures appliquées ici et là pour en arriver à l’élection des Assemblées populaires, il reste que celles-ci constituèrent jusqu’en 1962 le premier appareil d’administration et de gestion des affaires du peuple dans les zones contrôlées par l’Armée de libération, les premières Assemblées populaires communales qui ne seront pas reconduites d’ailleurs quand, en 1962, les nouveaux hommes au pouvoir décideront de doter le nouvel État algérien d’un appareil administratif plus adéquat, en reconduisant…. le système municipal colonial.

Pour nous résumer, nous pouvons considérer que l’une et l’autre des lignes qui s’opposent dans la direction du mouvement de libération nationale partent d’une vision qui, pour ne pas être tout à fait élaborée comme doctrine n’en est pas moins cohérente. La première se veut nationale parce qu’elle est de fait l’expression de la volonté de la nation tout entière de se libérer du colonialisme, démocratique parce qu’elle permet à toutes les composantes politiques d’avoir une part dans la direction du mouvement de libération, révolutionnaire parce qu’elle préserve l’hégémonie du FLN sur les autres mouvements concurrents ou plus explicitement collaborateurs. Elle s’appuie sur les instances dirigeantes de la révolution pour fonder sa légitimité, et sur sa primauté pour asseoir son pouvoir.

Compte rendu réalisé par Jacques Choukroun

Historien, Cheville ouvrière de Regards sur le cinéma algérien

et gérant de la société de Distribution Les Films des Deux Rives 

 

 

 

 

* Daho Djerbal. Maître de conférences en histoire contemporaine au Département d’Histoire, Université d’Alger 2, Daho Djerbal est, depuis 1993, directeur de la revue Naqd, d’études et de critique sociale. Après une dizaine d’années de travaux en histoire économique et sociale, il s’oriente vers le recueil de témoignages d’acteurs de la lutte de libération nationale en Algérie. Il travaille aussi à la relation entre Histoire et Mémoire.
Il a publié en 2012 L’Organisation Spéciale de la Fédération de France du FLN, 448 pages, aux éditions Chihab (Alger).

Notes

1Cf. Radouane Ainad-Tabet, Le 8 mai 1945 en Algérie, OPU, Alger 1995 (2e édition) ; et aussi A. Rey-Goldzeiguer et M. Kaddache op.cit .

2L’ensemble des modérés algériens se regroupent dans l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) dirigé par Ferhat Abbas. Ils défendent le principe d’un État et d’un parlement algérien associés à la France.

3Parti fondé en 1937 après la dissolution par les autorités françaises de l’Étoile Nord-Africaine dirigée par Messali Hadj

4Voir à ce propos les travaux d’Omar Carlier, Entre Nation et Jihad, Histoire sociale des radicalismes algériens. Éd. Presses de Sciences Po, 1995

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* Union Démocratique du Manifeste Algérien

5La position du PCA connaîtra une relative évolution avec la radicalisation des luttes entre 1953 et 1955.

6Cette évolution vers l’hégémonie sera marquée tout au long des années cinquante par une guerre fratricide entre FLN et MNA messaliste.

7Considéré en fait comme le premier congrès du FLN. Il se tient dans la région de la Soummam le 20 août 1956

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*Parti du Peuple Algérien – Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques

8Mohammed Harbi, Le FLN, Mirage et réalité. Rééd. Naqd-Enal, Alger 1993