Le village, la ville, la commune sont incontestablement, pour les Français, les « cellules de base » de la démocratie. Elles incarnent même, pensent-ils, la politique, au sens noble du terme. Mais alors, comment et pourquoi valider un premier tour comportant en raison de la pandémie un taux d’abstention national de plus de 55% et pourquoi vouloir organiser à la hussarde un deuxième tour dans de telles conditions sanitaires et psychologiques ?


 

Pour essayer de comprendre, il nous faudra examiner ces deux sujets, la démocratie dite « de proximité » d’une part, et de l’autre la politique politicienne nationale. Sont-elles contradictoires ou pas, c’est la question fondamentale qui peut nous aider à analyser cet événement surprenant qu’est l’exécution sommaire des élections municipales à laquelle nous sommes conviés le 28 juin.

Celui qui sera élu dans chaque commune choisira ses adjoints et concentrera le pouvoir, car il sera titulaire, de par la loi électorale (J.O. du 20.11.1982), d’une majorité absolue. Il pourra donc réaliser sereinement son programme. Toutefois, ces règles ont souvent des effets secondaires déjà bien identifiés : tous les colistiers sont aux ordres ; parfois, un adjoint se voit retirer sa délégation en cas de divergence.

De l’autre côté, se trouve donc une opposition certes virulente mais de fait impuissante. Les élus des listes battues restent spectateurs avec pour seuls soutiens intéressés les médias locaux. Quand à évaluer les liens avec les partis, on sait que ces derniers mobilisent une partie des électeurs qui votent ainsi pour la cause qu’ils défendent avant de voter pour l’homme, mais on sait aussi que la population combine cet élément avec la notabilité du candidat, son investissement dans les lieux de sociabilité, dans les réseaux.

Aussi, les partis dominants, dans ce qu’ils peuvent apporter à la commune, sont un plus pour le maire (Gaxie D. 2000). Les militants locaux cherchent bien sûr à obtenir des postes (membres du cabinet, contrat de travail au sein de la Mairie) ou des avantages en nature : petite adaptation d’un plan local d’urbanisme, subventions diverses, logements peu onéreux, places en crèche, etc. Remporter une élection municipale, c’est ainsi gagner toute une série de possibilités de « rémunérer » en retour l’investissement des militants, ou d’octroyer des faveurs à tous ceux qui peuvent se révéler utiles dans les stratégies de conquête ou de conservation du pouvoir (pour les remercier ou les faire taire). (Koebel M. 2008).

Alors, dans ces circonstances, comment interpréter le peu d’empathie dont l’élection municipale a pu bénéficier de la part de l’État ? S’il apparaît évident qu’il fallait tout reprendre à tête reposée dans quelques mois, ce n’est pas ce qui a été décidé. Dans le même temps, nombre d’électeurs nous confient qu’ils ne retourneront pas voter le 28 juin.

Les arguments que nous avons recueillis mêlent quatre éléments pour justifier l’abstention : rejet des élus (tous pourris), crainte d’une contamination personnelle au Covid 19 en allant voter, désintérêt net pour le politique en général, mauvaise date (chaleur, congés).

Ces aspects sont inquiétants pour la vie démocratique, mais ils expriment bien ce que nous identifions comme un sentiment populaire d’impuissance face à des manipulations permanentes qui sont soudainement rendues visibles et conscientisées par cette forme d’apocalypse (l’épidémie) au sens d’une révélation (aléthéia) qui a découvert et montré ce qui était jusque là caché ou qu’on faisait mine d’ignorer.

Mais il s’agit d’élections municipales et on sait pourtant que les maires demeurent les élus les plus populaires auprès des Français, particulièrement dans les petites communes, selon un sondage Odoxa : 63 % des Français ont une bonne opinion de leur maire, selon cette enquête publiée le mardi 8 octobre 2019, et cette appréciation monte à 68 % chez ceux qui résident dans des communes de moins de 2 000 habitants.

Le maire est aussi quatre fois plus connu (seulement 9 % des interrogés ne le connaissent pas) que le président de région et le député, cinq fois plus que le président de département et six fois plus que le sénateur.

En ce qui concerne ce choix du 28 juin, on ne peut rien dire sur la motivation réelle de notre Président, car on n’en sait objectivement rien ou presque rien. Mais tout de même, certains indices s’accumulent au sujet des raisons de sa décision : proximité des élections sénatoriales, contestation de plus en plus forte de l’autorité de l’État dans tous les microcosmes, menace d’un mouvement social de grande ampleur à la rentrée, crise économique majeure dans tous les secteurs, etc.

Face à cette situation difficile, il fallait trancher : même si les résultats électoraux n’étaient pas très bons pour le gouvernement, refaire les élections pouvait donner pour ses intérêts un résultat bien pire. Donc, tandis que quelques ministres préservaient leur carrière politique en se faisant élire comme maires au cas où (Darmanin, Lecornu, Riester), la meilleure des solutions pour le gouvernement était donc bien d’expédier rapidement ce scrutin.

Abraham Lincoln décrivait la démocratie comme « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Le peuple qui commande, c’est bien l’étymologie du mot. Cependant, ce même mot est sujet à des interprétations différentes, il se complète de nombreuses applications, dirait-on aujourd’hui.

Cette impression d’être sans cesse floué, trompé, utilisé qui envahit la population maintenant ; cette impression peut-elle déboucher sur une transformation qualitative de notre rapport à la politique ? L’image du Maire révélant sa nature carriériste et autocratique disqualifiera-t-elle durablement sa fonction dans l’estime populaire après ce 28 juin ?

Les excès de la politique politicienne, détournant l’intérêt général au profit d’une caste qui a confisqué le pouvoir, ne laisserait-elle comme choix aux citoyens que celui d’observer, impuissants, des joutes stériles, sans que leurs voix ne soient prises en compte ?

La situation nous interpelle, comme nous interrogent les espoirs affichés de relancer les machines économiques (prix cassés) et sportives (compétitions, vedettariat), qui auraient pour l’État l’intérêt politique de faire oublier les véritables problèmes et surtout les désirs de leur trouver des solutions durables, ici et maintenant.

Thierry Arcaix

Illustration : Moss Artiste, Les trois bises. 2019

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Thierry Arcaix a d’abord été instituteur. Titulaire d’une maîtrise en sciences et techniques du patrimoine et d’un master 2 en sciences de l’information et de la communication, il est maintenant docteur en sociologie après avoir soutenu en 2012 une thèse portant sur le quartier de Figuerolles à Montpellier. Depuis 2005, il signe une chronique hebdomadaire consacrée au patrimoine dans le quotidien La Marseillaise et depuis 2020, il est aussi correspondant Midi Libre à Claret. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages dans des genres très divers (histoire, sociologie, policier, conte pour enfants) et anime des conférences consacrées à l’histoire locale et à la sociologie.