Humaine, si humaine, Agnès Varda s’est donc déprise du terrain de l’image pour quitter ce monde. Rien ne pouvait mieux lui ressembler que ce départ confiant, cet incroyable arrachage de la terre à la Folon,  envol poétique, fragile, enfantin,  informel d’une âme artiste. Je tiens à la rappeler, se mêlant avec grand intérêt aux glaneurs, gens dits « de peu » aux jeunes têtes brunes, blondes et aux plus vieilles, chenues filmées avec une délicatesse et tendresse. Elle savait aussi dénicher ces objets inanimés qui ont une âme, pomme de terre en forme de cœur, cadres ou photos. Elle savait accrocher en plan délicieusement rapproché le frémissant et intense regard de sa Cléo de 5 à 7. Elle plane aujourd’hui au-dessus d’une œuvre, une écriture construite d’intime, d’heureux hasards entrant inopinément dans le champ, plongées empathiques ou travelling inversés de « Sans toit ni loi ». C’est cette chronique d’un tournage en terre gardoise où j’avais fait plus ample connaissance avec Agnès en jouant les techniciennes de base, les petites mains du 7ème art que j’ai envie de rapporter.

Je connaissais Agnès Varda que j’avais rencontrée lors de la présentation à Montpellier de son film qui marquait son féminisme, « L’une chante, l’autre pas ». Je me souviens de ce repas partagé au cours duquel je l’avais trouvée vive, attentive et plus que tout précise, une espèce de précision parfois sèche, coupante mais caractéristique précieuse lorsqu’il s’agit d’orchestrer un tournage. Dans un coin de mes flash back cinéphiliques dont ceux de ses premiers films, elle était restée ainsi, souriante mais justement aux aguets. Et puis un beau jour, dans un train, en février 1985, je retrouve ce même visage, œil fureteur, l’esprit en quête. Le bavardage reprend, un biologiste et une tchèque se mêlant à la conversation :

«- que faudrait-il faire pour améliorer la situation, pour que les gens soient moins hargneux, plus heureux ?

– Nous sommes à un degré de sophistication (c’était pourtant en 1985 NDLR) technique remarquable et pourtant à la préhistoire de la communication humaine. Rien ne se passe entre les gens .»

C’est à ce moment qu’un monsieur à chapeau d’un certain âge, jusque là des plus silencieux, s’est immiscé dans le débat, tenant des propos irritants. D’un clin d’œil, index sur la bouche, Agnès m’impose le silence. Avec raison… Il faut laisser les gens aller au bout de leurs mots, au bout de leur peine… Pour les embaucher devant la caméra. C’est ainsi qu’un certain monsieur Berthier a fini par mettre le pied sur un plateau de cinéma, embauché par madame Varda à la fin d’un voyage entre Paris et Avignon. Agnès Varda capte ces rencontres de hasard qui enrichissent le film qu’elle a déjà en tête. Elle pénètre avec pertinence dans cet infra qui fera chair dans son projet d’image. Je sens que son film sera aussi fait de cela. Quelques mois après Varda crie « Moteur ». L’équipe bouge autour d’elle , Sandrine Bonnaire, l’héroïne de « Sans toit ni loi » écoute attentivement…

La Provence entre Beaucaire et Tarascon est belle, baignée de soleil, soufflée par la violence du vent. Tout rayonne y compris l’équipe, fin prête : script, perchman, opérateur, photographe, preneur de son et les autres aussi indispensables à la création vont se mettre en place mais pour l’instant ils se calent les joues autour d’une bonne table, très attentionnés pour la vieille dame de 85 ans, la doyenne du film. On papillonne beaucoup autour de Sandrine. Isabelle m’explique un peu les difficultés pratiques du tournage : les prises de contact, les repérages, les problèmes financiers, les aléas du climat (filmiquement on est en hiver ; or, il fait un temps printanier et les gens sont en bras de chemise). Silence, on tourne au café Henri à Barbentane ; le clap retentit, les gens de la vraie vie sont devenus des personnages qui se mettent en mouvement.

Et un, on tape la belote, et deux, on commande l’éternel pastis. Les pépés du coin n’en croient pas leurs yeux : tous ces projecteurs qui leur font cligner de l’œil. — Peuchère, c’est de la magie tout ça !

De concert, parisiens et provinciaux s’appliquent à se donner la réplique ; pas la même dégaine : les professionnels semblent camper sur leur professionnalisme. Les autres sont peu ou prou impressionnés par la caméra et peut-être la voix, pourtant amène, de Madame Varda, déesse ex machina.

Le soigneur de platanes (dans la région, ces arbres sont malades) n’en finit pas de rougir, d’avaler sa salive.

Que voulez-vous, ce n’est plus le même Paris qu’au temps de Pagnol que les gens fantasment : il s’est bien démocratisé dans leurs têtes. Qui n’a pas fait sa montée en capitale ? Tout de même un film, c’est pas rien et le village entier de Barbentane est aujourd’hui frénétiquement sensibilisé par cette agitation cinématographique des plus urbaines. Le cinéma lui n’est pas encore décentralisé !

L’actrice Sandrine Bonnaire et la réalisatrice Agnès Varda, sur le tournage de Sans toit ni loi Dr

 

5e et dernière prise dit Agnès, exigeante sur le détail. Rien ne lui échappe de ce qui entre dans le cadre, de ce qui déborde du viseur.

— Parfois, je laisse le hasard pénétrer dans le champ à condition qu’il soit beau.

Fini, tout le monde souffle, le matériel est emporté vers le night-club, autre lieu choisi.

Le fondu enchaîné inscrit la province profonde dans les nouveaux branchés.

Yolande Moreau soutient vaillamment, bien qu’indifféremment son rocker de copain qui a un peu trop levé le coude et chute comme un vieux tas dans la voiture adaptée aux démarrages intempestifs.

Stop et arrête sur image : il y a trop d’éclairage.

Vite, tout un chacun s’active pour faire de l’ombre avec ce qu’il a sous la main, un carton, un grand sac. C’est ça le ciné : on fait du neuf avec du vieux, on fait la nuit avec le jour : c’est magique et vous n’y verrez que du feu… On parie ?

Il commence à faire frisquet… Rendez- vous la semaine prochaine pour le tournage de la scène en gare de Nîmes.

Mardi : plus de fébrilité qu’à la campagne.

Les lycéens du coin sont venus tenter leur chance pour la figuration.

Sandrine, dépenaillée, est couchée sur un banc. Les zonards du coin traversent le champ très éclairé. Agnès s’emploie à obtenir un silence complet. Elle est calme, un peu ennuyée semble-t-il par les vas-et- vient, les cris et les chuchotements de la foule.

M. Berthier est là : il est venu, l’air compassé, heureux de faire l’acteur. Encravaté, chapeauté, au cordeau, il frétille d’aise. C’est assez émouvant de le voir venir tenir un rôle qui est presque lu.

Les fils sont tendus. Nous sommes en deçà du champ, Varda va crier moteur : c’est encore ça le cinoche : l’exclusion, l’intrusion, la machine à voir qui avance lentement sur son chariot. Agnès a collé l’œil au viseur, elle fait signe : c’est bon. Moteur… À vous.

Elle n’est plus mais résonnent en moi les trois mots qui, déclarait-elle, l’animaient : inspiration, création et partage. À bon entendeur… !

MJ.Latorre

Avatar photo
Journaliste, ancienne responsable Culture du titre La Marseillaise (Nîmes). Marie-joe Latorre a joint le peloton fondateur du média altermidi. Voyageuse globe-trotteuse, passionnée par les arts, les gens, les lettres et le cinéma. Passés ses carnets de voyage et ses coups de coeur esthétiques, cette curieuse insatiable est également spécialiste du cinéma d' Ingmar Bergman. Marie-joe a également contribué à de nombreuses monographies d'artistes (Colomina.2017, Ed Le Livre d'Art - Edlef Romeny.1997, Edisud.)