Fort de sa victoire lors du scrutin régional en Ombrie, le leader de la Ligue tente de rassurer l’électorat en jouant le modéré.

Matteo Salvini est de retour. Il a remporté la bataille en Ombrie le dimanche 27 octobre, mais c’était prévisible. Il est revenu bousculer la scène politique avec une force qui n’est pas uniquement numérique. En 2005 déjà, l’écrivain Francesco Ramella évoquait l’hypothèse d’un basculement des anciens bastions communistes d’Italie centrale vers d’autres horizons. Aujourd’hui, la carte électorale de l’Ombrie montre que la transition du rouge au vert, la couleur de la Ligue, s’est bel et bien produite, et qu’elle est structurelle et non épisodique. Lors de ces élections régionales, avec 37 % des suffrages, la Ligue est le parti qui a recueilli le plus de voix dans 90 % des communes. “Nous pouvons sont sapées depuis des années, et qui se cramponne au présent comme au dernier canot de sauvetage. Salvini a senti souffler ce vent, tout comme ses collègues souverainistes de toute l’Europe, mais, lui, avait deux grands avantages. Contrairement à Marine Le Pen ou aux Allemands de l’AfD [Alternative pour l’Allemagne, extrême droite], il est à la tête de la majorité des régions italiennes. Et son combat pour l’hégémonie avec la droite modérée se déroule au sein même d’une droite italienne qui se range comme un seul homme derrière son leader.

Contrairement à ce qui se passe dans le reste de l’Europe, en Italie, aucun parti modéré, libéral ou post-démocrate-chrétien ne dresse un rempart antisouverainiste. Mais aujourd’hui, l’élément inédit est ailleurs. Ce qui est surprenant, c’est la métamorphose du personnage Salvini. À l’époque où il était ministre de l’Intérieur, homme de gouvernement, il se faisait volontiers filmer en tee-shirt et bermuda, comme un tribun du petit peuple. Maintenant qu’il est relégué dans l’opposition, échaudé par le revers qu’il a essuyé en août dernier – lorsqu’il n’a pas obtenu d’élections anticipées –, il affiche un visage détendu, dégage une force tranquille et calme, à la manière d’un François Mitterrand, et arbore le costume bleu institutionnel. Il a compris que l’électorat avait besoin d’être rassuré, et non plus uniquement stressé et chauffé à blanc, et qu’il a eu sa dose de colère et de désillusions.

Ainsi, Salvini n’écarte pas l’idée de voir Mario Draghi, l’ancien patron de la Banque centrale européenne (BCE), à la présidence de la République. Mieux, il prépare l’adhésion de la Ligue au Parti populaire européen (PPE), place la sécurité et la lutte contre l’immigration aux derniers rangs de ses priorités et préfère parler d’impôts, d’économie et d’emploi. Ainsi, l’homme s’apprête à monter à l’assaut de l’Émilie-Romagne rouge. Une région qui est une tourner définitivement la page sur la sous-culture traditionnelle rouge en Ombrie”, ont commenté les chercheurs de l’Institut Carlo Cattaneo en conclusion de leur étude, soulignant que l’Ombrie est le dernier en date d’une série d’anciens fiefs de gauche conquis par le centre droit dans des élections régionales. Jusqu’en 2017, le centre droit contrôlait trois régions. Il en dirige aujourd’hui douze. “Nous n’assistons pas uniquement à un changement de majorité, du centre droit au centre gauche. On observe un renforcement très net et sans précédent des composantes les plus radicales (les souverainistes) du camp de centre droit.”

Tee-shirt et bermuda

La page a donc été tournée. Il ne s’agit pas d’un simple changement de majorité ou uniquement d’une victoire. Mais du démenti cinglant d’une hypothèse qui, à la fin de la crise gouvernementale de l’été dernier, circulait avec beaucoup trop d’optimisme. C’est avec une certaine amertume que l’on relit aujourd’hui ce que l’on en disait : le salvinisme est fichu, le climat de haine appartient au passé, une ère nouvelle s’ouvre, un nouvel humanisme, même, comme l’affirmait le Premier ministre Giuseppe Conte. Moins de soixante jours après l’investiture, il ne reste qu’à confirmer ce que nous avons écrit récemment. À savoir que Salvini avait perdu dans les palais du pouvoir, mais certainement pas dans la société.

Le Mouvement 5 étoiles (M5S, antisystème) a été un raz-de-marée qui, depuis 2013, a investi tout le paysage politique italien, mais sans rien construire, et lorsque le niveau des forces antisystème a baissé, l’eau s’est retirée, ne laissant rien dans son sillage : aucune culture politique, pas de classe dirigeante, pas la moindre réalisation au bilan de son gouvernement. La Ligue, en revanche, est un parti qui manie la chaux vive, bâtissant des structures instables sur les décombres de ceux qui l’ont précédé.

En Europe, après les élections de mai dernier, les populismes ont été contenus mais pas terrassés. Et c’est à nouveau dans le corps central de l’électorat que se joue la bataille. L’objectif est de séduire une classe moyenne aigrie et inquiète, dont les attentes et les certitudes économiques sorte de ligne Maginot du centre gauche italien : si elle tombe aux prochaines élections, en janvier 2020, c’en sera fini de la gauche.

Mais il le fait avec la promesse de remplacer les hommes du Parti démocrate (PD, centre gauche) qui ne savent plus défendre le système de services qu’ils ont mis en place il y a des décen-nies, en courtisant les nouveaux résidents et ces fi ls des méridionaux émigrés qui sont aujourd’hui déçus par la faillite d’un modèle social. Salvini sait changer. En Europe, il se présente sous les atours d’un démocrate-chrétien, tandis qu’en Émilie-Romagne il se fait passer pour un commu-niste de la région du Pô.

Capitaine fragile

Il y a un quart de siècle, le grand anthropologue Carlo Tullio-Altan expliquait que la vie politique italienne était une alternance de phases “transformistes” [où l’on change d’alliances ou de parti] et de phases autoritaires. Une intuition que son fils, le dessinateur satirique Altan, a magistralement résumée en une formule : “Le peuple italien est un peuple extraordinaire. J’aimerais tant que ce soit un peuple normal.” La succession des gouvernements Conte I (formé par une alliance Ligue-M5S) et Conte II (M5S-Parti démocrate) en est une confirmation éclatante. À la phase autoritaire et au risque d’une victoire électorale du salvinisme de combat, qui, cet été, se pavanait sur les plages, on a répondu par une opération de maquillage politique incarnée par le président du Conseil. Le Premier ministre Conte semble être un capitaine fragile, qui navigue à vue. Et un plus grand danger guette.

Matteo Salvini est le plus “transformiste” des hommes politiques italiens. Il est passé du séparatisme au souverainisme, et, désormais, il lui est très facile de s’ériger en héritier du centrisme modéré ou d’une certaine anthropologie conservatrice qui trouve aussi un écho auprès de l’électorat post-communiste des régions rouges. Si sa métamorphose lui réussit, ce sera lui qui construira le nouveau “parti de la nation”. Une formation capable de durer des années. Une créature politique inédite et inquiétante : le transformisme autoritaire.

Marco Damilano

 Source L’Espresso 1/11/2019 publié dans Le Courrier International