Pour la publication des premiers éléments de cette enquête consacrée aux gilets jaunes, nous nous sommes associés avec le Comité régional du Languedoc-Roussillon de La Ligue des droits de l’Homme qui est impliqué dans le mouvement en tant qu’observateur. Actifs sur le terrain de la défense des droits humains, la LDH est en première ligne pour dénoncer une répression policière et judiciaire qui atteint des niveaux inégalés. Les ligueurs s’attachent également à analyser le mouvement des gilets jaunes, notamment pour définir comment la LDH peut se situer par rapport à lui. Sans doute parce que l’humanité se trouve à la croisée des ronds-points.


Cette volonté de comprendre s’est appuyée sur le travail impressionnant (1) d’un collectif de chercheurs dont la démarche a consisté à recueillir l’information à la source.

Les premiers résultats ont permis d’identifier quelques points saillants, exposés lors d’une conférence donnée au Comité régional Languedoc Roussillon mi-avril 2018 par la chercheuse montpelliéraine Emmanuelle Reungoat (2).

Vu du terrain, la première observation, celle qui a frappé tous ceux qui ont eu la curiosité de se rendre sur un rond-point ou pris le risque de rejoindre un cortège, ce sont les gens. Comme le dit Nicolas Mathieu, leurs paroles libres de préjugés « déchirent la toile uniforme des jours« . Sur les ronds-points ou dans les manifestations, les hommes et les femmes présents parlent volontiers. Ils ont beaucoup à dire. On ressent un grand besoin d’expression, de socialisation, ils partent de leur vie personnelle.

Et ces récits de vie se transforment en revendications politiques.

On constate une très grande hétérogénéité, notamment de culture politique. Ce mouvement n’est pas parisien. Le fait que les GJ se présentent comme a-politiques a suscité l’adhésion de gens qui n’ont pas l’habitude de militer.

Une partie de la population n’est pas représentée : les plus précaires, les banlieues et, bien sûr, les plus aisés. Par ailleurs on constate une fracture villes/campagnes.

 

Qui sont les « gilets jaunes » ?

S’il n’y a pas de portrait type des manifestants, puisqu’une des caractéristiques du mouvement est sa diversité, les  gilets jaunes  sont d’abord des personnes, hommes et femmes, qui travaillent (ou, étant retraités, ont travaillé), âgés de 45 ans en moyenne, appartenant aux classes populaires ou à la « petite » classe moyenne.

  • SEXE : Beaucoup plus de femmes (40 à 45 %) que d’ordinaire (30 %) dans les manifestations. Les femmes sont plus visibles, notamment dans les médias.

  • AGE : 45/50 ans : une histoire de vie déjà longue. Et beaucoup de retraités. Trajectoires de vie marquées par des problèmes (maladie, séparation).

  • Synthèse : des hommes et des femmes blancs, péri-urbains, aux revenus modestes.

  • MÉTIERS : Sur les ronds-points, sur-représentation des employés, des ouvriers, des infirmiers, aide soignants ; beaucoup d’artisans, de commerçants. Des chefs d’entreprise (auto-entrepreneurs). Chez les hommes, routiers, intérimaires. Peu représentés : cadres et professions intermédiaires. Dans les manifestations, davantage de professions intermédiaires, de diplômés.

  • Professions sur-représentées : les métiers du « care » (accompagnement social, au sens large). Des trajectoires de vie très variées.

  • NIVEAUX DE DIPLÔMES : Intermédiaires : BAC, BEP, CAP. Peu de diplômes supérieurs, peu de non diplômés. Population des ronds-points : plutôt peu diplômés. Population des manifestations : davantage de diplômés. Davantage de manifestants traditionnels. Mais on constate une évolution : de décembre 2018 à janvier 2019 le nombre de diplômés supérieurs (masters) avait doublé. Cela contribue à expliquer l’évolution des revendications.

  • REVENUS : peu de données précises. Le revenu mensuel médian (3) est 1700 euros, 30 % de moins que le revenu médian en France. Ce sont des revenus modestes. Ce ne sont pas les plus précaires qui sont là.

 

Rapport au politique

Presque la moitié des GJ n’avaient jamais manifesté. Ce qui explique des manifestations inédites. Cela ressemble plus à des rassemblements qu’à des manifestations habituelles. Très fort rejet de la représentation (élus, partis, syndicats) et des médias (au profit des réseaux sociaux). Mais rien sur les maires. On entend « pas de syndicats mais des syndiqués ». Le mouvement se structure en dehors des partis et des syndicats.

Les GJ ne se sentent pas représentés, ils ne se situent ni à droite ni à gauche. Mais dans les manifestations il semble qu’il y ait davantage de gens « de gauche ». Ceux qui se situent sont « sur les bords », pas de centristes. Derrière ces positionnements « ni de droite, ni de gauche », on trouve des votes pour la France insoumise ou pour le Front national.

Le positionnement des participants aux manifestations est plus à gauche que les GJ des ronds-points. On constate un effet de politisation progressive. Il y a un effort de structuration (Assemblées de Commercy, puis de Saint-Nazaire) mais c’est difficile et lent. Une grande méfiance à l’égard de tout leader persiste.

Cette enquête confirme également le large rejet des organisations représentatives traditionnelles : 64 % considèrent que les syndicats n’ont pas leur place dans le mouvement, 81 % pensent de même pour tous les partis politiques.

Ce rapport de distance ou de méfiance à l’égard du système de représentation institué se retrouve lorsque les répondants sont invités à se situer sur l’échelle gauche-droite. La réponse dominante consiste à se déclarer comme apolitique, ou « ni de droite ni de gauche » (33 %). En revanche, parmi ceux qui se positionnent, 15 % se situent à l’extrême gauche, contre 5,4 % à l’extrême droite; 42,6 % se situent à gauche, 12,7 % à droite et, surtout, seulement 6 % au centre. En comparaison, un sondage conduit par Ipsos en avril montrait que 22 % des Français rejettent le clivage gauche-droite, quand 32 % se situent à gauche et 39 % à droite. Cette grande diversité du rapport au politique est un élément majeur de la singularité du mouvement.

 

 

 


Notes:

  1. Le travail de recherche se base sur une série d’entretiens réalisés sur les ronds-points, en face à face. 800 à  1 000 questionnaires ont été recueillis.

  2. Emmanuel Reungoat est maîtresse de conférences en Science politique à l’Université de Montpellier.

  3. Revenu médian = 50 % des Français gagnent plus, 50 % gagnent moins.


VIA : Article publié en partenariat avec le Comité régional du Languedoc-Roussillon de La Ligue des droits de l’Homme à partir d’une enquête menée auprès des « Gilets Jaunes » sur les ronds-points et dans les manifestations, par un collectif de chercheurs, monté après le 17 novembre 2019.

Cette enquête a été réalisée entre novembre 2018 et janvier 2019 dans plusieurs régions (Grenoble, Bordeaux, Nantes, Paris, Lille, Montpellier).

Membres du collectif de chercheurs :
Camille Bedock, Centre Emile-Durkheim, Sciences Po Bordeaux, CNRS
Antoine Bernard de Raymond, Irisso, université Paris-Dauphine, INRA
Magali Della Sudda, Centre Emile-Durkheim, Sciences Po Bordeaux, CNRS
Théo Grémion, diplômé d’un master de géopolitique de l’université de Genève et d’une maîtrise d’urbanisme de l’université Paris-X
Emmanuelle Reungoat, Centre d’études politiques de l’Europe latine, université de Montpellier
Tinette Schnatterer, centre Emile-Durkheim, Sciences Po Bordeaux, CNRS

Contact : Magali Della Sudda – m.dellasudda (at) sciencespobordeaux.fr


SOURCES :
Infographie : lemonde.fr
Photo : Gilets Jaunes La Montagne dr


Voir aussi : Enquête sur le mouvement volet 2.

Quelles sont les revendications des gilets jaunes ? 2-2