Une table ronde  à Marseille sur le thème  » Gilets jaunes : justice sociale et transition écologique » réunissant un économiste, un politologue et un sociologue : en programmant cette initiative dans le cadre de son premier Festival des sciences sociales, l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, avait choisi de se saisir de l’histoire immédiate.


Gilets jaunes : depuis le début du mouvement, en novembre 2018, on ne compte plus les heures d’antenne sur les chaînes de télévision, les « analyses » d’éditorialistes pressés, les reportages dans la presse écrite, les condamnations péremptoires d’un microcosme médiatique qui avait pourtant vu d’un bon oeil les premières heures de ce qu’il prenait pour une simple  « révolte anti-fiscale ». Las, déjouant  tous les pronostics, le mouvement des gilets jaunes s’est avéré beaucoup plus large que cela. Ses modalités d’action, son caractère « gazeux », insaisissable, n’ont cessé depuis d’interroger. De provoquer même « la perplexité » selon les mots du sociologue Michel Peraldi, co-auteur d’un livre à paraître prochainement, Marseille en colère.


« Une taxe mal conçue »

Ému la veille, selon ses propres dires, par « une immense foule de jeunes à Milan » brandissant « des pancartes en italien et en anglais nous reprochant à nous, générations plus anciennes, de ne rien faire ou pas suffisamment pour la planète », l’économiste Alain Trannoy, spécialiste de la fiscalité, y a vu  » un formidable message d’espoir finalement, on parle beaucoup de Greta Thunberg mais là c’était des milliers de Greta Thunberg qui en appelaient à notre conscience ». 

Favorable a priori à l’idée d’une taxe carbone, l’économiste s’interroge : « comment a t-elle pu être le déclencheur d’un mouvement social aussi aigu? ». Alain Trannoy en convient : l’affaire a été mal ficelée. Et ce n’est pas le « mécanisme de compensation » constitué par le chèque-énergie qui sauvait la mise. »En 2018, cette taxe devait représenter 800 millions d’euros mais seulement 10% des montants de recettes de la taxe carbone étaient redistribués, 90% de cette taxe allaient au désendettement de l’Etat, au financement du CICE, c’était très déséquilibré par rapport à ce qu’on voyait dans d’autres pays.

Nous étions un certain nombre d’économistes à mettre en avant le fait que cette taxe avait des effets régressifs, c’est à dire qu’elle allait peser plus lourd sur les ménages avec des bas revenus, en particulier ceux qui habitent dans les zones rurales » souligne Alain Trannoy qui ajoute : «  pour une fois, on ne pouvait pas dire que les économistes n’avaient pas prévu qu’il y avait une difficulté ». 

Résultat de « cette taxe mal conçue » : elle a servi de révélateur à des inégalités territoriales. «  Dans les zones rurales, lorsque les personnes doivent faire 20, 40 ou 50 kilomètres pour aller à leur travail ou pour aller voir leur médecin, les possibilités de substitution à travers l’utilisation de transports collectifs sont relativement limitées. Le mécanisme incitatif qui est à la base de la taxe carbone ne pouvait pas fonctionner dans les zones rurales. Il reste le fait que les gens vont avoir un pouvoir d’achat diminué et le mauvais effet de la taxe : on ne peut pas changer de comportements ».

Le politologue Martial Foucault, chercheur au Cevipof (Centre d’Etudes sur la vie politique française dont le représentant le plus connu est Pascal Perrineau, abonné aux plateaux télé) a lui,contribué à une enquête participative sur le mouvement, au moment du « Grand débat national ». Avec une certaine forme d’humilité, il reconnait que « nous sommes mal à l’aise en sciences sociales pour qualifier ce moment historique ». Au terme terme « mouvement » qui sert à le qualifier, il préfère celui de « mobilisation ». Pour Martial Foucault, « un mouvement indique que d’une certaine manière les enjeux sont bien identifiés, avec une forme de cohésion autour de revendications ». Comme d’autres analystes, le politologue voit dans l’irruption des Gilets jaunes,  » un caractère gazeux, flottant, liquide ».

Qui sont les Gilets jaunes ? Les éléments d’enquête

Les Instituts d’Etudes Politiques (IEP) de Bordeaux et Grenoble ont mené un travail ethnographique, avec près de 700 entretiens pour comprendre qui sont les Gilets jaunes. Dans leur recherche d’un profil sociologique des « GJ », ces enquêtes ont abouti selon Martial Foucault, à une triple caractérisation : »pour la première fois, une majorité de femmes était mobilisée au coeur de cette révolte mais avec une nuance : les formes de radicalité étaient davantage le fait des hommes » , la représentation socio-professionnelle était marquée pour une sous-représentation des cadres et des ouvriers mais par une forte participation d’employés, petits indépendants, artisans, commerçants… Sur l’écologie, Martial Foucault constate « une homologie avec le reste de la population » et non pas une absence de préoccupations écologiques chez les GJ.

Quant au contexte global dans lequel ce mouvement (on peut préférer  ce terme) a surgi, Martial Foucault le décrit comme celui d’une « parole publique sur ce que doit être le progrès » dominante depuis une quarantaine d’années : « le discours autour de l’accession à la propriété », auquel s’ajoute l’idée que « la consommation est le carburant de la croissance ». 

« Si vous projetez ces deux caractéristiques sur l’ensemble du territoire français, cela donne des centaines de milliers de personnes devenues propriétaires sous contrainte d’éloignement, avec un coût financier de cette accession qui n’ a pas été anticipé » indique le politologue. Et un pays « où on a construit beaucoup plus de ronds-points (65 000 semble-t-il) que l’on a maintenu de services de proximité ».

Martial Foucault voit dans cette « mobilisation »  « un élément original avec la dimension subjective du bien être et du mal être et du niveau de confiance interpersonnelle ». Sur ce dernier aspect, le chercheur considère que « la confiance vis à vis des autres (entourage familial, professionnel, voisinage que l’on soit de même nationalité ou pas, de même religion ou pas) » est à un niveau assez bas en France.

« Quand on a évoqué les ronds-points comme des nouveaux lieux de socialisation, il ne s’agit pas d’exemplifier ces lieux mais cela traduit un élément » indique-t-il. Moralité, si l’on peut dire : « quand vous combinez ça avec une insatisfaction, un mal être ressenti, vous avez tous les éléments d’une cocotte-minute qui ne demande qu’ à exploser ». 

Sans préjuger de la suite, les conclusions tirées du « Grand débat » par le gouvernement (Grand débat dont les Gilets jaunes ont été absents dans ce que le politologue appelle « la diagonale du vide qui va du Sud-Ouest au Nord-Est ») trahissent un divorce profond, pour ne pas parler de cécité. « Le problème majeur n’est pas le ras-le-bol fiscal mais la question de l’injustice fiscale, pour moi c’est un des carburants essentiels de ce niveau de défiance. Restaurer la confiance, c’est restaurer le sentiment de justice fiscale, sociale et peut-être environnementale » souligne Martial Foucault pour lequel le fameux « Grand débat » ne relève pas de la démocratie participative ou délibérative mais « au mieux de la démocratie consultative ».

L’écologie : une nouvelle forme d’économie politique?

De ce mouvement des gilets jaunes, Michel Péraldi, (co-auteur, entre autres d’une « Sociologie de Marseille »), admet la difficulté à le nommer, tout en reconnaissant ce « qui lui donne un caractère extrêmement moderne: les gilets jaunes existent médiatiquement avant d’exister socialement, voilà un mouvement parti comme une allumette qui a flambé et qui tout d’un coup a fait l’objet d’une énorme couverture médiatique, c’est un mouvement qui immédiatement existe dans sa théâtralité ». Pour le sociologue, pas de politique sans théâtralité…que l’on soit Jean-Claude Gaudin ou gilet jaune. « Désormais, un mouvement politique n’existe plus dans son dialogue, dans son conflit avec les institutions politiques : il existe d’emblée dans sa confrontation avec la scène médiatique » constate-t-il.

Michel Péraldi  fait référence à l’ouvrage de l’historien Maurice Agulhon, La République au village  qui analyse la façon dont l’idée républicaine s’est imposée en Provence sur la base de sociabilités antérieures. Or, « nous sommes incapables de décrire les formes de sociabilité qui ont fait exister les gilets jaunes » relève le sociologue. A cette difficulté s’ajoute celle de la saisie des « classes moyennes ».

« Le néo-libéralisme et certaines formes de radicalité en économie ont fait beaucoup de mal aux couches moyennes. Elles sont fragilisées, formées de ceux qui descendent et de ceux qui montent comme disait Bourdieu. Les trente années de régression économique que nous avons vécues font que les classes moyennes se sont diluées et se fragmentent : les plus aisées sont de plus en plus du côté des riches, notamment par le biais de la rente foncière, de l’autre côté, quand elles sont dans la précarité, dans la fragilité sociale, elles sont de plus en plus proches des classes populaires » explique-t-il .

L’intervenant pointe également le changement de statut de l’écologie qui jusqu’ici était «  plutôt traitée comme une morale : on nous dit comment trier nos déchets, comment il faut qu’on renonce à la voiture, qu’on mette des slips en papier…aujourd’hui on voit émerger tout timidement des mouvements qui font de l’écologie une économie politique ». Pour Michel Péraldi, « une sorte de basculement est en train de se produire » où l’écologie deviendrait « comme l’ a été le socialisme à une époque, une force qui explique comment produire, ce qu’on doit produire, dans quelles conditions le travail doit être mobilisé ».

Comme une forme « d’alternative économique et radicale au capitalisme ». D’autant plus impérieuse que le néo-fascisme guette. Michel Péraldi  appelle à bien le distinguer du « populisme » : « non, le néo-fascisme ne sort pas des colères populaires, il les interprète, les récupère, les retravaille mais ce n’est pas un populisme ». 

Dommage que cette table ronde sur les gilets jaunes qui manifestaient le jour même à Marseille (avec d’autres, comme tous les samedis), se soit déroulée sans les témoignages des principaux acteurs. Ils auraient probablement eu leur mot à dire sur cette  forme de cri d’alarme lancé par Michel Péraldi : « il faut sortir de cette alternative : soit  le monde ancien, soit le néo-fascisme, sinon ça risque d’être chaud pour nous ».

Morgan G.


Notes:

Pour en savoir plus : 

Elisabeth Beasley, Daniel Cohen, Martial Foucault, Yann Algan : « Les origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social » (Seuil)

Michel Péraldi, Michel Samson : « Marseille en colère » ( à paraître)


 

JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"