Dernier jour pour aller voir l’exposition « Dans l’air, dans la terre et dans l’eau » de Chia Lee1 à l’Espace Saint-Ravy. L’artiste taïwanaise place au cœur de son travail les thématiques de nature et de migration. Plus globalement, elle met en exergue les contrastes et les coexistences entre l’Homme et son environnement dans différentes aires culturelles, avec une temporalité ouverte.


 

Certaines des installations proposées par Chia Lee1 nous font rentrer dans une dimension contemplative où la nature est au centre et se présente parfois comme un espace de repos, de liberté ou de survivance : un étang où sont installées des mouettes, quelques pins dans la fenêtre d’un tableau, des méduses parées de motifs brodés dont les filaments flottent, un arbre esseulé sur une terrasse cerclées d’immeubles gris.

Le film Jardin cité : version lotus  rappelle une image — emplie de symboles hétéroclites et un peu kitsch — animée comme la veille d’un ordinateur. Ce qui ressort de cette composition est la dichotomie entre nature et construction moderne. Les nénuphars et leur lotus reliés par des cascades d’eau dans cet espace gris nuageux évoquent une pureté paisible bouddhiste tandis que la matérialisation de l’Homme par des bâtiments — tour de gratte-ciels, routes où circule des voitures, chantiers de travaux, déchets, grues métalliques — promet un équilibre incertain, voir une destruction en marche. L’artiste met également en opposition des figures vivantes et non-vivantes.

Chia Lee, Relict imprint, 2023.

Tout au long de l’exposition, nous ressentons que Chia Lee baigne dans la multiculturalité. Dans son film L’enterrement d’un lapin, elle nous plonge directement dans son rapport à la mort et le déroulement d’un rite funéraire. Elle a appris que les Mongols procédaient de telle sorte avec les défunts — faisant piétiner la terre qui a recouvert le corps par leur chevaux et laissant la végétation environnante repousser sur la terre retournée — qu’on ne puisse plus dissocier l’espace de tout son environnement et qu’en moins d’une semaine il soit impossible de déterminer où est enterré le corps. Tout en nous livrant ce récit, nous voyons se dérouler sous nos yeux un processus d’inhumation que l’artiste applique avec ses baskets aux lacets multicolores. Inhumer un lapin, qu’elle a trouvé écrasé au bord de la route, selon les coutumes mongoles, au milieu d’un bois proche de Montpellier apparaît aussi surprenant et décalé que compréhensible et logique. S’occuper de cette charogne précédemment laissée à son sort s’inscrit alors dans une démarche consciente.

L’artiste porte également un discours sur la temporalité, notamment culturelle. En mettant en scène des fruits, légumes et noix noircies par le feu et éparpillés au milieu d’une vaisselle déformée, tesselles de mosaïque incrustées dans les marches en pierres sur lesquelles un amas de terre s’est formé. Nous voilà archéologues fouillant les vestiges du passé pour construire le présent. Au court de l’exposition, nous suivons le processus d’interrogation de l’artiste qui relève d’une méthode et de thématiques anthropologique et rend compte dans un format artistique de réalités culturelles saisies dans un contexte.

 

 

Chia Lee, Printemps Éternel, 15’30, 2022.

Avec son film Printemps Éternel, Chia Lee interroge une personne sur les évolutions de la ville de Shanghai et la délocalisation des populations. À notre échelle, nous voyons tous des changements qui s’opèrent aux fils des ans dans nos villes, les magasins qui ferment et ceux qui rouvrent derrière, et qui témoignent de changement plus profonds tels que les modes de vie, les catégories de populations dans les quartiers, les formes de consommations, etc. Au profit de la modernisation, pour répondre à des besoins qui dépassent ceux des personnes à échelle humaine, Chia Lee nous amène à penser ce que produisent réellement les changements urbains sur les Hommes et leur coutumes. Son langage est aussi très visuel avec des paysages où les contrastes sont frappants : la coexistante de petites habitations traditionnelles colorées d’aspect usé avec des immeubles de nombreux étages luxueux et modernes. Ces gratte-ciels renverrons les anciens habitants du centre aux périphéries de Shanghai pour une bouchée de pain. Parallèlement, une femme traverse les rues de la ville en soufflant dans un oiseau en céramique qui émet les sons du coucou, non sans nous évoquer la spontanéité de l’enfance et la beauté simple de la nature.

Cousins lointains, diffusé sur une télévision cathodique, questionne la frontières et la manière de les traverser. Au téléphone avec la préfecture, l’artiste se renseigne sur la possibilité d’importer des agrumes depuis l’Asie vers la France. Confrontée à l’administration qui explique la nécessité de posséder un passeport sanitaire pour les fruits et l’impossibilité de l’obtenir sans être une grosse entreprise d’import-export, Chia Lee songe au temps passé où la circulation était beaucoup plus fluide entre l’Asie et l’Europe. Nous sommes ramenés à la réalité de la mondialisation dans son sens le plus obscur les images défilent sur un fond musical soutenu, cargo container, industrialisation des fruits, trajectoires d’avions, etc. Un sentiment de décalage émerge entre une personne qui pose des questions avec l’ouverture « de tout les possibles » face à une autre s’en tenant aux règles et normes applicables qui feront que cela ne sera pas possible. Différence culturelle ?

 

Chia Lee, D’identité, 2023.

Relict : map est une cartographie du déplacement humain qui semble mélanger différentes périodes de l’Histoire et évoque une carte au trésor avec ses contours déchirés. Plusieurs territoires — on distingue notamment les termes « Cochinchine », « Royaume de la chine » ou « Champa » — sont entrelacés avec des mers et des îles sur des tons majoritairement gris. Hommes et poissons sont encrés en rouge en des courbes qui évoquent distinctement la mobilité.

Dans son film Relict l’artiste met en place une comparaison entre les saumons de Taïwan et les immigrés chinois du 13e arrondissement de Paris. Pour ces derniers, certains sont exilés depuis des années et leur culture s’est figée avec eux. En se promenant dans leurs magasins, Chia Lee retrouve des bribes de culture « sous cellophane » ou « congelées ». Elle explique que dans le 13e on peut trouver des choses qui se faisaient à l’époque mais qu’on ne trouve plus dans leur pays d’origine aujourd’hui car cela a été conservé et entretenu dans le souvenir des personnes qui ne sont jamais revenues dans leur pays après l’exil. L’artiste rend hommage aux richesses culturelles et efface les limites temporelles.

D’identité est une installation en bambou sur laquelle est étendu un grand tissu d’aspect très gai et coloré qui porte le titre de « Carte de séjour ». Toutes les informations sont présentes (nom, prénom, sexe, nationalité, date de naissance, numéro, catégorie du titre, date de validité), cependant elle a complètement pimpé à la façon asiatique son esthétique en brodant des montagnes, des poissons, des vagues, des fleurs, des nuages et remplace même la photo d’identité par un autoportrait brodé dans un costume traditionnel avec de longs bijoux aux oreilles et dans les cheveux. Ainsi, Chia Lee se réapproprie un symbole fort — une autorisation administrative pour séjourner en France — par l’affirmation artistique d’une identité plurielle.

Sapho Dinh

Dans l’air dans la terre et dans l’eau – Jusqu’au 21 décembre – Espace Saint Ravy – Place Saint Ravy à Montpellier – 10h-13h et 14h-18h.

Photo 1: Chia Lee, Jardin cité : version lotus, 3’00, 2019.

Notes:

  1. Chia Lee est née en 1989 à Taipei et vit aujourd’hui à Montpellier. Diplômée des Beaux-Arts de Montpellier et de l’École Offshore à Shanghai, elle entre par la suite notamment en résidence en France, en Chine, en Finlande et au Brésil et participe à des expositions et festivals internationaux. Elle travaille sur différents supports — la photographie, la peinture, la broderie, l’installation vidéo — et utilise différentes langues — le français, l’anglais, le chinois — ce qui permet un mode narratif très ouvert.
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Titulaire d'un master en anthropologie, je me suis penchée sur les questions de migration et de transmission culturelle par le recueil de récits de vie. Mon travail a porté sur les identités vécues de femmes sibériennes. Afin d'ouvrir un dialogue avec les citoyen.ne.s, j'ai par la suite assuré la fonction de médiatrice auprès des publics dans le cadre d'un festival de danse contemporaine réunissant des artistes de différents pays d'Europe de l'Est. La pratique journalistique répond à mon désir de découverte, de partage, de réflexion commune pour rendre visible en usant de différents supports et modes de langage.