Habituellement le client a toujours raison, on le sait bien parce qu’habituellement ce sont nous les clients. On y passe tous un jour à la caisse. Le charriot plein et la tête vide, impatient, incrédule, moqueur, serviable, compatissant, infect… sommes nous vraiment nous-même dans cette peau de client ? La réponse à cette question se trouve peut-être dans le petit journal de Natalia, une étudiante montpelliéraine qui travaille comme caissière pour joindre les deux bouts.


On voit souvent les caissières comme des voleuses mais ce sont surtout des témoins. Le feuilleton commence le 18 mars 2020, 24h après que la France ait adopté les mesures de confinement pour lutter contre le Covid-19. On aimerait bien vous le dire, mais à l’heure qu’il est, on ne sait pas trop quand il va se terminer ce feuilleton.


« Je m’appelle Natalia. Je suis employée à temps partiel dans une boutique alimentaire de petite taille, avec une clientèle relativement aisée. »

 

Mercredi 18 mars 2020

Le soleil est indécent. J’ai escaladé la fenêtre de l’appartement, j’ai escaladé le toit. Je me suis
étendue au soleil avec mon café.

C’est mon premier véritable jour de confinement, parce que je ne travaille pas. Je suis irrémédiablement surexposée au virus et personne n’en a rien à foutre. Je croise les doigts pour qu’il ne mute pas en peste noire, et j’étale mes jambes le long de l’amertume de mon café avec délice. Au moins, je ne suis pas coupée du monde. Je vois ma petite ville se changer en asile jour après jour.

Depuis deux ans que nous habitions cet appartement, nous n’avions jamais osé escalader les tuiles qui nous séparent de la large toiture plate et accueillante sur laquelle je me suis installée. Je sens que je vais y passer beaucoup d’heures désormais.

Il est quatorze heures dix-sept, et le soleil commence à décliner derrière l’immeuble. Bientôt il sera masqué en entier. La radio de notre voisin sourd retentit dans l’appartement, qui soit dit en passant ressemble plutôt à un squat avec ses bouteilles en verre empilées jusqu’au plafond, ses assiettes sales éparpillées et ses restes de nourriture parsemés aux quatre coins. Nous constatons que les « employédelachaînalimentaire » commencent à exister dans la bouche des gens de la radio.

Le voisin coiffeur escalade le toit pour vérifier que je ne suis pas en train de nourrir les chats qui chient sur sa terrasse. Il me parle en se tenant à la respectable distance de quatre mètres – quand on a la chance de pouvoir se protéger on en profite.

 

Natalia - Bout de ficelle

Le samedi 14 mars 2020, la bataille des supermarchés a commencé. Le chiffre d’affaires du magasin a rattrapé, puis battu à plate couture celui de la veille de Noël. Absurde guerre, à la violence indicible. Pendant que les hôpitaux font provision de sacs mortuaires les citoyens français font provision de denrées alimentaires.

La guerre était à son paroxysme le lundi 16 mars. Dès neuf heures du matin, soit trente minutes avant l’ouverture, des clients aux traits tirés, armés de sacs de courses et de caddies, stationnaient devant le magasin en tapant du pied sur le trottoir. Dès midi les fruits et légumes ainsi que la chambre froide étaient désespérément vides.

On aurait dit que le monde entier se préparait à tenir un siège de douze mois. C’est probablement une des raisons pour lesquelles le rayon pâtes a été le plus méthodiquement dévasté. Le lendemain, le 17 mars, pendant que la foule des retardataires raflait les derniers stocks, j’ai passé la matinée à entreposer des kilos et des kilos de spaghettis en provenance d’Italie – comme quoi le sort, lui, n’avait pas perdu son ironie – sur des étagères vides.

Les clients nous traitent exactement de la même manière que les machines à cartes et les caisses : des nids de microbes avec lesquels limiter tout contact. Tout à leur hâte de se sauver des épicentres viraux, ils oublient malencontreusement de respecter les règles de sécurité, ils se heurtent les uns aux autres dans une infernale cohue, me postillonnent au visage, échangent leurs microbes respectifs avec l’inconscience et l’innocence la plus pure.

Je ne suis que le chien de la chienne – entre mes mains passe en dix heures de quoi nourrir une armée de cosaques pendant six mois. Je songe un moment à suivre l’exemple des clients et à démissionner pour me terrer moi aussi définitivement dans mon terrier puis je me dis que je m’en tape. Après tout il faut bien que toute cette merde passe entre les mains de quelqu’un, et puis on ne démissionne pas au moment où la merde commence à surnager et à survoler l’argent de très haut pour la refiler à quelqu’un d’autre.

Ça ne se fait pas.

En tout cas, je me porte aujourd’hui mieux que jamais, et je me dis que ma situation est bien loin d’être la pire. J’inaugure notre jardin de quarantaine dans l’insouciance, je dore mes jambes en me frottant à ce soleil qui aujourd’hui est décidément indécent.

Jeudi 19 mars 2020

Ma mère est malade. Elle a un peu de fièvre et des douleurs de brûlure dans la poitrine. On dit que c’est comme une grosse grippe qui peut durer une quinzaine de jours, avec des hauts et des bas.

Elle ne doit voir personne. Je l’imagine là-bas, seule dans son petit appartement si propre et blanc. Au téléphone elle semblait gaie et de bonne humeur. Elle dit qu’il n’y a pas de raisons de s’inquiéter. On parle encore de la folie alimentaire et elle rit de bon cœur. Elle raccroche pour ouvrir à mon père qui lui apporte des médicaments. Il va les laisser devant chez elle et repartir sans l’avoir vue.

 

Finalement, personne ne s’étonne qu’elle soit la première touchée. Cette idée la fait rire une seconde fois, la gorge toujours aussi déployée.

Je bronze sur notre nouveau toit-terrasse en attendant les coups de fil qui se succèdent. Elle me rappelle pour m’annoncer qu’elle va déjà mieux. Elle a salué mon père depuis le balcon, au loin, à travers la vitre. Elle dit que c’est étrange cette distance. Une fille de l’école est malade elle aussi.

Les atteints commencent à pulluler. C’est normal.

 

Au magasin les gens se sont calmés. Ils prennent la peine de nous remercier de continuer à travailler. On a tous le rire plus facile qu’avant, comme si la proximité de la maladie faisait flamber les éclats de joie à tout propos.

Ma mère m’écrit pour me dire que le virus est arrivé là-bas aussi, que les frontières sont fermées et les écoles aussi. L’hécatombe de là-bas ne sera pas la même que celle d’ici. Elle me dit de ne pas dire sa maladie à ceux-là qui sont loin et qui ont leur propre lot à supporter.

À l’extérieur ce sont les petits vieux qui prennent le moins de précautions. Ils sortent sans gants, sans masque, sans se protéger le moins du monde. Ils n’en ont absolument rien à foutre. C’est purement et simplement du suicide. Soit qu’ils sont devenus si vieux qu’ils se pensent immortels, ou qu’ils en ont assez de se donner la peine de vivre, je n’arrive pas à trancher. La sœur infirmière de ma colocataire est malade également.

 

Natalia

Avatar photo
Compte contributeurs. Ce compte partagé est destiné à l'ensemble des contributeurs occasionnels et non réccurents d'altermidi. Au delà d'un certain nombre de publications ou contributions, un compte personnalisé pourra être créé pour le rédacteur à l'initiative de la rédaction. A cette occasion, nous adressons un grand merci à l'ensemble des contributeurs occasionnels qui nous aident à faire vivre le projet altermidi. Toutefois, les contenus des contributions publiées par altermidi n'engagent pas la rédaction.