Pour l’anthropologue, la menace d’une dissolution du collectif, très actif contre les méga-bassines, a pour but de « criminaliser » une large partie du mouvement écologiste et d’empêcher de « mener des actions de protestation et de désobéissance civile ».


 

TRIBUNE

Philippe Descola

anthropologue, professeur émérite au Collège de France

Les Soulèvements de la Terre n’est pas une organisation clandestine de l’ultragauche, fomentant je ne sais quels sombres desseins antidémocratiques, ainsi que la présente le ministre de l’Intérieur, mais un mouvement ouvert et très divers : s’y reconnaissent des collectifs territoriaux, des associations de défense de l’environnement, des paysans, des groupes de naturalistes amateurs, des syndicalistes, des mouvements d’éducation populaire, des chercheurs, bref des citoyens de tous âges et de toutes conditions qui sont révoltés par la dévastation de nos milieux de vie.

Le mouvement Les Soulèvements de la Terre s’est constitué à l’initiative d’habitants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, elle-même une expérience sociale d’une portée exceptionnelle, née dans la lutte contre un projet d’aménagement pharaonique, inutile et destructeur et qui se poursuit à présent par l’invention de nouvelles manières d’habiter en commun un territoire, en récusant la course frénétique au profit, les disparités insupportables de niveaux de vie et en mettant en acte un partage équilibré des lieux entre les habitants humains et non humains. La ZAD ce n’est pas le désordre et la confusion comme des membres du gouvernement l’ont répété ces derniers jours, c’est au contraire un laboratoire inédit de démocratie participative et de respect mutuel qui préfigure des formes de vie commune plus égalitaires et plus joyeuses que celles prônées par l’idéologie néolibérale du management des citoyens.

Toutefois, du fait de la fragilité du statut des initiateurs du mouvement à Notre-Dame-des-Landes et de la précarité de leur situation juridique, il a paru nécessaire d’adosser le mouvement à une association animée par un conseil d’administration dont les membres présenteraient des garanties de représentation publique. C’est pourquoi j’ai accepté sans hésiter un instant de participer à l’Association pour la défense des terres lorsqu’on me l’a proposé.

C’était avant que le ministre de l’Intérieur ne propose de dissoudre Les Soulèvements de la Terre. En apprenant la nouvelle, trois mots me sont venus à l’esprit : inaction, accaparement, terreur.

Inaction. Être Soulèvements de la Terre, c’est s’élever contre l’inaction climatique de l’État français, déjà condamné à deux reprises pour ce motif par les cours administratives ; c‘est lutter à la place d’une puissance publique défaillante contre tout ce qui contribue au réchauffement global et à la destruction du vivant, depuis l’artificialisation des terres et l’autorisation de pesticides nocifs pour la santé des humains et celle des écosystèmes, jusqu’à la passivité coupable à l’égard des crimes contre la Terre commis par des grandes entreprises.

Accaparement. Être Soulèvements de la Terre, c’est s’opposer à l’accaparement des biens communs — les pâtures, les forêts, l’eau, la santé, le savoir — au seul profit d’une minorité, un processus de marchandisation et de privatisation du patrimoine collectif démarré en Angleterre il y a quelques siècles avec le mouvement des enclosures1 au détriment des communautés paysannes, poursuivi par la spoliation implacable des peuples colonisés, et qui prend tout son relief à présent avec la mainmise sur les ressources collectives en eau par l’agriculture industrielle, avec l’aval de l’État, soit aux fins d’irrigation par une minorité d’exploitants, soit résultant dans la pollution de plus d’un tiers des sources d’eau potable par les métabolites des pesticides.

Terreur. Être Soulèvements de la Terre, enfin, c’est s’élever contre la terreur, c’est-à-dire l’intimidation par les forces répressives de l’État de tous ceux qui ne pensent pas comme le gouvernement ; c’est aussi la vaine tentative de contenir une lame de fond en dissolvant une coalition de bonnes volontés, des centaines d’associations locales de toutes sortes, des dizaines de milliers de citoyens qui ont rejoint ce mouvement horizontal et décentralisé ; une dissolution dont le but pervers est de criminaliser ceux qui se reconnaissent dans ce mouvement et de les dissuader de mener des actions de protestation et de désobéissance civile. La terreur est toujours du côté de ceux qui répondent par l’emploi débridé de la force et par l’usage perverti de la loi aux aspirations à vivre dans un monde plus égalitaire et moins exposé à la destruction du vivant.

 

Je suis, nous sommes Les Soulèvements de la terre !

 

Ce texte est issu de l’intervention faite le mercredi 12 avril à la réunion de soutien aux Soulèvements de la Terre.

 

Lire aussi : Les Soulèvements de la Terre : Examen du recours contre la dissolution du collectif

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes:

  1. Le mouvement des enclosures comprend les changements qui, dès le XIIe siècle et surtout de la fin du XVIe siècle au XVIIe siècle, ont transformé, dans certaines régions de l’Angleterre, une agriculture traditionnelle dans le cadre d’un système de coopération et de communauté d’administration de terres qui appartenaient à un seigneur local (openfield, généralement des champs de superficie importante, sans limitation physique). Cela a abouti à limiter l’usage de ces terres seigneuriales à quelques personnes choisies par le propriétaire : chaque champ étant désormais séparé du champ voisin par une barrière, voire une haie comme dans un bocage. Les enclosures, décidées par une série de lois du Parlement, les Inclosure Acts, marquent la fin des droits d’usage, en particulier des communaux, dont un bon nombre de paysans dépendaient. Karl Marx considère que ce bouleversement économique et juridique est un point de départ du capitalisme (Wikipédia).
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