À l’occasion du grand discours d’Emmanuel Macron sur la nouvelle politique africaine de la France et de sa visite en Afrique centrale nous publions une bonne feuille de l’ouvrage Les ambassades de la Françafrique. L’Héritage colonial de la diplomatie française. Une enquête du journaliste Michaël Pauron consacrée aux diplomates français en Afrique publiée le 22 septembre dernier aux éditions Lux.


 

 

Membre du comité éditorial et co-animateur de la rédaction d’Afrique XXI, le journaliste Michaël Pauron publie le 22 septembre, chez Lux, une enquête consacrée aux diplomates français en Afrique : Les ambassades de la Françafrique. L’Héritage colonial de la diplomatie française. Au fil de ses nombreux reportages sur le continent, il a été témoin de scènes ou de comportements et a recueilli des confidences qui l’ont fait s’interroger sur la place qu’occupent encore aujourd’hui les représentants de l’ancienne puissance coloniale, et sur l’arrogance qui semble bien être une marque de fabrique “made in Paris”, en Afrique plus qu’ailleurs. Ces quelques indiscrétions glanées ici et là l’ont décidé à enquêter dans plusieurs pays — au Togo, en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, Sénégal — pendant près de trois ans sur les dérives du corps diplomatique français, et à questionner les raisons historiques, économiques et sociales de ces comportements qui, s’ils n’étaient passés sous silence, feraient probablement honte aux Français.

 

Introduction

Les basses du kuduro1 font trembler les murs d’une petite boîte de nuit située dans le centre de Luanda, capitale de l’Angola. Nous sommes un soir de juin 2018. La danse et la boisson font oublier un court instant la crise économique qui sévit alors dans l’ancienne colonie portugaise, la plus grave depuis la fin de la guerre civile, en 2002 : l’inflation galope et le kwanza – la devise locale – se fait rare, à tel point que de nombreux distributeurs automatiques de billets sont vides. Le verre coûte environ deux euros, une fortune pour plus de la moitié des Angolais qui doivent vivre avec moins d’un euro par jour. Le pays est pourtant le deuxième producteur africain de pétrole. Afin d’éviter de rendre trop de monnaie, le bar ne vend que des tickets de cinq boissons. La clientèle est composée d’Angolais et d’étrangers. Parmi eux, des Français.

On ne peut pas les rater : ils crient à tue-tête pour essayer de s’entendre. La petite trentaine d’années, ils ont manifestement bu plus que de raison. Ils transpirent, chemise de costume à moitié ouverte sur un jean de marque américaine. Les discussions tournent autour des femmes angolaises : on scrute les serveuses, les clientes, on les juge avec des qualificatifs qu’on préfère ne pas répéter ici, pensant sans doute que les Angolais, lusophones, ont du mal à les comprendre.

L’un des Français s’écroule et vomit sur le sol. Ses acolytes le relèvent et l’assoient sur une chaise. Ils s’excusent auprès des employés qui s’activent pour nettoyer. Sur la piste de danse, un autre embrasse licencieusement une Angolaise. Tous ces Français font partie du corps diplomatique de leur pays. Quelques jours plus tard, je recroiserai d’ailleurs l’un d’eux dans le bureau de l’ambassadeur de France.

Ce n’est pas la première fois que j’assiste à ce genre de scènes dans une capitale africaine – et cela ne concerne pas que les employés des ambassades, mais plus généralement les Européens. Beaucoup d’autres m’ont également été rapportées. Et si elle n’est pas propre à l’Afrique, cette arrogance prend une toute autre dimension sur ce continent, où la France fut l’un des empires coloniaux les plus importants (près d’un tiers de sa surface) et l’une des places fortes de la traite atlantique. Néanmoins, elle est loin de ne concerner que des débordements lors de soirées trop arrosées – si seulement… Cette arrogance s’expose aussi au grand jour lors d’événements plus officiels, comme l’illustre cet autre tableau, au
Cameroun, le 22 février 2021.

Ce jour-là, Christophe Guilhou se rend au palais de l’Unité, le palais présidentiel de Yaoundé. L’arrivée de l’ambassadeur de France est immortalisée par la télévision camerounaise. Dans un grand hall en marbre, le chef du protocole conduit le diplomate dans un salon cossu. Paul Biya, président du Cameroun depuis 1982 et réélu en 2018 à l’âge de 85 ans, l’accueille d’une poignée de main. Les deux hommes, masque de protection sanitaire sur le nez – pandémie de COVID-19 oblige –, s’assoient sur de larges canapés en cuir blanc. Les flashs des appareils photo crépitent. Puis le reportage reprend au départ de l’ambassadeur. Ce dernier s’arrête sur le parvis du palais et prend la parole. Il explique avoir remis une lettre de la part du président français, Emmanuel Macron, et avoir abordé un « certain nombre de sujets », dont l’épidémie de COVID-19, mais aussi « la situation intérieure au Cameroun » et « l’excellence de la relation bilatérale ». Pas plus de commentaires: rien sur le nord-ouest et le sud-ouest du Cameroun, par exemple, où une guerre civile fait rage depuis 2017 et a provoqué la mort de 6 000 personnes, et rien non plus sur les prisonniers torturés.

Cette mise en scène ridicule tourne en boucle à la télévision nationale camerounaise et sur les réseaux sociaux. Décembre 2019, avril 2020, juin 2020… À chacun de ses entretiens avec Paul Biya, l’ambassadeur de France se plie au même rituel. Imaginerait-on, à l’inverse, un ambassadeur africain prendre la parole devant les journalistes de France Télévisions sur le parvis de l’Élysée ? Pourquoi, plus de soixante ans après les indépendances, l’ambassadeur de France a-t-il conservé un statut à part dans les anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne ? On pourrait invoquer l’«histoire particulière» qui lie la France au continent africain, mais on peut aussi être plus clair : les colonies, la Communauté française puis la coopération, l’importante présence militaire française, l’existence d’une langue commune, les intérêts économiques et financiers de l’élite dirigeante soutenue par l’État français contribuent à entretenir en permanence les liens de dépendance envers l’ancienne puissance coloniale, et ce, au détriment, bien souvent, du plus grand nombre des Africains. Mais quelle est aujourd’hui la part de cet héritage dans les relations entretenues entre ceux qui, parmi ces derniers, du chef de l’État aux employés d’ambassade, sont en lien direct avec les centaines de diplomates français répartis dans les 48 chancelleries que compte le réseau diplomatique tricolore en Afrique2 – soit près du tiers des ambassades françaises dans le monde ?

L’importance des liens tissés durant la période coloniale est depuis cette époque une variable de la politique étrangère de la France. L’ancien colonisateur a construit et perpétué sa puissance dans les relations internationales sur la base de la domination coloniale. « Le “pré carré africain” qu’elle s’est ainsi aménagé a été pour la France une ressource essentielle dans le jeu diplomatique, permettant de compenser la perte d’influence et de prestige résultant de la fin de l’Empire colonial », explique le professeur en droit public Jacques Chevallier. « La décolonisation n’a qu’exceptionnellement, et souvent de manière temporaire, entraîné la rupture de ces liens : des relations étroites ont généralement été maintenues – relations fondées, comme dans la période coloniale, sur un rapport de domination », poursuit-il. En d’autres termes, il est vital pour la France de maintenir son influence sur ces territoires. Charge aux diplomates d’être les exécutants et les facilitateurs de cet objectif.

S’interroger sur la manière dont les rapports pourraient être rééquilibrés devient urgent, au-delà des discours politiques d’intention, jamais suivis d’effets, tandis qu’une partie de la population africaine souhaite mettre un terme à cette asymétrie de pouvoir. Parfois instrumentalisés – mais pas toujours, comme tentent de le faire croire les diplomates français – par quelques puissances dont font partie la Russie, la Chine, la Turquie et les pays du Golfe, les slogans contre l’État français et sa politique africaine trouvent un écho croissant au sein des populations locales excédées. À l’heure où l’information, toujours commentée mais rarement vérifiée, se répand comme un feu de brousse sur les réseaux sociaux, l’apparition sempiternelle d’un ambassadeur de France au journal télévisé, tout comme le comportement désinhibé de certains diplomates français dans les rues des capitales africaines, enflent, comme sous l’effet d’une loupe, l’omnipotence dont se rend coupable l’ancien colonisateur.

Les interventions dénonçant le néocolonialisme de la France exaspèrent les dirigeants français, jusqu’au plus haut niveau de l’État : Emmanuel Macron n’a-t-il pas qualifié d’« indignes » ces discours, lors d’une réunion du G5 Sahel3, à Pau en janvier 2020, menaçant par la même de retirer ses troupes de la région si le ton restait inchangé ? Les chefs d’État africains présents, médusés, ont accepté sans broncher de signer une déclaration demandant à la France de rester.

Mais ces gesticulations semblent bien dérisoires : la suspension de la coopération en Centrafrique au printemps 2021, à la suite de la perte d’influence française face aux Russes et à l’exploitation du « sentiment antifrançais » – un jargon pernicieux employé par la classe dirigeante française pour disqualifier une critique de la politique française puisqu’elle serait irrationnelle – montre l’impasse dans laquelle l’ancienne puissance coloniale est enferrée vis-à-vis de certains pays gravitant dans son orbite diplomatique. Au Mali, la junte, qui a pris le pouvoir lors d’un coup d’État en 2020, soutenue par Moscou, le nouveau partenaire exhibé par les militaires maliens, a sitôt fait de pousser hors de ses frontières la force militaire française Barkhane (présente depuis dix ans) et même l’ambassadeur de France.

Ces grands mouvements géopolitiques ne sont que l’éruption cutanée d’un mal bien plus profond. Cette enquête, menée sur une période de deux ans, a l’ambition d’éclairer par le bas la politique française en Afrique. Quel regard portent les Africains sur les symboles français dans leur pays, sur les ambassades (de l’Hexagone) et leurs diplomates censés incarner la France des Lumières et des droits humains ? Que reste-t-il de la colonisation dans les rapports entre les Africains et ces hauts fonctionnaires, héritiers des administrateurs coloniaux ? Pour tenter d’apporter des réponses, il a bien sûr fallu s’appuyer sur l’histoire – étudier en particulier l’implantation du réseau diplomatique, le passage du statut d’administrateur colonial à celui d’ambassadeur au lendemain des indépendances –, mais aussi chercher à comprendre en quoi les mutations socioéconomiques ayant cours de nos jours sur le continent ont pu modifier cette relation – lutte contre l’immigration illégale, lutte contre le terrorisme, guerre de l’information. Ce travail n’a pas été facilité par le ministère des Affaires étrangères : souvent sollicité, le Quai d’Orsay a surtout brillé par son silence.

 

 

Place d’armes de la base opérationnelle avancée (BOA) de Gossi, le 14 avril 2022, alors que les opérations de désengagement et de démontage se poursuivent progressivement. © Tanguy Vabatte.

 

Les ambassades de la Françafrique. L’Héritage colonial de la diplomatie française.

Éditions Lux, 252 p, 18 €.

Photo 1 Ambassade française en Côte d’Ivoire. © Issouf Sanogo 

Notes:

  1. Musique développée en Angola, le kuduro est un mélange de breakdance, de semba, d’électro et de percussions traditionnelles.
  2. Seules 6 capitales africaines sur les 54 pays que compte le continent sont dépourvues d’une ambassade de France, certains ambassadeurs ayant compétence sur les pays «secondaires» que sont le Malawi, le Lesotho, le royaume d’Eswatini, la Somalie, la Gambie et Sao Tomé-et-Principe.
  3. Force militaire composée de la Mauritanie, du Mali, du Tchad, du Niger et du Burkina Faso.