Rencontres à Aix-en-Provence :

La rencontre-débat entre Danièle Linhart, sociologue spécialiste du travail et Bernard Thibault, ex-secrétaire général de la CGT, aujourd’hui membre de l’Organisation internationale du travail (OIT, créée en 1919) constituait un des temps forts des « Rencontres déconnomiques » qui se sont tenues à Aix (13), du 5 au 7 juillet.


Ces rencontres, organisées pour prendre le contre-pied du très libéral raout du Cercle des économistes, avaient pour thème cette année, « Dans quel monde voulons-nous vivre ? ». Vaste question, on en conviendra… que d’autres ne se posent pas, vu qu’ils ont déjà la réponse.


Si Danièle Linhart, auteure de nombreux ouvrages (1), intervenait sur « l’intarissable inventivité managériale », la question du travail, souvent oubliée (même par les syndicats, hélas) au profit de l’emploi, était au cœur de son propos. Et ce contre une certaine idéologie dont le règne ne date pas d’aujourd’hui. Selon cette vision devenue tarte à la crème de la pensée libérale, la France souffrirait d’un désamour congénital du travail, d’un manque de compétitivité, d’une productivité insuffisante… Pour Danièle Linhart, une émission de télévision qui fit grand bruit à l’époque, Vive la crise (présentée en 1984 par Yves Montand) est un des jalons de cette imposition idéologique. Son message central ? « Il faut que les Français se retroussent les manches ». Puis sont venues « la déclaration du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin faite depuis le Québec, selon laquelle il fallait que les Français arrêtent de considérer la France comme un pays de luna-parks et la campagne de Sarkozy sur la réhabilitation de la valeur travail, comme si elle n’existait pas en France ». Le fil rouge a donc parcouru les quinquennats de Mitterrand à Sarkozy. Et on voit aisément que l’affaire continue…

 

Vous avez un travail ? Ne vous plaignez pas

Qu’en est-il en réalité lorsqu’on décide de quitter ces œillères ? « On nous a enfoncé dans l’esprit que la France n’était pas encline à se sacrifier pour le travail. Or, c’est exactement l’inverse : on a une des plus fortes productivités horaires au monde et quand vous regardez les enquêtes faites dans l’Europe des 28, ce sont les Français qui indiquent que le travail est la valeur, l’activité la plus importante pour eux. » souligne Danièle Linhart, « des travaux sociologiques montrent que les Français mettent plus que d’autres leur honneur dans le travail. Dans certains pays, la relation au travail est plus contractuelle. En France, il y a une souffrance à ne pas travailler en accord avec ses valeurs professionnelles, ses valeurs citoyennes et son éthique ».

Et pourtant, ces réalités sont occultées, voire niées par le discours dominant : « on a cette difficulté importante que les revendications, les critiques qui émanent du travail sont mal perçues. On dit que les fonctionnaires ne foutent rien et sont des privilégiés. Les CDI n’ont rien à dire parce qu’il faut regarder les précaires et tout le monde devrait se taire parce que ce sont les chômeurs les plus malheureux. Il y a une mise en compétition systématique des groupes les uns avec les autres. Tout ça sur un fond d’individualisation, de mise en concurrence sur les lieux de travail et, pire, de mise en concurrence de chacun avec soi-même. Chacun doit se dépasser en permanence. On est sur des logiques qui ne sont pas du tout socialisatrices que l’on pourrait attendre si on souhaitait que les gens se portent vers les organisations syndicales et l’action collective. Il y a une bataille idéologique à mener parce que l’idée, c’est que véritablement, il n’y a pas lieu de se plaindre ».

Pour illustrer son propos, Danièle Linhart évoque le souvenir d’un colloque sur les risques psycho-sociaux organisé à Montpellier (Hérault) avec 400 cadres de la santé : « un directeur de C.H.U. disait :  » si dans la salle, certains pensent qu’ils sont susceptibles d’être frappés par des risques psycho-sociaux, la semaine prochaine je pars en Inde et je les invite, ils verront ce qu’est un risque psycho-social « . Le pire, ce n’est pas ce qu’il a dit mais c’est que personne n’a bronché dans la salle, personne ne s’est insurgé ». Pour la sociologue, « il faut sortir de cette individualisation, de cette psychologisation de la relation au travail et relégitimer la critique des conditions et des contenus du travail ».

 

SCOP : atouts et limites

« Les SCOP établissent des contrats salariaux et dans le cadre de ce contrat salarial, il y a comme dans tous les autres types d’entreprise, subordination. Et le fait est que ça se ressent. Au début des années 1980, j’avais voulu faire des enquêtes dans les SCOP et je m’étais faite embaucher dans ce qui était la plus grosse SCOP de l’époque : plus de 4000 travailleurs répartis sur quatre sites qui produisaient des téléphones » témoigne Danièle Linhart, « au bout du troisième jour je me suis dit  » je vais commencer mon enquête  » et j’ai dit aux ouvrières :  » ça vous fait quoi de travailler dans une SCOP ? « . En chœur j’entends :  » une quoi ? Ah non on ne connait pas, nous on est intérimaires, on n’est là que depuis trois semaines « . Elles n’avaient pas vu de différences entre cet endroit et d’autres entreprises où elles travaillaient auparavant ».

La chercheuse note qu’il est cependant possible que « des petites SCOP qui ont des niches parviennent à inventer de nouvelles formes d’organisation ».

Si le rapport salarial classique et la subordination qui va avec posent problème, il n’est pas certain que des solutions faussement alternatives vaillent beaucoup mieux, comme en témoignent les efforts de travailleurs « ubérisés » pour être reconnus comme des salariés à part entière. Dans le syndicalisme des origines, il y avait « l’ambition de s’émanciper de la domination capitaliste, ce qui est en apparente contradiction avec le fait de revendiquer aujourd’hui plus de contrats de travail pour ceux qui en sont dépourvus » constate Bernard Thibault, « mais la subordination ne doit pas être synonyme de surexploitation ».

Pour Danièle Linhart, « la subordination n’existe pas stricto sensu chez les travailleurs qui sont en free-lance, en auto-entrepreneuriat. D’ailleurs, une partie des jeunes veulent fuir cette subordination car ils ont pu voir les effets sur leurs parents, l’enfermement dans une logique d’obéissance, ces jeunes rentrent souvent dans des logiques de dépendance économique mais ils peuvent vouloir échapper à la logique de subordination ».

La sociologue appelle de ses vœux un véritable débat sur la question de la subordination qui semble largement taboue à ce jour : « il faut poser la question de la légitimité de la clause de subordination : est-ce qu’elle n’est pas à la source de toute une série d’effets pervers, délétères qui empêchent les salariés d’émettre des critiques sur ce qu’on leur impose, en termes de valeurs, d’éthique du travail ».

 

Taylorisme : c’est par où la sortie ?

C’est la règle aux Rencontres déconnomiques : un débat s’est installé avec l’assistance, notamment avec un représentant de la Fabrique du Sud (Aude) où les salarié-e-s ont repris les ex-glaces Pilpa en coopérative. « Ne croyez pas que je sois contre les SCOP : il y a des SCOP qui se battent comme des lions pour changer les conditions et les contenus du travail, les salaires etc… Effectivement, Fralib ou la Fabrique du Sud le montrent, même si je me souviens avoir discuté avec des responsables qui me disaient :  » lorsqu’ arrive une grosse commande, on se remet en ordre de travail comme auparavant « . C’est extrêmement difficile du point de vue des SCOP d’inventer une autre organisation de travail. Il n’y en a pas : on n’a pas de modèle alternatif au monde qui ne soit pas inspiré du taylorisme. Il faut l’inventer et c’est un problème terrible auquel sont confrontées les SCOP. Je pense que c’est un phénomène mondial, global : profitons de cette mondialisation qu’on nous a imposés pour repenser intelligemment et collectivement d’autres manières de travailler ».

Ce débat- d’une certaine manière récurrent depuis les débuts du mouvement ouvrier- sur le statut de l’entreprise et le contenu du travail ne pouvait laisser indifférent un collectif de journalistes qui a pour ambition de créer une SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif). En attendant, on peut toujours savourer les glaces « La Belle Aude », c’est la saison…

M.G.

Notes:

(1) Entre autres : Danièle Linhart, avec Barbara Rist et Estelle Durand : « Perte d’emploi, perte de soi » (Erès, 2009)

JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"