Cet article est publié à l’occasion du dixième anniversaire de l’arrivée au pouvoir du Maréchal Abdel Fattah Al Sissi, coïncidant avec le 71e anniversaire de la chute de la monarchie.


 

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Décryptage : L’Égypte, dix ans après 3/3

Par René Naba

 

Un an de pouvoir a fracassé le rêve longtemps caressé d’un 4e Califat, qui aurait eu pour siège l’Égypte, le berceau des « Frères musulmans », devenue, de par l’éviction brutale du premier président membre de la confrérie, la tombe de l’islamisme politique. Le Califat est une supercherie lorsque l’on songe à toutes les bases occidentales disséminées dans les monarchies arabes, faisant du Monde arabe la plus importante concentration militaire atlantiste hors des États-Unis. Dans un contexte de soumission à l’ordre hégémonique israélo-américain, le combat contre la présence militaire atlantiste paraît prioritaire à l’instauration d’un califat. Et, le califat dans sa version moderne devrait prendre la forme d’une vaste confédération des pays de la ligue arabe, avec en additif l’Iran et la Turquie, soit 500 millions de personnes, des réserves énergétiques bon marché, une main-d’œuvre abondante. En un mot, un seuil critique à l’effet de peser sur les relations internationales. Faute d’un tel projet, en présence des bases de l’Otan, le projet de restauration du califat relève d’une supercherie et d’un trafic de religions.

 

L’implosion de Morsi1

Le déclic populaire contestataire a été le fait des franges de la société informelle arabe, les Frères musulmans l’ont subverti du fait de leur discipline et de leurs considérables moyens financiers. Ils devaient tenir compte de la diversité de la population égyptienne, et non d’imposer à une population frondeuse une conception rigoriste de la religion.

Ployant sous le fardeau de l’inflation et de la pénurie, sans perspective d’avenir, sans la moindre percée politique, à la remorque de la diplomatie islamo-atlantiste, dans la crainte de la menace de strangulation que fait peser sur l’Égypte le projet de percement d’un canal rival israélien au Canal de Suez, le Canal Ben Gourion, le peuple égyptien, pour la deuxième fois en trois ans, déjouant tous les pronostics, particulièrement les universitaires cathodiques, a créé la surprise, dégommant des palais nationaux ce président néo-islamiste. Avec le consentement et le soutien actif de l’armée et surtout des plus hautes autorités religieuses musulmanes et chrétiennes du pays.

L’Égypte est diverse : Il y a deux siècles, sous les Fatimides2, elle était chiite. Les Coptes, des arabes chrétiens, est une population consubstantielle à l’Histoire du pays. L’Histoire tout comme la population s’est constituée par sédimentation. Si de nos jours la très grande majorité de la population est musulmane sunnite, cela ne suffit pas à faire une politique. Une politique sunnite n’existe pas en elle-même. Elle se fait en fonction du legs national. Il serait insultant au génie de ce peuple de le réduire à une expression basique d’un islam rigoriste.

L’Égypte, c’est le pays de Nasser, d’Oum Kalthoum3, mais aussi de Cheikh Imam4 et d’Ahmad Fouad Najm5, d’Alaa Al- Aswani6, des personnalités contestataires. Plutôt que de promouvoir une politique de concorde nationale, Mohammad Morsi a pratiqué une politique revancharde. N’est pas Mandela qui veut. Il n’était pas pourtant sorcier de comprendre que seule une politique de rassemblement et non de division avait une chance de réussir.

Au risque de déplaire, les tombeurs de Morsi sont d’abord l’Arabie saoudite et les États-Unis, les deux éléments qui lui ont servi de béquille pendant un demi-siècle. Les manifestations ont servi de prétexte. Les parrains historiques des Frères musulmans ont remercié Morsi car il ne répondait plus à leurs attentes. Sa chute est intervenue dix jours après la destitution de l’Émir du Qatar. L’Arabie ne pouvait tolérer deux théocraties sur son flanc nord l’Iran, un réformiste démocratiquement élu, mais chiite, et sur son flanc sud en Égypte, un islamiste démocratiquement élu mais plus grave sunnite ; la négation de tout le dispositif de la dynastie wahhabite fondé sur l’hérédité et la loi de la primogéniture.

L’Arabie saoudite qui a financé la construction d’un barrage de retenue d’eau en Éthiopie, privant l’Égypte d’une substantielle quantité d’eau du Nil nécessaire à son irrigation. L’Arabie saoudite, un pays arabe, musulman et rigoriste tout comme les Frères musulmans. La déstabilisation de Mohammad Morsi par l’Arabie saoudite est la preuve éclatante qu’il ne saurait y avoir une politique sunnite en soi.

Soixante ans d’opposition démagogique ont trouvé leur conclusion dans le pitoyable épilogue de la mandature Morsi. Luxe de raffinement ou de perfidie, sans doute pour bien marteler le message, les protestataires ont mobilisé près de vingt millions de manifestants, soit le nombre d’électeurs que Morsi avait recueilli lors de son élection présidentielle.

 

Le déni de réalité, danger mortel des Frères musulmans

 

Plutôt que de s’enfermer dans un déni de réalité, Mohammad Morsi et les Frères musulmans devraient se livrer à une sévère introspection de leur prestation politique et admettre, enfin, qu’un mouvement qui se veut un mouvement de libération ne saurait être un allié des occidentaux, les protecteurs d’Israël en ce qu’il s’agit d’un positionnement antinomique.

De la même manière, autre vérité d’évidence, que l’on ne saurait solliciter en permanence l’aide d‘une grande puissance sans en payer le prix un jour. Et que d’une manière générale Morsi retiendra sans doute la leçon de savoir que quand les Occidentaux accordent leur satisfecit à un individu, c’est que cette personne a certainement commis une certain degré de reniement de soi. Kadhafi a été couvert d’éloges lorsqu’il a révélé aux occidentaux tout un pan de la coopération clandestine nucléaire interarabe, avant qu’il soit abattu sans ménagement.

Au pouvoir, les Frères musulmans auraient dû prendre en compte des profondes aspirations d’un peuple frondeur et tombeur de la dictature, de même que les impératifs de puissance que commande la restauration de la position de l’Égypte dans le Monde arabe. Faire preuve d’innovation, par le dépassement du conflit idéologique qui divise le pays depuis la chute de la monarchie, en 1952, en une sorte de synthèse qui passe par la réconciliation de l’Islam avec le socialisme. Cesser d’apparaître comme la roue dentée de la diplomatie atlantiste dans le Monde arabe, en assumant l’héritage nassérien avec la tradition millénaire égyptienne, débarrassant la confrérie de ses deux béquilles traditionnelles ayant entravé sa visibilité et sa crédibilité, la béquille financière des pétromonarchies rétrogrades et la béquille américaine de l’ultralibéralisme.

Sous la direction de la confrérie, l’Égypte aurait dû, enfin, prendre en outre l’initiative historique de la réconciliation avec l’Iran, le chef de file de la branche rivale chiite de l’Islam à l’effet de purger le non-dit d’un conflit de quinze siècle résultant de l’élimination physique des deux petits-fils du prophète, Al-Hassan et Al-Hussein, acte sacrilège absolu fruit sinon d’un dogmatisme, à tout le moins d’une rigidité formaliste.

L’Égypte fait face à des manœuvres d’asphyxie (retenue d’eau du Nil en Éthiopie, Canal Ben Gourion, concurrentiel du canal de Suez), Morsi aurait dû jouer de l’effet de surprise, en retournant la situation en sa faveur en levant le blocus de Gaza, un accord que l’Égypte n’a même pas ratifié, et surtout, normaliser avec l’Iran en vue de prendre en tenaille tant Israël que l’Arabie saoudite, c’est-à-dire les deux des grandes théocraties du monde.

Sur fond de concurrence avec la mouvance rivale salafiste, cette épreuve a été infiniment plus redoutable que près de soixante ans d’opposition déclamatoire souvent à connotation sinon démagogique à tout le moins populiste.

Les Frères musulmans seraient donc avisés de se livrer à une sérieuse étude critique de la mandature Morsi avant de se lancer dans une nouvelle aventure dont toute l’Égypte sera perdante ? Pour le plus grand bénéfice d’Israël et de l’Islam wahhabite saoudien.

Malsain de tout rejeter sur les manigances occidentales. Si les occidentaux ont leur plan, il importe aux Arabes de ne pas se lancer tête baissée devant tout chiffon rouge agité devant eux. Songez à l’impasse du Hamas, qui a déserté la Syrie, par solidarité sectaire avec le djihadisme erratique, expulsé du Qatar où il avait trouvé refuge avant de perdre son fief égyptien, à la merci d’un coup de bambou israélien.

 

Les fautes stratégiques de Mohammad Morsi à l’origine de son éviction

 

La 1ère faute : Le djihad en Syrie. La faute stratégique de Mohammad Morsi, à l’origine de l’abrogation de son mandat, aura été d’avoir « décrété le djihad en Syrie ». Une décision prise par 500 oulémas7 réunis au Caire. Convoqué par Mohammad Morsi, ce congrès s’était tenu le 15 juillet 2013 avec la participation des représentants de 70 associations islamistes des pétromonarchies du Golfe (Qatar, Arabie Saoudite, Koweït, Bahreïn) ainsi que des courants islamistes d’Égypte, du Yémen et de la Tunisie.

Cette décision a été très mal perçue par la hiérarchie militaire égyptienne en raison de la fraternité d’armes qui liait les armées égyptiennes et syriennes dans les quatre batailles qu’ils ont livré contre Israël, en 1948, en 1956 (expédition de Suez), 1967 et 1973, (destruction de ligne Bar Lev sur le Canal de Suez et récupération d’une portion du Golan par la Syrie).

La 2e faute : L’immunité : L’octroi au président d’une « Immunité pour toutes les décisions passées et futures » ; une disposition sans pareille dans le monde, qui fera de Mohammad Morsi, un pharaons plus puissant que le plus puissant des pharaons.

3e faute : Les « fautes stratégiques » des Frères musulmans, de leur propre point de vue. De leur propre aveu, les Frères Musulmans ont commis les « fautes stratégiques » suivantes : Avoir bénéficié du soutien des États-Unis et d’Israël, les meilleurs alliés d’Hosni Moubarak8 avant sa chute. Négliger complètement la force de la revendication populaire.

Négliger la pesanteur des partisans de l’ancien président Hosni Moubarak encore aux postes de commande dans la haute administration et les gouvernorats. Le noyautage des Frères musulmans de l’appareil d’État se fera à l’accession de Mohamad Morsi à la présidence de la république, mais l’armée ne lui laissera pas le temps de s’en accaparer, ni de s’incruster.

Négliger les salafistes, dont les Services de Renseignements sous Hosni Moubarak s’en servaient comme contre pouvoir au Frères musulmans. Le conflit Frères musulmans-Salafiste était en effet plus violent que le conflit qui opposait la confrérie à Moubarak.

À cela s’est greffé l’autoritarisme de Mohammad Morsi. Moubarak a gouverné sous le régime de l’État d’urgence dès son accession au pouvoir, pendant trente ans (1981-2011).

 

L’autoritarisme de Mohammad Morsi

 

Erreur fatale, Mohammad Morsi a commencé sa présidence par une fanfaronnade qui a abrégé son mandat. À peine élu, le premier président néo-islamiste de l’Égypte a fait une déclaration d’une arrogance démesurée : « Nous sommes au pouvoir et nous le demeurerons pendant cinq siècles. »

Joignant le geste à la parole, il a, d’un trait de plume, relevé de leurs fonctions la totalité des directeurs des publications égyptiennes pour leur substituer des hommes à sa dévotion. De même, il a ordonné la suppression de tous les programmes scolaires en vigueur sous Moubarak et leur substitution de nouveaux programmes, plus conformes à l’idéologie des Frères musulmans.

Pis, lors de la proclamation de la nouvelle constitution Morsi prévoyait une « immunité pour toutes les décisions passées et futures » du président. Mal perçu par le peuple égyptien frustré de sa révolution, le triomphalisme et l’autoritarisme de Mohammad Morsi vont alimenter un mécontentement et relancer une nouvelle mobilisation populaire.

L’Égypte, épicentre du Monde arabe, est diverse. Le premier président néo-islamiste élu aurait dû se pénétrer de cette réalité plutôt que de mener une politique sur une base sectaire. Les Frères musulmans n’ont pas su mettre à profit leur holdup sur le pouvoir en proposant un projet de dépassement des clivages antérieurs en ce que Morsi n’aurait jamais dû oublier le conflit de légitimité historique qui oppose l’armée aux Frères musulmans depuis Nasser (1952). Morsi paie le prix de sa tardive adaptation au principe de réalité et des rapports de force.

Quant au Qatar, parrain de la Confrérie, l’activisme qu’il a déployée contre l’un des meilleurs alliés des États-Unis dans le Monde arabe, placera cette principauté de rite wahhabite sous blocus des pétromonarchies et de l’Égypte, ses dirigeants d’alors, Hamad Ben Khalifa et Hamad Ben Jassem, évincés sans ménagement du pouvoir par leur tuteur américain, portant un coup fatal à la crédibilité de son fleuron médiatique la chaîne Al Jazeera.

Pour aller plus loin sur ce thème, cf. ces deux liens :

 

Sous Sissi, L’Égypte, un géant sans tête (Ou’mlak Bila Ras), un sujet passif des Relations internationales.

 

Sous Hosni Moubarak, l’Égypte marchait sur sa tête et réfléchissait comme un pied ; Sous Abdel Fattah Sissi, pire, l’Égypte, atteinte d’éléphantiasis, est devenue un géant sans tête (O’umlak Bila R’as), selon l’expression de Mamdouh Habachi, figure de proue de l’opposition démocratique égyptienne. Mamdouh Habashi est le disciple et le successeur de Samir Amine, le théoricien de l’alter-mondialisme. Chargé des Relations Internationales au sein du « Socialist Popular Alliance Party d’Égypte, Mamdouh Habashi est également vice-président du « World Forum For Alternatives » (WFA).

Un géant décapité. L’éclipse de l’Égypte durant la séquence Sadate (1970-1981), consécutive à la signature du traité de paix égypto-israélien, a entraîné un affaissement du Monde arabe. Il ne saurait y avoir de redressement possible du Monde arabe sans un rôle pionnier de l’Égypte.

Sous la mandature du Maréchal Abdel Fattah Al Sissi, l’Égypte n’est pas un sujet actif, mais un sujet passif des relations internationales (Layssa fah’ilan bal mafh’oul) [Par sa bouche actuelle, mais sa première bouche], une diplomatie marquée par son suivisme à l’égard des pétromonarchies du Golfe, sous la supervision américaine, sans la moindre influence sur les grands conflits régionaux, ni le Yémen, ni la Syrie.

Les conditions du « suivisme » ont été mises en place par Anouar El Sadate, lequel, en répudiant l’alliance stratégique avec l’Union soviétique et en signant son traité de paix avec Israël (1979), s’est placé sous la coupe des Américains et des Israéliens. Le suivisme s’est poursuivi sous Hosni Moubarak, qui s’est placé sous la dépendance israélienne pour favoriser la promotion de son fils Gamal comme son successeur à la tête de l’État égyptien.

À tous égards, Camp David, le traité de paix égypto-israélien, aura été une malédiction pour l’Égypte, le Monde arabe voire même Israël, désormais gouvernée par une coalition ultra droitière faisant de l’État hébreu une « démocratie illusoire ». Déclassé, le plus grand pays arabe et le plus puissant militairement dispose désormais d’une influence infiniment moindre que les acteurs para-étatiques de la zone, le Hezbollah libanais, les Houthistes du Yémen et le Hamas palestinien.

Un des pivots des guerres de libération du tiers-monde sous Nasser, (de l’Algérie, au Yémen, au Congo Léopoldville), l’Égypte est désormais réduite à un rôle de comparse de la diplomatie internationale, vivant des subsides des pétromonarchies. Un sujet passif des relations internationales.

 

Lire aussi :

Histoire Méditerranée Égypte #1 :
Hosni Moubarak ou La chute du dernier pharaon d’Égypte.

Méditerranée Égypte #2 : Révolte arabe de l’hiver 2011, le déclic populaire.

Notes:

  1. Mohamed Morsi (1951 -2019) était un homme d’État égyptien, président de la République du 30 juin 2012 au 3 juillet 2013.
  2. Les Fatimides tirent leur nom de Fatima, fille du prophète Muhammad et épouse de Ali. Ils appartiennent à une branche minoritaire du chiisme, les ismaéliens.
  3. Fatima Ibrahim as-Sayyid al-Beltagi, dite Oum Kalthoum, surnommée « Souma », était une chanteuse, musicienne et actrice égyptienne (1898-1975).
  4. Imam Mohammed Ahmed Issa (1918-1995) était un chanteur-compositeur égyptien.
  5. Ahmed Fouad Negm (1929-2013) était un poète égyptien.
  6. Alaa al-Aswany (1957) est un écrivain égyptien.
  7. Docteur de la loi musulmane, juriste et théologien.
  8. Mohammed Hosni Moubarak (1928-2020) président de la République du 14 octobre 1981 au 11 février 2011.
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René Naba est un écrivain et journaliste, spécialiste du monde arabe. De 1969 à 1979, il est correspondant tournant au bureau régional de l’Agence France-Presse (AFP) à Beyrouth, où il a notamment couvert la guerre civile jordano-palestinienne, le « septembre noir » de 1970, la nationalisation des installations pétrolières d’Irak et de Libye (1972), une dizaine de coups d’État et de détournements d’avion, ainsi que la guerre du Liban (1975-1990), la 3e guerre israélo-arabe d'octobre 1973, les premières négociations de paix égypto-israéliennes de Mena House Le Caire (1979). De 1979 à 1989, il est responsable du monde arabo-musulman au service diplomatique de l'AFP], puis conseiller du directeur général de RMC Moyen-Orient, chargé de l'information, de 1989 à 1995. Membre du groupe consultatif de l'Institut Scandinave des Droits de l'Homme (SIHR), de l'Association d'amitié euro-arabe, il est aussi consultant à l'Institut International pour la Paix, la Justice et les Droits de l'Homme (IIPJDH) depuis 2014. Depuis le 1er septembre 2014, il est chargé de la coordination éditoriale du site Madaniya info. Un site partenaire d' Altermidi.