Analyse :
Dix ans d’échec des « Printemps arabes »

« Une décennie de pseudo Printemps arabes » avec Sébastien Boussois

Nous remercions Sébastien Boussois de nous autoriser la re-publication de son analyse, initialement diffusée sur la chaîne Youtube Diver city,  plateforme d’information au service du citoyen traitant des sujets sociétaux. Vous trouverez ci-dessous la retranscription de ce document vidéo en espérant qu’elle vous engage à lire ou à écouter l’ensemble de la présentation de ce spécialiste des questions géopolitiques moyen-orientales.

 

ANALYSE :

« Une décennie de pseudo Printemps arabes » par Sébastien Boussois


On a fêté les 10 ans de ce que l’on a communément appelé les « printemps arabes ». Je crois qu’il est important de revenir déjà sur la dénomination. Bien sûr, comme souvent dans les médias, il y a besoin d’inventer et de trouver un terme qui fasse presque religion et qui parle à tout le monde. Et puis, il y a 10 ans, au moment des soulèvements en Tunisie, puis en Égypte et ensuite la guerre en Syrie et l’effondrement de la Libye ; on en a déduit que le terme « printemps arabe » pourrait être non seulement signe d’espoir, signe de renouveau, mais qu’il ne concernerait en réalité que les Arabes. Hors, évidemment, on sait ô combien ce terme a été galvaudé et on sait ô combien aujourd’hui il est relativement faux.


 

Pourquoi ?

Parce que déjà, la dénomination de « printemps » n’a plus beaucoup de sens aujourd’hui, beaucoup de ces processus de transition ou de guerre ont mal tourné. Certains ont même complètement disparu et on a pu assister à un retour des dictatures dans la région. Donc on a parlé un moment d’« hiver islamiste ».

C’est-à-dire que, les transitions démocratiques dans la région auraient conduit à des hivers islamistes. Ça veut dire, connoter négativement ces processus de transition liés aux courants islamistes qui, à un moment ou à un autre, sont passés par le jeu démocratique et ont été élus, puis souvent ont été renversés ou ont fait la preuve et la démonstration de leur incompétence et que les processus politiques dans la région sont ensuite passés à autre chose. Donc, « hiver » était déjà légèrement connoté.

Et puis « arabe », pour les « printemps arabes », ça n’a pas un sens tout à fait exact en réalité, puisque certes, il y a eu des soulèvements dans des pays que l’on peut considérer comme majoritairement arabes, mais que ce soit l’Algérie, quand il y a eu des mouvements dans les années 2000 on a parlé de printemps berbère, quand il y a eu, en Tunisie comme au Maroc, des soulèvements, il y avait certes des Arabes, mais il y avait aussi beaucoup de populations berbères.

Et puis, il y a eu d’autres mouvements que l’on va trouver dans la région, comme les mouvements autour de la place Taksim par exemple, en Turquie en 2013. Ces personnes-là ne sont pas arabes.

En réalité, on a voulu simplifier un processus qui est extrêmement complexe, qui est extrêmement vaste, et qui couvre en réalité toute l’aire géopolitique dite arabo-musulmane, en y intégrant, bien évidemment, les Turcs ou turcophones et en oubliant parfois d’y intégrer les Iraniens notamment, puisque dès 2009 il y avait eu des mouvements de populations de la société civile pour essayer d’accélérer, ou d’accéder, ou de permettre à l’Iran de basculer dans un processus démocratique.

Dans ce pays-là, comme dans tous les autres pays, malheureusement, globalement, l’échec est cuisant.

 

Dix ans après

Pourquoi est-ce-que 10 ans après on ne peut même plus parler de printemps arabes pour les raisons expliquées ou d’hiver islamiste ou d’automne de la région ? J’utiliserai plutôt ce terme d’automne oriental, c’est qu’il n’y a malheureusement aucun exemple dans la région de processus transitionnel démocratique qui ait réussi et qui ait surtout fourni toutes les réponses à ce pourquoi les gens s’étaient révoltés.

L’Égypte ? Basta la révolution. Aujourd’hui on a le retour d’un homme autoritaire, d’un maréchal qui a supprimé l’ensemble des fruits de la révolution pour mettre en place un régime qui est bien plus drastique, et bien plus autoritaire et bien plus liberticide que les dernières années de Moubarak.

Que ce soit Bahreïn, que ce soit la Syrie, que ce soit la Libye, soit on est dans des échecs totaux des processus révolutionnaires, soit on est dans des guerres qui n’en finissent pas (comme c’est le cas en Libye), soit on est dans le maintien de dirigeants relativement autoritaires ou de dictateurs comme c’est le cas par exemple en Syrie.

Et puis il y a au milieu de cet océan d’échecs, un petit pays, celui que l’on a appelé aussi — puisque l’on a souvent besoin de ce type de « teaser » — le « laboratoire de la transition démocratique », c’est-à-dire la Tunisie.

La Tunisie a longtemps été un espoir pour l’ensemble du monde arabe mais sous l’influence de différentes puissances étrangères — régionales en grande partie — sous les coups de boutoir et les tensions démocratisantes des uns et des autres, on est aujourd’hui dans une situation ou, certes, la Tunisie a une nouvelle constitution ; certes, aujourd’hui les Tunisiens peuvent parler, peuvent crier, peuvent protester mais les raisons même de l’immolation de M. Bouazizi, en 2010, c’est-à-dire la crise économique et sociale violente qu’a traversé l’ensemble du monde après la crise de 2008, puis dans l’ensemble de l’aire arabo-musulmane, cette crise économique et sociale n’a absolument pas été enrayée.

La situation économique et sociale aujourd’hui en Tunisie est pire qu’avant la révolution.

Totalement dépendant des institutions internationales, ce petit pays qui n’a pas beaucoup de ressources contrairement à ses voisins, dépend en grande partie de quelques phosphates. Il dépendait du tourisme, il n’y a plus de tourisme. Il dépend également de la diaspora et c’est à peu près tout. Ce pays a aussi été largement déstabilisé par le chaos libyen à côté, c’est-à-dire que les premiers Libyens qui sont arrivés en Tunisie en 2010-2011 après le renversement de Khadafi ont été les Libyens qui avaient de l’argent, ont été les commerçants qui ont développé une partie du Sud tunisien.

Mais tous ceux qui sont arrivés ensuite, les quelques centaines de milliers de Libyens qui sont arrivés en Tunisie n’ont pas été ceux qui auraient permis de maintenir la Tunisie à flot. Et bien sûr vous ajoutez, dans ce contexte-là, une évolution politique et sociale qui a été influencée, ou en tout cas très proche d’Ennahda1, avec le parti des Frères Musulmans qui a joué un rôle extrêmement important, avec un parti qui n’a pas été capable pour autant de régler la question de la crise économique et sociale, du chômage de longue durée des jeunes, de l’enclavement des provinces tunisiennes complètement abandonnées par le pouvoir central. On se retrouve dans une situation aujourd’hui, où il y a quelques mois les élections municipales ont confirmé et conforté la place prépondérante d’Ennahda en tant que premier parti tunisien, avec une maire2 à Tunis qui en fait partie.

Aujourd’hui on voit que le pays a rebasculé dans une crise totale avec un président tunisien3 qui est en tension avec le Premier ministre qu’il a  élu4, et finalement une impossibilité d’assurer une transition démocratique qui puisse offrir une stabilité en Tunisie. Aujourd’hui on voit que, du coup, le seul pays qui a été considéré comme un succès dans ce processus dit des « printemps arabes » est malheureusement au bord du gouffre.

 

Influences régionales

Alors il faut noter pour finir que la région du Moyen-Orient a été, du moment « des printemps dits « arabes » » jusqu’à aujourd’hui, sous l’influence de plusieurs puissances étrangères régionales, ce qui n’avait pas été forcément toujours le cas pendant des décennies. Certes, l’influence américaine, un grand classique, certes l’influence des grandes puissances occidentales, que ce soit la France ou que ce soit d’autres pays qui ont eu, à un moment ou à un autre, soit maille à partir, soit des affaires dans la région ; on assiste depuis ces printemps au retour des grandes puissances régionales.

Ce que certains chercheurs appellent des puissances prédatrices, c’est-à-dire des pays qui veulent remettre certains pays sous leur zone d’influence, claire et nette. C’est le cas de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, des Émirats Arabes Unis et du Qatar. Et ces pays-là ont joué, par des jeux d’alliances et de tensions, un rôle extrêmement important, soit dans des tentatives de stabilisation du chaos, soit dans des tentatives claires de déstabilisation d’un certain nombre de pays.

L’ancien président américain a essayé de trouver une solution, essayé de régler un certain nombre de conflits ou de guerres et essayé d’apaiser la région. Donald Trump n’a peut-être pas forcément choisi les bons chevaux, en tout cas en donnant un soutien inconditionnel à Mohamed Ben Salman, le Prince héritier d’Arabie Saoudite, mais également au Prince héritier émirati Mohamed Ben Zayed. Ces deux dirigeants n’ayant en réalité qu’un objectif : mettre en place cette vision du Moyen-Orient tel que Bush l’avait rêvée.

Celle des néo-Cons, (néo-conservateurs, Ndlr) c’est-à-dire un nouveau Moyen-Orient qui ressemble à l’ancien.

En d’autres termes, taire la rue arabe, comme on dit. Empêcher et étouffer toutes les aspirations démocratiques, sans même imaginer que dans dix ou vingt ans, le Moyen-Orient — je dirais cette poudrière qu’est le Moyen-Orient — subira des processus récurrents de révolution qui seront peut-être multipliés par dix ou par cent par rapport à ceux de 2010. Et l’objectif, du coup, de M. Ben Salman et M. Ben Zayed, c’est de remettre en place des dirigeants autoritaires sur l’ensemble des pays pour lesquels ils ont un intérêt.

C’est ce qu’ils ont essayé de faire en Libye avec le Maréchal Afta, c’est ce qu’ils ont fait en Égypte avec le Maréchal Sissi, donc petit à petit, on voit se dessiner une division extrêmement dangereuse pour la région : d’un côté, l’axe qu’on pourrait appeler « Sionisto-sunnite », autrement dit ces alliances, avec les accords d’Abraham poussés dans un dernier élan d’espoir de l’administration américaine, Trump avec ses accords signés entre les Émirats Arabes Unis et Israël, accords entre Israël et un certain nombre d’autres pays arabes comme le Soudan et le Maroc et dont l’objectif en réalité était de permettre de faire un front du refus Iranien.

 

Un front du refus de l’Iran

Dans une situation où l’on passe son temps à dire que l’ennemi numéro Un au Moyen-Orient et pour le monde, c’est l’Iran, on voit bien qu’en fait, un certain nombre de pétromonarchies se sont connectées directement avec Israël en vue de faire un axe extrêmement fort pour faire plier l’Iran et ses alliés, qui sont donc plutôt du côté de la Turquie et de Téhéran. En réalité, on se rend bien compte que ce n’est pas ça qui va permettre de mener à la paix et que cette division du camp sunnite et chiite, qui est une pure construction artificielle depuis quelques années, ne va pas permettre de résoudre les différentes crises qui sont avant tout économiques et sociales, plus que culturelles et civilisationnelles.

On se retrouve du coup dans une situation, dix ans après les printemps arabes, où on n’a pas un seul pays qui a permis d’émerger démocratiquement ; on a des guerres qui ont été avortées avec des centaines de milliers de morts, on a des guerres larvées qui ne trouvent aucune solution, que ce soit la Libye malgré les négociations actuelles ou que ce soit le Yémen avec plus de 400.000 morts depuis le début du conflit. Je dirais que tout cela est globalement, hélas, désespérant.

Que tous ces millions de musulmans et de personnes habitant le Moyen-Orient doivent aujourd’hui mettre un frein à leurs aspirations démocratiques. Mais de toute façon, à un moment ou à un autre, les choses reviendront.

Les processus révolutionnaires seront de retour, parce que l’autoritarisme, les dictatures qui sont en place — à nouveau ou encore — dans la région ne devraient plus avoir d’avenir dans les décennies qui arriveront. On ne peut qu’espérer qu’un jour, enfin, le Moyen-Orient puisse basculer dans cette démocratisation tant attendue par les personnes qui l’habitent, mais également par l’ensemble du monde, puisque tant que le Moyen-Orient sera déstabilisé, l’ensemble du monde en subira les conséquences.

 

Concernant le Maghreb

Concernant l’Algérie et le Maroc, je crois qu’il y a quelques éléments intéressants. D’une part, le choix du Roi du Maroc d’avoir permis un certain nombre de processus de développement, d’avancées sociales et économiques, a permis en grande partie d’apaiser quelques  tensions, même s’il y a encore beaucoup de choses à faire du point de vue de l’éducation, du système de santé au Maroc. Mais le choix est différent de celui qui a été fait en Algérie où, depuis deux ans, on a pu assister à des mouvements populaires : ceux du Hirak5 qui ont, selon moi, accouché d’une souris.

L’Algérie, qui est le plus grand pays africain, n’est aujourd’hui présente nulle part. On se retrouve aujourd’hui dans une situation ou l’on a un nouveau président, Tebboune, qui est un fantôme et qui est exactement le même que le président précédent, c’est-à-dire Bouteflika, dans une situation où il ne dirige pas vraiment, où il est malade et va se faire soigner à l’étranger, manifestement parce que les soins ne sont pas suffisamment à la hauteur en Algérie et que les espoirs des Hirakistes sont complètement douchés.

Cela fait deux ans — et jusqu’à la pandémie — que des millions d’Algériens défilent dans les rues de manière pacifique et ne parviennent à pas grand-chose : une maigre réforme de la constitution. Une situation économique et sociale extrêmement scabreuse puisque l’Algérie, en dehors du pétrole, n’a aucune diversification de son économie. Donc, avec l’effondrement des cours du baril, il y a de quoi être véritablement inquiet sur les années à venir en Algérie.

Ce qui est très différent du Maroc qui essaie de stabiliser son économie par une diversification, par les phosphates, par le tourisme — s’il revient un jour — par les devises des Marocains résidant à l’étranger, et par un certain nombre d’autres éléments comme l’agro-alimentaire par exemple.

Ce qui est très inquiétant pour l’ensemble du Maghreb, c’est qu’il reste extrêmement dépendant de la politique de voisinage de l’Europe. Et quand l’Europe va mal, comme tout le monde actuellement, le Maghreb va mal.

C’est cette question de la dépendance du Maghreb à l’Europe qui reste problématique pour l’avenir. Le Roi du Maroc l’avait bien rappelé, avait profité du vide abyssal que représente l’Algérie sur le continent africain. Le Roi du Maroc a réinscrit le Maroc dans son africanité ; ça a probablement été un des éléments les plus importants en termes de politique étrangère de la part du royaume chérifien depuis quelques années. Les Nord-Maghrébins, les Nord-Africains ont souvent tendance à oublier qu’ils sont connectés à un continent qu’ils ont souvent en grande partie délaissé. Le Maroc a fait ce choix, que n’a pas fait l’Algérie, c’est-à-dire re-signer un certain nombre d’accords bilatéraux de coopération avec bon nombre de pays sub-sahariens, ce qui pourra aussi lui assurer un certain avenir.

 

 


Sebastien Boussois portrait
Sebastien Boussois

Sébastien Boussois
Français, né à Saint-Germain en Laye, le 28 janvier 1978, Sébastien Boussois est docteur en Sciences politiques, consultant en politique internationale, enseignant en relations internationales, chercheur associé à l’Université libre de Bruxelles (CECID), ainsi qu’à l’UQAM (OMAN Montréal). Il est conseiller par ailleurs auprès du programme européen de prévention de la radicalisation PRACTICIES, SAVE BELGIUM (Society Against Violent Extremism), et au CPRMV (Centre de Prévention de la Radicalisation menant à la Violence de Montréal). Il a été directeur scientifique à l’institut MEDEA (Institut de Coopération euro-arabe et méditerranéenne, Bruxelles) pendant 3 ans, enseignant à la Business School Neoma Rouen pendant 2 ans et demi et à l’ISEG de Lille en 2016-2017 et est consulté par différentes organisations, fondations, universitaires ou institutionnelles. Conférencier sur le Moyen-Orient et les relations euro-méditerranéennes, il présente ses ouvrages et ses travaux régulièrement au Maghreb, en Europe, et au Machrek. Consultant sur les questions de terrorisme et radicalisation, mais aussi sur des sujets spécifiques du Maghreb, il collabore avec plusieurs organisations de prévention de la radicalisation.


 

Notes:

  1. Ennahdha, Mouvement de la renaissance en arabe, est un parti politique tunisien islamiste conservateur.
  2. Souad Abderrahim, maire de Tunis depuis son élection le 3 juillet 2018
  3. Kaïs Saïed, président de la République tunisienne depuis 2019.
  4. Hichem Mechichi, Chef du gouvernement depuis le 25 juillet 2020
  5. Hirak : « mouvement ». Il désigne des mouvements de contestations populaires dans les pays du monde arabe. Les manifestations de 2019-2020 en Algérie, commencées le 16 février 2019 pour protester dans un premier temps contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un 5e mandat puis pour le départ du régime et un changement du système politique en place.