Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik Oussekine meurt à la suite de l’intervention des brigades motorisées pendant que Paris est secouée par des manifestations étudiantes contre le projet de loi Devaquet1. Quelques heures plus tard, un autre français d’origine algérienne, Abdelwahab Benyahia, est tué par balle par un policier2 devant un bar à Pantin. Le ministère de l’Intérieur tente d’étouffer l’affaire.


 

Nos frangins, de Rachid Bouchareb, réalisateur franco-algérien, a été projeté au cinéma Diagonal à Montpellier, en sa présence. Le film sera programmé en sortie nationale le 9 décembre.

Il réunit un beau casting, notamment Lyna Khoudri, Reda Kateb (sœur et frère de Malik), Raphaël Personnaz (policier de l’IGS3), Samir Guesmi et Adam Amara (père et frère d’Abdel). Sélectionné au Festival de Cannes, il sort, aléas du cinéma, après la mini-série Oussekine produite par Disney+. Les critiques et comparaisons vont bon train. Pourtant les approches sont totalement différentes, les moyens également.

Rachid Bouchareb présente un film engagé qui se situe entre documentaire et film historique. Avec le recul nécessaire pour une  appréciation objective des faits, il revient sur ces douloureux événements et fait acte de devoir de mémoire. Malik Oussekine, tombé sous les coups des voltigeurs4, entre ainsi dans l’Histoire. Mais aussi Abdelwahab Benyahia, peu médiatisé ou même inconnu, pourtant tué quelques heures après d’une balle tirée par un policier, devant un bar à Pantin. Malik n’est pas victime d’une bavure isolée lors d’une manifestation qui dégénère. Le film souligne une problématique plus étendue. Il rentre dans le sujet des violences policières.

Le réalisateur s’est appuyé, avec Kaouter Adimi, co-scénariste, sur des archives de l’Ina, des témoignages provenant de la sœur de Malik, de l’avocat et du frère d’Abdel, d’articles de presse, d’extraits de journaux télévisés de l’époque avec Noël Mamère, Jean-Claude Bourret, Bruno Masure : « Je voulais retrouver toutes les images sur le sujet de ces journalistes que je voyais tous les jours et qui font partie de la famille. »

L’affaire se passe sous la cohabitation Chirac-Mitterrand. Sont décryptés les déclarations du gouvernement, des politiques, de Charles Pasqua alors ministre de l’Intérieur, le comportement étatique et celui de l’IGS. Le personnage du policier, sans consistance, apparaît comme un espèce de fantôme aux ordres. Le film aborde aussi le traitement de l’actualité à cette époque, différent de celui d’aujourd’hui, le sujet du racisme, de la discrimination, de la difficulté à s’intégrer quand on est français “typé”, de l’identité et du mélange des cultures.

Si le réalisateur ne s’attarde pas sur les émotions, le ressenti des familles touchées par les drames est malgré tout fortement traduit à l’écran (douleur, colère, impuissance). La démarche factuelle est privilégiée, le sujet traité avec sang-froid s’impose et devient ainsi difficilement contestable.

Rachid Bouchareb revendique cette approche plutôt distante de l’intimisme qui lui donne plus de liberté, dit-il. Plutôt que d’attiser la colère ou la haine, Nos frangins bouleverse et convainc d’une réalité, certes difficile à accepter pour certains. Le film remet en lumière les violences policières tristement d’actualité. Si Malik et Abdel rentre dans l’Histoire, leur histoire ne fait malheureusement pas partie du passé, car, ici et ailleurs, les frangins sont nombreux.

Le réalisateur souligne les responsabilités et conclut par la nécessité de parler, comme le disait Abdel, 19 ans, filmé lors d’un stage, « y’a des gens avec qui on peut parler, y’a des gens avec qui on ne peut pas parler, il faut qu’on parle avec eux… » Arrêter l’engrenage, convaincre par les mots plutôt que par la violence… Le cœur se serre, visiblement l’intention interpelle : zoom dans les yeux de son père… Le  rôle de l’État ? Où est la reconnaissance ? Où est la justice ?

Nos frangins invite à la réflexion, suscite le débat pour ouvrir d’autres horizons. À la fin de la projection, silence, lumière, personne ne bouge. Puis les applaudissements fusent et la salle entière se lève pour saluer le film : hommage aux frangins et à l’implication du réalisateur qui s’attaque sans détours à un sujet brûlant.

 


 

Violences policières

La parole est au public

 

Public : Ce film est-il une trilogie, Indigène, Hors-la-loi et celui-ci ? Y-a-t-il un lien entre les violences policières et la culture coloniale qui est toujours d’actualité à différents endroits, sans mettre tout le monde dans le même sac ?

Rachid Bouchareb : Les films sont là pour le dire, la colonisation a bien sûr continué à contaminer la société française, et l’immigration a dû supporter tout ça, mais je voulais traduire ce que j’avais entendu dans mon enfance, après avoir côtoyé les témoins de la Deuxième Guerre mondiale, puis les témoins de la guerre d’Algérie en France, la colonisation est toujours là, de génération en génération […] les années 40, les années 60 et puis après. Les films sont là pour le raconter d’une façon plus riche que je pourrais le dire.

Public : Le comportement des inspecteurs de l’IGS a-t-il été imaginé ?
R.B. : Non, il est impossible de consulter les dossiers, il est évident que lorsqu’on a deux affaires comme Malik Oussekine et celle d’Abdel, on appelle ceux qui sont en charge. Je n’ai pas de preuves définitives, mais je veux bien qu’on m’en envoie. La police a géré les deux affaires puisqu’on a demandé d’en cacher une. Pour escamoter un corps pendant trois jours et faire croire à la famille que tout va bien, tout ça a du être géré, non ?

Public : La conversion de Malik, découverte dans son journal intime, l’entretien avec le prêtre relève de la réalité ?
R. B. : C’est réel, tout est vrai, le père Desjobert existe, comme la sœur Sarah qui vivait avec un jeune policier. La « police des polices » a confisqué le journal et ne lui a jamais rendu.

Public : Avez-vous eu des pressions de la part du pouvoir, des autorités, de la justice ?
R.B. : Il n’y a pas de censure directe, elle marche économiquement aujourd’hui. Ou passe par les interdictions d’autorisation de filmer dans des lieux où c’était pourtant autorisé auparavant. La censure économique est la plus difficile à vivre. Ce n’est pas ça qui arrête un film. […] Pour être un peu serein, même si je n’avais rien à craindre, je suis allé faire le film à Bordeaux. Non, il n’y a pas de censure du pouvoir, ce serait une pub formidable (rires). C’est arrivé dans les années 60, mais aujourd’hui c’est beaucoup plus difficile de faire ça.

Public : Tout ce que vous avez montré, on n’en parle pas à la télévision. Vous avez parlé de la France qu’on aime, qui nous réunit, de la France qui est généreuse. Tous vos films sont importants pour notre société et pour l’histoire avec un grand H.

Public : Ousmane, le personnage de la morgue [le sage africain qui parle aux morts et leur donne des noms] est une espèce de capsule d’humanité qui apaise quand on visualise ces images-là. Par rapport à la série de Disney+ à laquelle j’ai participé, c’est bien de voir dans votre film le propos d’Abdel, un sujet totalement mis aux oubliettes par les médias et partout.

Public : Deux émotions m’ont traversé durant le film.
La première : j’étais là lors des manifestations en 1986, durant tout le film Malik était mon frère, mes amis du lycée qui manifestaient avec moi était Benoît, Laurent, Rachid et Hassan. Votre film témoigne de ça, d’une France différente d’aujourd’hui qui n’est pas communautariste, j’ai la nostalgie de ça, pas seulement car c’était ma jeunesse, on vit dans une France riche, encore diverse de plein d’origines, mais malheureusement trop souvent clivée, divisée.
La deuxième émotion, c’est tout ce qui a trait à la violence policière. J’ai fait un lien, sans cesse durant tout le film, avec ce qu’on a vécu depuis 2017. Vous disiez : rien n’a changé, la différence n’est pas dans le bon sens, les voltigeurs à l’époque étaient une exception, une anomalie, la brigade a été dissoute après, j’ai fait partie des manifestants violents, c’était une réaction de la police. Ce qu’on a vécu en 2017-2019, ce n’est pas ça, c’est une action de la police, avec des ordres, une police au contact, c’est pire, une institutionnalisation de la violence envers des manifestants pacifiques, des nasses, des manifestants gazés, des enfants, des gens éborgnés, ce n’est pas forcément le policier qui est responsable, ce sont ceux qui donnent les ordres.

Public : (Une autre personne prend la parole à la suite) Le film parle des voltigeurs, et en 2018, je les ai vu tout à coup ressortir. Je n’y croyais pas. Ce n’est pas un hasard, c’est un geste fort vis-à-vis de la population, une acceptation de la violence. Alexandre Langlois a dénoncé cela, c’est un policier syndicaliste Vigi5 qui faisait partie de la police, intéressez-vous à ce qu’il a pu dire, les mécanismes. Le “nassage” est interdit, pourtant on leur donne l’ordre de le faire, il n’y avait pas d’issue, ni d’échappatoire, puis la recommandation de ne pas aller au contact n’a pas fait long feu.

Public : Je représente la jeune génération. Je ne connaissais pas ces histoires, de le voir comme ça c’est beaucoup plus marquant que d’en parler. Je trouve ça fou pour la scène des émeutes d’avoir mis du Warda6.

Public : Votre film montre l’évolution de notre société à la fois dans la violence, mais aussi dans le journalisme. Entre aujourd’hui et cette époque, c’était différent, même si ce n’était pas faramineux, on voit le côté négatif dans la montée de l’extrême droite…

R. B. : Dans les archives, j’ai vu : … à l’époque les journalistes, ils y allaient plus qu’aujourd’hui, Noël Mamère disait « le sujet qui était prévu ne se fera pas, on se focalise sur la rue Monsieur Leprince7 »…

Public : il y avait du véritable journalisme

R. B. : Exactement, et j’avais plaisir à les voir, à les revoir, mais aujourd’hui il y a un recul très important. Vous avez eu raison de le souligner.

Public : Et la loi Devaquet est arrivée dans un autre package…
J’ai pleuré du début à la fin du film, je vais aller me réhydrater. Je travaille à l’Université et je vois comment on a cassé le droit de manifester, notamment avec les gilets jaunes, et les étudiants sont tétanisés. Ils ne revendiquent plus, ils sont dans le « on peut rien faire, c’est inéluctable ». On apprend à la fin du film que les policiers n’ont fait aucun jour de prison, ça m’a terrifiée. Sachez qu’il y a trois ans, un doyen de l’université de Montpellier a envoyer des fachos’ tabasser, avec l’aide de certains cols blancs, des étudiants et qu’il va être réintégré sans problème.

Public : J’ai 16 ans, je suis une des plus jeunes ici ce soir, merci pour ce film, il est magnifique, il me donne une rage et une tristesse assez folle ; j’entends tout ce que vous dites sur la police, l’évolution des manifestations et l’impunité policière. J’ai une seule chose à dire, j’ai très peur pour ma génération, qu’est-ce qu’on va faire ? [la jeune fille de 16 ans se met à pleurer], est-ce qu’on manifeste ? On a quand même des risques avérés, du coup, qu’est-ce qu’on fait, j’ai très peur…

R. B. : Non il ne faut pas avoir peur, il faut avoir ce débat, vous avez le temps, vous avez un an, deux ans, trois ans. Trouvez la force et la résistance à mettre en place pour le futur, choisir, mettre la forme. Dans votre génération, il y aura peut-être des hommes politiques formidables, comme vous, vous serez peut-être maire-député de Montpellier. Comme vous le savez, le flashball est interdit dans la ville et pas place de la Comédie. Oui, il y a des stratégies qui sont mises en place pour dissuader de manifester, on s’est retrouvés coincés avec ma femme dans une rue à Paris, une femme nous a ouvert la porte d’un immeuble : ça c’est formidable. Donc il y a de la résistance. Prenez-le temps pour dire : nous on ne veut pas accepter pour notre génération ce qu’on nous propose, toute cette violence, et c’est vous qui ferez les grands changements, et il faut les faire. Il faut désigner des femmes et des hommes pour être à la tête de ces changements, ce sont de longues discussions que j’avais, moi enfant d’immigré qui connaissais des gens abattus par la police, dans les années 70-80. il y a eu toutes ces discussions de comment faire pour avoir une place dans la société française, on était triste comme vous, mais on y est allés quoi ! il y a le cinéma, il y a écrire, il y a les manifestations, il y a des sacrifices à faire. En octobre 61, mes parents ont été embarqués, enfermés dans des camps de transit à Vincennes, mais tout ce qu’ils ont fait a permis l’indépendance d’un pays, la vie que j’ai eu, d’avoir pu faire des études. Il faut y croire, c’est ça aussi la résistance. J’ai vécu dans une famille qui y croyait, on a besoin de ces gens-là, on n’a pas besoin d’une majorité qui soit d’accord. Mais il faut que vous fassiez la société de demain, comme vous la voulez, sans violences policières.

Sasha Verlei

Nos frangins : sortie nationale le 9 décembre.

 

Photos Guy Ferrandis. Le Peloton des Voltigeurs Motoportés a été dissout quelques jours après la mort de Malik Oussekine. Des policiers à moto réapparaissent à partir de 2016 lors des manifestations. La Brigade de répression des actions violentes motorisées (BRAV-M) est créée début 2019 par le préfet de police de Paris.


 

Rachid Bouchareb
Né près de Paris en 1953. Il travaille de 1977 à 1983 comme assistant à la mise en scène pour la SFP (Société française de production) puis pour la Une et Antenne 2. En même temps, il réalise plusieurs courts métrages dont La Chute (1977), Le Banc (1978) et Peut-être la mer (1983). Rachid Bouchareb signe son premier long métrage en 1985, Bâton rouge, puis Cheb en 1991 et un téléfilm en 1992 Des années déchirées. Suivent Poussières de vie nominé aux Oscars en 1996 dans la section du meilleur film étranger, L’honneur de ma famille (1997) et Little Senegal (2000). En 2006, Indigènes fait l’événement au festival de Cannes et les interprètes reçoivent un Prix d’interprétation collectif. Puis il réalise London River présenté à Berlin. En 2010, il réalise Hors-la-loi, nouvelle étape de son travail de mémoire sur les relations entre la France et l’Afrique. Il tourne ensuite une trilogie américaine composée de Just Like a Woman (2012), La Voie de l’ennemi (2014), Le Flic de Belleville (2018). Son dernier film Nos frangins (2022) est présenté à la 75e édition du Festival de Cannes.

Notes:

  1. Le projet de loi prévoyait notamment de sélectionner les étudiants à l’entrée des universités, et de mettre celles-ci en concurrence. Retiré le 8 décembre 1986, la sélection à l’entrée des études supérieures et la concurrence entre universités ont été mises en place ultérieurement et de manière progressive.
  2. Abdel sort d’un bar pour s’interposer dans une bagarre qui éclate à l’extérieur et est abattu à bout portant par un commissaire qui n’était pas en service mais portait son arme sur lui.
  3. Inspection générale des services dont la compétence limitée était du ressort de la préfecture de police de Paris, aujourd’hui IGPN (Inspection générale de la Police nationale, ou « police des polices »).
  4. Le peloton de voltigeurs motoportés ou peloton de voltigeurs motorisés (PVM) était une brigade de policiers montés à moto de la préfecture de Paris, créée en 1969 à l’initiative du ministre de l’intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, à la suite des manifestations de mai 1968. Il était chargé de régler le problème des « queues » de manifestation dans les rues étroites et fut dissout après l’affaire Malik Oussekine. Dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, ce mode d’action est ressuscité en urgence en décembre 2018 avec les détachements d’action rapide (DAR), puis en mars 2019 avec les Brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV-M).
  5. Syndicat de policiers et de personnel administratif du ministère français de l’Intérieur. Il cesse d’être affilié à la CGT en septembre 2018.
  6. Warda Ftouki, de père algérien et de mère libanaise, commence à chanter durant les années 1950. Elle fait ses débuts au Tam-Tam, un cabaret appartenant à son père situé rue Saint-Séverin, dans le quartier latin, qui accueille de nombreuses vedettes de la chanson arabe.
  7. C’est devant le n° 20 que succomba l’étudiant Malik Oussekine.
Sasha Verlei journaliste
Journaliste, Sasha Verlei a de ce métier une vision à la Camus, « un engagement marqué par une passion pour la liberté et la justice ». D’une famille majoritairement composée de femmes libres, engagées et tolérantes, d’un grand-père de gauche, résistant, appelé dès 1944 à contribuer au gouvernement transitoire, également influencée par le parcours atypique de son père, elle a été imprégnée de ces valeurs depuis sa plus tendre enfance. Sa plume se lève, témoin et exutoire d’un vécu, certes, mais surtout, elle est l’outil de son combat pour dénoncer les injustices au sein de notre société sans jamais perdre de vue que le respect de la vie et de l’humain sont l’essentiel.