Après trente années de construction d’une œuvre littéraire obstinément traversée par la blessure de l’inceste, l’écrivaine se déploie toujours, cette fois dans le cinéma et les arts plastiques. Rencontre à Montpellier.


 

La grande salle des cinémas Diagonal de Montpellier était comble le mardi 27 février, pour l’avant-première du film Une famille, de Christine Angot. Lequel connaîtra sa sortie nationale le mercredi 20 mars. Certes, pour expliquer l’affluence, il y avait ce soir-là un côté “famille de Montpellier”, réunie autour de la réalisatrice. Christine Angot vivait à Montpellier dans les années 90 (une période littéraire faste pour la capitale languedocienne, où résidaient aussi des Régine Detambel, François Bon ou Jean Rouaud, entre autres, que finirent par faire fuir les outrances du frêchisme autoritaire).

C’est à Montpellier que Christine Angot écrit L’inceste, qui, en 1999, lui ouvrit des cercles de large reconnaissance. Et c’est à Montpellier que vivent toujours sa mère, ou un ancien mari. En mentionnant cela, on n’est pas en train de sombrer dans l’anecdote localière. Dans les termes de l’autofiction, ces personnes mutent aussi en personnages présents dans divers livres de Christine Angot. Rejoints par sa fille Léonore, ils sont maintenant très présents dans le film Une famille. Tout comme elleux-mêmes étaient présents dans la salle, avec beaucoup de force symbolique — et pas que — lors de cette projection spéciale du 27 février.

Cela fait donc trois décennies que l’auteure a imposé la blessure de l’inceste perpétré par son père, au cœur d’une œuvre littéraire qui ne cesse d’en sonder les ressorts, les retentissements, les retombées, et à travers la mémoire, son effet au présent, jamais terminé. Cette ténacité est loin de ne lui valoir que des louanges depuis l’arène médiatique. Dans Une famille, une séquence reprend l’enregistrement d’une émission de « Tout le monde en parle », de Thierry Ardisson. Christine Angot en est l’invitée. On est en 2000. Tout y est d’une vulgarité, d’une violence inouïes, à son encontre. Cyril Hanouna n’a rien inventé.

Par-delà les traits de caractère de Christine Angot, un tel rejet questionne, si on le compare à l’unanimité médiatique qui, au contraire, s’est nouée ces toutes dernières années autour des témoignages (et ouvrages) de Vanessa Spingora, Camille Kouchner, Neige Sinno, traitant de l’inceste. Le problème n’est-il pas celui, justement, d’un traitement médiatique ? Même si elle s’est investie d’elle-même — peut-être exagérément — sur les plateaux de télévision, Christine Angot poursuit la construction d’une œuvre littéraire, térébrante, impossible à réduire à un “coup”. Elle est une auteure importante. Décriée. Camp contre camp. Cela aussi remplit une salle. Cela compte.

 

 

« La littérature n’est surtout pas faite pour aller mieux. »

 

 

La clé en est l’autofiction. Laquelle reste généralement incomprise. L’autofiction ne consiste pas à déblatérer à propos de soi. De même, l’autofiction n’est en rien synonyme de l’autobiographie. La biographie est indexée sur un impératif d’exactitude factuelle. Elle verse plutôt du côté du journalisme (quand celui-ci veut bien faire son travail) ; sinon l’historiographie. L’autofiction œuvre ailleurs, et autrement, dans le mouvement vivant, perpétuellement reconduit de la mémoire. La question qui importe est alors celle de la montée en récit, en fiction, en performance de soi, à travers lesquels une existence s’envisage, se perçoit, se projette, se raconte. Cela verse alors pleinement sur le terrain artistique, éventuellement psychanalytique par ailleurs.

Ça peut faire un champ de bataille. « La littérature n’est surtout pas faite pour aller mieux. C’est hyper violent. Elle met en jeu deux personnes : moi-même, et la personne qui écrit » s’exclame Christine Angot s’adressant au public montpelliérain. Or jamais l’inceste n’est une histoire terminée, une page tournée. C’est un ravage, constitutif de l’être. Une déchirure. Une question abyssale. Et tout un système qui s’entretient. Une honte. Un silence. Un secret de famille. Un arrangement de société.

Ainsi était-on fort curieux de saisir ce qu’allait déployer à nouveau Christine Angot, en se saisissant pour la première fois du medium cinématographique. On n’est pas déçu. Le film se développe tout autrement que ce que fait l’écriture romanesque. Faut-il le considérer comme un documentaire ? En grande part, oui. Mais pas que. Avec la complicité extrême de sa preneuse de vue, Christine Angot pratique une forme d’action directe. Les développements en sont haletants, au fil de tournages qui inventent le film.

Tout débute à Strasbourg, là où vivait le père de la victime. Là où furent commis, répétitivement, les crimes. Là où réside toujours la nouvelle épouse de ce père. Là où, en 2021, l’écrivaine est invitée à un salon du livre, alors que vient d’être publié, justement, Le voyage dans l’Est, qui revient au plus près de l’origine des faits. La femme adulte décide d’en terminer avec les esquives de l’épouse de son bourreau, d’imposer la rencontre jusque-là toujours évitée, briser le silence, comprendre enfin le récit qui peut s’entretenir dans cet autre camp ; celui de la belle-famille, brillant de distance.

 

 

Les effractions irrépressibles du tourment, toujours reconduit

 

 

Filmée en direct, la rencontre avec la veuve du père coupable est violente. C’est une séquence d’anthologie, où se déchirent un à un les paravents et faux-semblants (du type, en substance : « l’homme dont tu me parles n’est pas celui, merveilleux, que j’ai connue, l’homme de ma vie, comprends-tu ? », ou encore : « comment être sûr de rien, puisqu’il s’agit de littérature ? »). Ben voyons. Voyons le medium cinématographique qui retranscrit une crudité de la situation, une violence imprégnant immédiatement la relation. Cela opère avec une radicalité distincte du travail qu’opère ailleurs l’écriture littéraire, plus différé.

De même la temporalité se présente tout autre, entre le discours présentement tenu devant la caméra par la fille, la mère, l’ancien mari de Christine Angot, son actuel compagnon, en train de réfléchir au fil d’une mémoire entretenue du passé. Cette temporalité est aussi dépliée, au long cours, par l’archive des films de famille. On y voit, bouleversant, le foyer se créer entre Angot, sa fille, et leur mari et père, dans un immense besoin d’amour, de protection, outre les effractions irrépressibles du tourment, toujours reconduit. La réflexion est intense quant au passage de relais entre générations, une transmission qui s’invente, réparatrice, mais indéfiniment blessée.

Une famille serait-elle tissée d’une trame de répercussions ? Une famille (le film) paraît intégralement tissé d’une trame de répercussions. Tous piégés. Indéfiniment moderne, le médium cinématographique exacerbe la mise en tension, plus immédiate, de l’autofiction. L’abrasion du réel y poursuit de près l’effervescence imaginaire. Resserrés. On est abasourdi lorsque Christine Angot confie que son père exerçait sur elle une puissante fascination puisque, cultivé, il maniait avec aisance une quantité de langues. Miroitement, et importance cardinale, du rapport aux mots.

 

 

 

 

 

 

Et alors ? Et alors, ça n’est pas fini. À peine trois jours plus tard, toujours à Montpellier, on retrouvait Christine Angot parmi les protagonistes de la nouvelle exposition du Mo.Co, centre d’art contemporain de la capitale languedocienne. Sous l’intitulé « Entre les lignes », cette exposition interroge les liens entre art et littérature. Pour ce faire, cinq écrivains ont reçu carte blanche pour traiter de leur lien à l’art. Parmi les cinq, Christine Angot. Elle se distingue radicalement.

Les quatre autres ont choisi d’exposer des œuvres d’artistes sur lesquelles ielles portent un regard privilégié. Cela peut être conduit de belle manière. Mais cela ne produit pas un réel déplacement inter-disciplinaire. Cela ne traite que d’un lien entretenu par cellui qui écrit avec le domaine des arts plastiques (compagnonnage d’artistes, source d’inspiration, constitution d’un univers, déploiement d’une thématique). Seule Christine Angot transgresse cette frontière bien sage. Elle décide de faire par elle-même acte de plasticienne.

Bien dans son style, non sans risque que d’aucuns crient au caprice, elle dit comment lui est venue tout subitement l’envie d’exposer son dressing. Ne haussons pas les épaules trop vite. Car, à propos de dressing, le vêtement se porte, ô combien, à la frange de l’intime et du social. Au Mo.Co., l’installation de Christine Angot occupe un espace géant, au regard de la dimension assez modeste, d’une sorte de maquette à taille réelle, de la chambre à coucher de son appartement qui en occupe le centre. Cet édicule recèle le fameux dressing, restitué sous forme purement symbolisée, affranchie de toute anecdote domestique.

Cela a été pensé en collaboration avec l’architecte Patrick Bouchain, avec ses qualités d’accompagnateur de l’art d’habiter. Sur le lit, comme dans une lucarne de lumière, est dressée, là au cœur de l’intime, une photo de l’écrivaine à l’âge de trois ans, qui adorait se vêtir, quand tout restait de l’ordre du jeu, de la candeur. Avant la souillure. Avant que ça se complique. Irrémédiablement. Tout autour de la vaste salle, sont disposées des lucarnes de lumière, analogues. Elles abritent des sources sonores, par lesquelles s’écoutent des mots d’Angot. Leur importance cardinale.

On s’est aussi attaché à l’importance du texte d’accueil qu’elle propose sur le mur de la salle. Elle y évoque sa collaboration avec Vincent Honoré, alors commissaire de l’exposition « Entre les lignes », qu’on est en train de visiter. L’écrivaine plasticienne relate l’intérêt que le commissaire porta au projet qu’elle proposait. Laconiquement, elle conclut ces lignes, toujours évoquant le commissaire Vincent Honoré, par ces mots : « puis il y a quelques mois, il s’est suicidé ».

 

 

Angot de dos. Photo Nour Films

 

 

Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur cet événement tragique, terriblement intime, qui a secoué le monde de l’art contemporain montpelliérain au cours des dernières semaines. Tout juste remarquera-t-on qu’au moins en visite de presse, cela a été évoqué, dans le laïus d’accueil officiel tenu par le directeur du lieu, seulement comme « une période complexe ». Et il faudra seulement retenir qu’au bout du compte l’exposition a pu se tenir en temps et en heure, preuve de « la solidité de l’institution qu’est le Mo.Co ». Le nom de Vincent Honoré n’est pas même cité, ni à l’oral, ni sur un seul des documents distribués. Importance cardinale de l’institution, avant toute chose ?

Il était donc précieux que Christine Angot le mentionne, elle. Parce que voilà : la vie, le désir, l’art, la mort, ça fait parfois une histoire assez compliquée.

Gérard Mayen

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.