Un grand documentaire d’Emmanuel Gras sur le mouvement qui a secoué la France, suivi pas à pas, des ronds-points de Chartres à l’ébullition des manifestations parisiennes.


Sur l’écran défilent des images de zones commerciales sans âme, sur fond de La maison près de la fontaine de Nino Ferrer : ainsi débute le magnifique documentaire d’Emmanuel Gras, Un peuple. Ce fut peut-être la première chanson écologiste, illustrant dès les années 1970 une certaine évolution de l’urbanisme. Nous sommes à  Chartres (Eure-et-Loir, département 28) où le réalisateur a choisi de suivre au jour le jour le mouvement des Gilets jaunes, mais nous pourrions être n’importe où ailleurs tant les entrées de villes se ressemblent.

Venu présenter son film au Cinéma La Cascade à Martigues le 3 mars, Emmanuel Gras rend justice à « ces gens qui, à un moment, redressent la tête et redécouvrent leur valeur ». Alors « qu’énormément de jugements, souvent très négatifs » ont été portés sur celles et ceux que l’on a nommé les Gilets jaunes, « j’ai voulu montrer la complexité de ce mouvement et la nécessité qui habitait ces personnes », confie le réalisateur. Une nécessité nommée dignité, envie d’être et de faire ensemble.

« Depuis le début avec ce film, je sens qu’il y a une espèce de réticence par rapport au sujet. D’autres films ont été faits comme “J’veux du soleil” [Gilles Perret et François Ruffin, Ndlr] mais c’était pendant les mobilisations. Le sujet est très clivant et j’ai l’impression que pas mal de gens préfèrent rester sur leur avis plutôt que de se poser la question : mais qu’est-ce qu’il s’est passé vraiment ? Sur les commentaires Facebook je vois que des gens ont des avis très tranchés, or un film est là pour apporter de la complexité ».

 

 « Le droit à l’existence »

 

Pour tourner des mois durant, sur les ronds-points de Chartres sous la neige comme dans l’effervescence des manifestations parisiennes du samedi, avec les mêmes protagonistes (Agnès, Nathalie, Alan, Benoît), il fallait établir un rapport de proximité. Emmanuel Gras n’eut aucun mal. « Quand je suis arrivé sur le rond-point de Chartres début décembre [2018, Ndlr] après avoir vu deux manifestations à Paris, en fait les gens avaient envie d’avoir un témoin de ce qu’ils étaient en train de faire, mais pas n’importe qui. Le fait que je sois indépendant était assez important. Ensuite, la confiance s’est créée au fur et à mesure mais les personnes étaient fières. Pour le film “300 hommes” sur les sans- abri, où les personnes ne pouvaient que subir ça, c’était compliqué de filmer des gens qui ont honte. Là, au contraire, il y avait une reprise en main de chacun, le fait de se redresser pour revendiquer des droits, le droit à l’existence aussi, d’une certaine manière ».

 

« Je voulais que l’on sente les choses émotionnellement »

 

Si J’veux du soleil de Gilles Perret et François Ruffin voyage à travers la France jusqu’aux rivages de la Méditerranée (l’Hérault), Un peuple se cantonne à Chartres et Paris. Un choix marqué par des raisons que l’on pourrait qualifier de pratiques : « J’habitais à Paris et il n’y avait pas de ronds-points en région parisienne. Une amie m’a dit qu’il y avait un rond-point à Chartres et que c’était accessible en train. Une fois que j’ai été sur place — et très rapidement parce que j’étais bien accueilli — je me suis dit que ce qui était intéressant n’était pas d’aller de rond-point en rond-point mais de voir ce qu’il se passe sur le long terme, de voir l’évolution. Mon idée du documentaire n’est pas de faire des instantanés. Je me suis rendu compte que ce qui se passait là était assez représentatif de ce qui se produisait sur d’autres ronds-points. J’avais envie de montrer quelque chose de local et aussi la “grande histoire” des Gilets jaunes à Paris, là où c’était le plus massif et le plus violent. »

 

« Un souffle plus grand que soi »

 

Sortes de moments paroxystiques du mouvement qui ont tenu en haleine les chaînes d’info en continu durant des mois, avec force consultants sécurité à l’appui, les samedis parisiens des Gilets jaunes ont donné lieu à une floraison d’images aux statuts divers. D’où le défi du cinéaste : « Les manifestations font partie de celles qui ont été les plus filmées depuis des années. Des dizaines de journalistes filmaient, les Gilets jaunes et les CRS aussi. Donc,  comment créer des images qui soient différentes ? La première chose était d’abord que ce ne soit pas des images où on voit la foule mais qu’elles soient incarnées, que le spectateur accompagne des gens, que l’on vive la manifestation à travers eux ». Le pari est pleinement réussi et l’expression « être au cœur de manifestations » prend ici tout son sens : « Je voulais que l’on ressente les choses émotionnellement à travers eux mais ça ne suffisait pas. Par exemple, le 16 mars 2019 où il y a eu des destructions, des blessés, Nathalie et Agnès étaient vraiment effrayées, il fallait que je montre autre chose. Là, c’était vraiment un autre régime d’images. Je n’avais pas spécialement peur même si je faisais attention : quand on est en train de filmer, il y a un phénomène psychique un peu bizarre. Je voulais faire ressentir quelque chose qui dépasse un petit peu les gens : la manifestation est un endroit où on se sent porté par un souffle plus grand que soi, un moment où il y a un souffle révolutionnaire. Même dans les affrontements avec la police, il y a une part d’exaltation et en tant que cinéaste qui retranscrit une émotion, on a aussi l’exaltation d’être ensemble. »

                                                                                                                                                                                                                                                            

Illustration de l'article "Un peuple", pulsion de vie
Emmanuel Gras. Photo : N.P.

 

 

 

« Je voulais absolument montrer tous ces efforts d’organisation et il fallait que je fasse apparaître certaines personnes, il y avait nécessité qu’on sache pourquoi ils sont là, ce sont des paroles plus intimes. La construction s’est vraiment faite au montage. Quand on fait un film, on se pose toujours la question : comment on le termine ? J’ai choisi de le terminer sur un rond-point ».

 

 

 

 

La force de ses personnages, les conflits internes lorsqu’un des acteurs locaux du mouvement donne rendez-vous le lendemain matin pour une action sans préciser que lui-même n’y sera pas, mais aussi la maturation de revendications comme le Référendum d’initiative citoyenne : Un peuple est tout cela. Sans voix off, sans regard surplombant mais avec une réelle empathie qui se manifeste encore aujourd’hui lorsqu’Emmanuel Gras fait des séances spéciales avec les protagonistes de son documentaire. Face à la force de ces témoignages, la séquence d’une réunion publique orchestrée par Stanislas Guérini, responsable d’En Marche, apparaît comme un mélange de vacuité et de déconnection totale d’avec les réalités sociales. Où se dit, se voit, l’immense fossé entre les gouvernants, leurs soutiens inconditionnels et les gouvernés.

 

Un film qui sort en pleine campagne électorale

 

Pour le cinéaste comme pour tant d’autres observateurs, le mouvement des Gilets jaunes fut un surgissement, l’irruption de l’imprévu : « Ayant fait d’autres documentaires qui étaient beaucoup plus pensés en amont, là ce n’était pas le cas parce que c’est arrivé comme ça. J’avais au contraire l’envie de me laisser porter par ce qu’il se passait. Au moment du tournage, je n’avais pas l’idée de construction, je voulais absolument montrer tous ces efforts d’organisation et il fallait que je fasse apparaître certaines personnes, il y avait nécessité qu’on sache pourquoi ils sont là, ce sont des paroles plus intimes. La construction s’est vraiment faite au montage. Quand on fait un film, on se pose toujours la question : « comment on le termine ? ». J’ai choisi de le terminer sur un rond-point. »

« J’ai trouvé la fin très belle avec le rond-point vide et le grondement de la manifestation », appréciait ce soir-là une spectatrice. La juxtaposition de cette image de rond-point revenu à sa fonction première et du son lointain d’une « manif. » est tout sauf un point final. « Les Gilets jaunes ont réhumanisé des lieux qui n’étaient pas fait pour les êtres humains, ont recréé du lien social à un endroit le plus absurde possible », souligne Emmanuel Gras, « quand je suis retourné sur le rond-point au mois de mai, j’ai trouvé ça d’une tristesse infinie, mais je ne voulais surtout pas garder une espèce de sentiment d’amertume : pour moi, ce n’est pas parce qu’ils ont disparu des ronds-points que l’énergie ou la pulsion vitale n’est plus là, prête à émerger ».

La preuve en est qu’Emmanuel Gras a souhaité sortir son film en 2022, en période électorale. Avec l’espoir que l’on parle d’autre chose que des obsessions de certain.es candidat.es. « Finalement, la marche libérale du monde n’est pas acceptée. Elle va contre quelque chose qui est le besoin de s’entraider, d’être respecté en tant que travailleur, en tant qu’être humain », constate-t-il, « il y a des valeurs qui résistent en fait, il ne faut pas nécessairement attendre plus que ça pour le moment ».

J-F. Arnichand

 

JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"