Liban, Algérie, Irak…partout une même révolte contre des pouvoirs jugés illégitimes, contre la corruption et mille autres choses encore.  Et ce slogan magnifique dans les rues d’Alger : « ôtez vos sales mains de nos lendemains ».

Une même aspiration, non plus à être gouvernés même « autrement » (cette promesse sans cesse trahie) mais à gouverner enfin. Cela ne vous rappelle rien? Au fond, qu’importe la couleur du gilet et les latitudes…

 


Les esprits chagrins pourront toujours dire que peu de régimes réellement démocratiques, peu d’avancées sociales décisives sont sortis des « printemps arabes ». Mais souvenons-nous: à l’époque, certains se demandaient pourquoi le peuple algérien ne « rentrait pas dans la danse ». C’est fait et avec quelle constance, à force de « vendredire », depuis 39 semaines désormais. Dans les rues d’Alger comme dans celles de Beyrouth, des foules qui réunissent d’innombrables visages féminins, avec ou sans foulard (cette question qui agite tant le microcosme médiatico-politicard en France), une volonté affirmée de dépasser les sectarismes religieux qui ont mis le Liban à feu et à sang dans les années 1970. A Beyrouth même, des slogans qu’on aurait pu croire inimaginables il y a peu : « La révolution est féministe », « Le patriarcat est mortel » (1). Certes, on n’aura pas la naïveté de croire que des intégristes-fanatiques de tout poil ne sont pas à l’affût, guettant l’opportunité de dévoyer les mouvements.


 

Sommes-nous si éloignés que cela du mouvement des gilets jaunes en France qui fête son premier anniversaire, déjouant tous les pronostics ?. Ici, l’augmentation du prix au carburant, au Chili, celle du ticket de métro comme éléments déclencheurs des révoltes. Le feu couve souvent sous l’apparence des résignations, de l’anesthésie générale et les sociétés sont aussi parcourues de mouvements souterrains que nul ne peut percevoir. Les « analystes » patentés auront beau être perclus de certitudes, rien n’ y fera car l’histoire humaine ne rentrera jamais dans les cases qu’on lui assigne. Et ce malgré une répression sans précédent sous la Vème République, même s’il ne faut jamais oublier les morts de Mai 68. Cette République qui agonise sous les tirs de LBD, les déclarations de guerre de Luc Ferry ou de Christophe Castaner ou les propos provocateurs d’un président qui annonce qu’il ne fera preuve « d’aucune faiblesse » à l’approche du 5 décembre et du mouvement contre une énième « réforme » des retraites dont le but inavoué  est de niveler les pensions par le bas, de porter un coup fatal au système par répartition. Ce même président qui donne un brevet de légitimité à un magazine d’extrême-droite transi d’amour pour les Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, Philippe de Villiers et autres prophètes de l’apocalypse. Quel sale jeu joue-t-il, quels mortifères calculs se cachent derrière cette entreprise? Quelle course à l’abîme où notre « démocratie » est appelée à sombrer ?

Heureusement , au-delà des caractéristiques de chaque pays (le règne sans partage, depuis l’Indépendance, d’un parti désormais ossifié en Algérie, des alternances politiques depuis 1981 où les lumières du changement sont rares en France), un point commun entre toutes ces mobilisations frappe: l’humour et la dérision envers les puissants. Le phénomène n’est pas nouveau mais connait un regain qui contraste singulièrement avec la langue de bois ou les menaces des pouvoirs. Dans la grande défiance envers les gouvernements qui touche tous les continents (certains appellent ça « le dégagisme »), la parole de l’Etat est démonétisée. Et les atermoiements officiels après l’incendie de l’usine Lubrizol en Seine-Maritime n’ont fait que renforcer cette impression.

 

Les rivières et les fleuves

Du Liban à la France, de multiples rivières se rejoignent pour donner naissance à ces fleuves qui menacent les pouvoirs. On le sait, ils n’hésitent pas à réactiver cette autre violence, celle qui ne s’en prend pas au Fouquet’s mais qui tue, comme au Chili, où, sinistre réminiscence, l’armée a fait son retour dans les rues.

En France, malgré les risques que savent encourir manifestantes et manifestants, la répression n’ a pas mis fin au mouvement. Certes, les occupations de ronds-points ne sont plus ce qu’elles étaient à l’hiver 2018 mais c’est bien la recherche de nouveaux modes d’action, de convergences qui est à l’ordre du jour comme l’ a montré la récente « Assemblée des assemblées » à Montpellier. Et certainement pas la fin de la récréation comme d’autres le souhaiteraient.

Dans rues de Marseille, au fil de certaines manifestations, des rencontres inattendues se sont produites entre gilets jaunes, défenseurs du climat, acteurs du Marseille libertaire et frondeur, membres des collectifs citoyens qui se battent pour donner un autre visage à cette ville si malmenée qui peut être si belle…De la coagulation des colères, mais aussi des espoirs, naîtra peut-être quelque chose d’inédit. Rien n’est écrit mais rien ne sera comme avant, probablement grâce au mouvement des gilets jaunes. Dans le documentaire, La marche des femmes diffusé par France 3, l’une des manifestantes dit : « si l’un de nous tombe, on ira le chercher ». Plusieurs chercheurs l’ont relevé : des liens indéfectibles se sont créés grâce à ce mouvement. Chez celles et ceux qui ont choisi de se mettre en marche contre « En Marche », mouvement politique qui se voulait novateur mais qui est réduit à son immobilisme, à son mépris de classe, à la défense violente des privilégiés, aux postures monarchiques de son chef. Celles et ceux qui n’aspirent pas à devenir milliardaires mais à vivre dignement, à nourrir des amitiés, des rencontres, du partage, des rires malgré les mille et une difficultés du quotidien (2). Les gilets jaunes, réactivation du lien social, y compris sur les ronds-points qu’on ne peut pas vraiment considérer comme des joyaux du paysage ? Pas seulement si l’on en croit le politiste Laurent Jeanpierre qui voit dans le mouvement « une relocalisation du politique » (3). « Les gilets jaunes ont exprimé une contradiction forte de la société néo-libérale parce qu’ils la vivent de manière plus aigüe que d’autres : une des injonctions majeures du capitalisme néo-libéral est celle de la mobilité, la promesse de mobilité qui voudrait qu’en bougeant, en se formant tout au long de la vie, en acceptant de faire deux heures quotidiennes de voiture pour aller travailler, on gagnera forcément quelque chose » souligne Laurent Jeanpierre.

 

Une « relocalisation de la politique » ?

Comment cette « relocalisation » se traduira-t-elle aux municipales de mars 2020 ? Bien malin qui pourrait le dire à ce jour mais l’émergence de  collectifs citoyens ( à Toulouse, Montpellier, Marseille… pour ce qui concerne nos deux régions) est déjà un signe. « Chacun mesure aujourd’hui que les gauches et les socialismes sont peut-être en passe d’entrer dans une phase de transition idéologique, programmatique, organisationnelle radicale où l’écologie jouera très certainement un rôle central » remarque Laurent Jeanpierre, « or, l’écologie et l’échelle locale ont aussi des affinités. Même si l’échelle locale ne peut suffire à construire une politique transformatrice d’ensemble (…), il faudra bien partir de ce qui est tissé et de ce qui existe ».

 

Morgan G.

 


Notes:

(1) L’Humanité du 4 novembre 2019

(2) Voir J’veux du soleil, film de Gilles Perret et François Ruffin ou La marche des femmes d’Anne Gintzburger.

(3) Politis, n°1575, du 31 octobre au 6 novembre 2019

 


 

JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"