Une jeune canadienne partage son regard sur comment sa génération vit la pandémie de Covid-19. À ses yeux, rien d’exceptionnel tant elle a grandi dans l’ère des catastrophes.


 

Cet article est extrait du dossier du Courrier international La lutte des âges, publié le 20 mai 2020. Il nous a paru utile de le mettre en regard avec l’article de Sophie Moulay Ehpad , briser le mur du silence afin de décrire la façon dont la pandémie touche particulièrement deux générations : les plus âgés, pour lesquels le Covid-19 est beaucoup plus meurtrier, et les jeunes, sur lesquels la récession qui s’annonce va lourdement peser. 

 

Aujourd’hui, j’avais invité une amie chez moi, et nous nous sommes installées sur la terrasse à deux mètres de distance. Quand elle est partie, j’ai désinfecté la chaise en plastique sur laquelle elle était assise avec de l’alcool, et je me suis longuement lavé les mains même si je ne l’avais pas touchée.

J’avais hésité à lui offrir un des biscuits que j’avais préparés la veille, mais nous avons décidé de nous abstenir. Trop risqué. Je n’avais pas bavardé avec une amie en chair et en os depuis des semaines. C’était une vraie bouffée d’oxygène. Nous avons surtout parlé du virus, de notre famille et de nos amis, comment ils géraient la situation, et nous avons essayé d’imaginer à quoi allait désormais ressembler notre quotidien.

Les semaines précédentes, j’avais surtout évité de penser à tout cela, mais, là, ça m’a fait du bien d’en parler et de remettre de l’ordre dans mes émotions. Et, surtout, c’était génial de pouvoir parler avec quelqu’un de mon âge.

 

Incompréhension des adultes

Les conversations avec mes parents et, virtuellement, avec leurs amis étaient, certes, bienvenues mais très bizarres. Je me retrouvais sans cesse à remettre en question leur perception du monde. Ils n’arrêtaient pas de dire des trucs du genre :

« Je n’arrive pas à y croire », « C’est complètement fou » et « C’est du délire ».

J’avoue ne pas comprendre pourquoi mes parents sont aussi déroutés.

Ont-ils oublié que le monde est en perpétuel changement, que nos existences peuvent basculer en un clin d’œil ? ou même que la mort nous attend au tournant ?

Mais en bavardant tranquillement avec mon amie de 20 ans, j’ai pris conscience de l’énorme différence qui existe entre ma génération et celle de nos parents.

 

Témoin des catastrophes

« Contrairement à eux, nous avons grandi dans un monde où les catastrophes font partie du quotidien. »

J’avais 2 ans quand des terroristes ont lancé des avions sur le World Trade Center, à 1. Mon oncle vivait dans un immeuble à quelques pâtés de maisons du lieu de l’attentat, et mes parents étaient au téléphone avec lui quand le second avion est arrivé.

Mon oncle avait une vue parfaite sur les tours jumelles, et il a vu l’avion foncer dans le bâtiment et exploser. Jusque-là, ils avaient cru que le premier avion était un accident. Ce jour-là, j’ai appris la phrase « Mon Dieu ! ».

Mes parents m’ont dit que j’ai passé les deux jours suivants à faire les cent pas dans notre appartement en m’exclamant « Mon Dieu, mon Dieu ! ». Mes parents n’avaient jamais rien vécu d’aussi choquant. Avec 2 996 morts, c’était le premier attentat de cette ampleur à avoir lieu sur le sol américain du vivant de mes parents. C’était aussi le premier de mon existence.

 

Trump et fusillades

Tout comme mes parents, j’ai été témoin de beaucoup de ces moments inédits et effrayants. Tels que la multiplication des fusillades de masse, ainsi que de la montée en puissance du terrorisme et du populisme dans le monde entier.

J’étais en terminale quand Donald Trump a été élu président2 . J’ai vu les visages des gens autour de moi se décomposer au fur et à mesure que les résultats étaient donnés. Jamais personne comme Trump n’avait été élu en Amérique.

Pendant mon adolescence, les incendies de forêt sont devenus un phénomène récurrent, et j’ai regardé un nombre incalculable de vidéos montrant, en accéléré, la fonte des glaciers.

 

Habituée au changement rapide du monde

Depuis le début de ma courte vie, des centaines d’animaux ont disparu. Enfant, trois années de suite, j’ai grimpé l’escalier de la Tour CN [tour de 553 mètres, la plus haute de Toronto] pour une collecte de fonds pour le WWF3 dans l’espoir d’empêcher mon animal préféré, l’ours polaire, de disparaître à jamais de la planète Terre.

“J’ai entendu l’expression « pour la première fois dans l’histoire de l’humanité » très souvent et à des occasions différentes. Je suis habituée à voir le monde changer de manière spectaculaire en peu de temps. ”

Les traditions et les pratiques culturelles ont également changé depuis ma naissance.

J’ai grandi dans un monde où les gens remettent en question Dieu, leurs gouvernements, la répartition des rôles entre les deux sexes et l’existence même de cette binarité. La liste est longue. J’ai grandi dans un monde dominé par l’instabilité et le changement.

 

Préparée à vivre l’apocalypse

Pendant le confinement, alors que mon père et moi promenions le chien dans la rue, il s’est exclamé, une fois de plus, à quel point il n’en revenait pas de vivre comme dans un film catastrophe.

Je lui ai répondu que, certes, c’était étrange, mais qu’il y avait aussi quelque chose de parfaitement normal.

« Ce monde apocalyptique, effrayant, étrange, ressemble au monde auquel je me suis préparée à vivre toute ma vie. »

J’ai l’impression que la réalité visible est enfin conforme à la réalité invisible. Il m’a regardée et m’a dit que cela le rendait triste. Il a raison, c’est triste. Et c’est aussi flippant.

 

Entourée par la peur

Chaque génération est confrontée à la peur. Avoir 20 ans a toujours été un âge d’incertitude et de doute. C’est un âge de révolte et d’exploration. Mais je n’ai pas l’impression d’avoir quelque chose de concret contre lequel me rebeller.

Tout le monde autour de moi a peur. Personne autour de moi ne sait de quoi sera fait demain. Alors que pouvons-nous faire dans un monde comme celui-là ? Tout ce que je sais, c’est que la peur incite à l’action.

« C’est parce que les gens ont peur qu’ils restent chez eux. C’est parce qu’ils ont peur qu’ils font des réserves de papier toilette. C’est parce que les gens ont peur qu’ils trouvent de nouvelles façons de faire la fête. La peur motive. »

De nombreux scientifiques nous avaient mis en garde. Ils disaient que nous ne verrions pas venir la catastrophe. De nombreux scientifiques disent aujourd’hui que ce n’est que le début. Que les pandémies pourraient devenir beaucoup plus fréquentes.

 

« Pourquoi êtes-vous surpris ? »

OK boomer4 , c’est la « nouvelle normalité », et vous nous y aviez préparés.

Vous nous avez appris ce qu’était le changement climatique et vous nous avez laissé regarder les informations.

Vous nous avez donné des smartphones quand notre cerveau se développait et nous avez encouragés à participer à la Marche des femmes 5.

Vous avez écrit des tonnes de dystopies et produit, à grands frais, des films et des émissions de télévision à la chaîne sur des mondes post-apocalyptiques dans lesquels les ressources venaient à manquer. Des mondes pas si différents du nôtre.

«Vous nous avez préparé à cela. Ma génération avait vu venir de très loin la catastrophe. Alors pourquoi êtes-vous si surpris ? »

Georgia Noble Irwin
 
 

Illustration de Ramses


Notes:

  1. le 11 septembre 2001
  2. en novembre 2016
  3. WWF : Fonds mondial pour la nature
  4. OK boomer ! expression adressée aux baby-boomers nés entre 1944 et 1964 pour leur signifier qu’ils sont à côté de la plaque
  5. La première Marche des femmes a été organisée en janvier 2017, au lendemain de la prise de fonction de Donald Trump, pour défendre le droit des femmes, des migrants et des minorités sexuelles