Les plus jeunes endurent le confinement avec abnégation, estime ce philosophe belge. Mais quelles seront les conséquences de cette crise sur leur manière de concevoir l’existence ?


 

Cet article est extrait du dossier du Courrier international La lutte des âges, publié le 20 mai 2020. Il nous a paru utile de le mettre en regard avec l’article de Sophie Moulay Ehpad, briser le mur du silence afin de décrire la façon dont la pandémie touche particulièrement deux générations : les plus âgés, pour lesquels le Covid-19 est beaucoup plus meurtrier, et les jeunes, sur lesquels la récession qui s’annonce va lourdement peser. 

 

Il y a un an, les jeunes étaient massivement sortis manifester dans les rues pour demander une autre politique climatique, et finalement un autre modèle de société. Les voilà aujourd’hui confinés comme bien d’autres citoyens, mais à un âge où il est plus douloureux de l’être.

Quand vous avez déjà plusieurs décennies de vie sociale derrière vous, voir moins ses amis et ne pas avoir l’occasion de faire de nouvelles rencontres n’est pas viscéralement pesant. Le manque est désagréable, mais il n’agit pas perversement sur le devenir.

Lorsque par contre vous appartenez à cette tranche d’âge qui va de la fin de l’adolescence au début de l’insertion professionnelle, la situation est plus douloureuse.

C’est sans doute la période de la vie où l’autre est le plus important. Non pas la mère, le père, les membres de la famille ou les anciens amis. Mais autrui l’inconnu, autrui rencontré par hasard et qui ouvre des mondes différents, autrui la nouveauté.

À cet âge, c’est dans les yeux des autres que l’on apprend qui l’on est. C’est dans les bras de l’autre que l’on découvre ce que l’on peut, et ce que l’on aime. Parfois, en quelques mois, on se fait des souvenirs pour toute une vie.

 

Assignés à résidence

Et donc tout cela, en ce printemps où la nature donne l’exemple d’une vigueur impossible à imiter, est gelé, bloqué.

Ces jeunes que l’on a saoulé toute leur adolescence en leur répétant “Arrête de regarder les écrans”, les voilà assignés à résidence devant le pixel, sommés d’apprendre, d’échanger, d’aimer et de haïr par logiciels interposés. Ils s’étaient dit que, dès que possible, ils quitteraient ce monde virtuel et iraient dans la vraie vie.

Mais par une ironie dont la cruauté est inimaginable, par une sorte de renversement évolutif, le message est désormais que la vraie vie est numérique, et que le réel est dangereux.

« On ne sort que masqué, ganté, apeuré. »

 

Belle leçon de solidarité

Pas facile d’évoluer avec cela. D’autant que l’ironie se situe à plusieurs niveaux. Ainsi du rapport aux personnes plus âgées.

C’est essentiellement pour les préserver que les sociétés sont bloquées, et que, parmi les plus jeunes, certains commencent à comprendre le sens des mots “jeunesse volée”.

Mais si l’on y songe, ces personnes plus âgées que les jeunes protègent en se confinant sont bien celles qui ont construit le monde que ces mêmes jeunes générations fustigeaient lors des grandes manifestations pour le climat.

Ce sont leurs aînés qui ont connu l’insouciance du pétrole pas cher, la cécité environnementale alliée, parfois, à une sorte d’individualisme désengagé.

« Ce sont certains d’entre eux qui vivaient sous la bannière “Après nous le déluge”… »

 

Collapsologie face au Rockn’roll

Il ne s’agit pas d’opposer les générations, mais de rappeler que c’est tout de même à leurs prédécesseurs que ces manifestants dressaient une longue et vérace  liste de reproches : leur laisser un monde étranglé, un monde pollué, un monde assez dur, en somme.

Certains, dans ces générations autrefois “futures”, se vivaient comme appartenant à des générations sacrifiées.

Il est inconfortable d’avoir 20 ans au moment où les best-sellers traitent de collapsologie, de pollution des océans au plastique et de burn-out. Les grands-parents, eux, avaient Simone de Beauvoir, le rock’n’roll et la liberté de la pilule, c’était tout de même plus comique…

Mais preuve qu’ils ne sont pas rancuniers, et, faisant montre d’une abnégation qui n’est pas sans risque, ces jeunes se résignent à passer, une nouvelle fois, après les plus anciens, dont l’héritage, à certains points de vue, est douloureux à assumer.

En se confinant, ils protègent celles et ceux qui auraient pu hier, par leurs choix techniques et économiques, les protéger mieux… Chapeau pour cette absence de rancune ! Belle leçon de solidarité intergénérationnelle !

 

Inventer et temporiser

Et c’est pourquoi ils méritent beaucoup d’égards. Socio-économiquement, un grand nombre d’entre eux sont vulnérables, n’ayant pas de filet de secours, plus de job d’étudiant ou ne voyant plus le sens de poursuivre des études qui, dans le meilleur des cas, déboucheraient sur la difficulté de trouver un emploi dans une société économiquement affaiblie. C’est pour eux que c’est le plus difficile !

Ce sont donc eux qu’il faut aider en priorité et encourager ! Les familles, pour ce faire, retrouvent leur rôle de bastion solide et solidaire. Beaucoup d’enseignants cherchent aussi à y contribuer, sans bien savoir comment y parvenir concrètement, car le confinement rend tout virtuel et assez inefficace.

Nous sommes devenus spécialistes en déclarations d’intention, attendant des jours meilleurs pour les voir suivies d’effets.

« Il nous faut trouver des voies respectueuses, inventer et temporiser. »

 

Tout progrès prend racine dans la jeunesse

Un mot pour conclure sur le cynisme. Si l’on y songe, les deux événements majeurs qui auront marqué cette jeunesse, à savoir la crise du climat et la crise du coronavirus, sont deux épisodes qui l’auront mise face à des puissances colossales, à côté desquelles tout individu se sent impuissant.

On peut les appeler des “ultraforces”, visages contemporains de la fatalité. Impossible pour quiconque de faire dévier ces puissances de leurs trajectoires délétères. Ici encore, c’est une âpre leçon à avaler, à un âge justement où l’on aimerait se sentir puissant !

Leur aspect positif – puisqu’il y en a un – est qu’elles réveillent le sentiment du collectif. S’il n’est pas possible d’agir seul, il est nécessaire de réagir collectivement. Cependant cette action n’est donc jamais qu’une réaction. La vérité, c’est d’abord que l’on subit… Or est-ce que subir la puissance d’ultraforces constitue un bon apprentissage de vie ? Sûrement pas.

Cela risque surtout d’engendrer des cyniques, pour qui tout est toujours puissance, sans foi ni loi. Et c’est ce qu’il faut éviter… Quand on grandit au temps des catastrophes, qu’on voit les adultes déboussolés, on ne sait plus trop sur quoi compter…

Et la question alors s’impose : comment sortir de cette logique de puissance ? Y a-t-il autre chose que la puissance ? Y a-t-il un contraire à la force ? La réponse est affirmative.

L’antidote à la puissance, c’est la justice.

« Vieille leçon philosophique, et il semble que ce soit bien le moins que l’on doive aux plus jeunes que d’agir d’une manière plus juste. Et ce n’est pas un simple mot, ce serait un virage. Car tout progrès prend ses racines dans la jeunesse. »

Pascal Chabot

 


Illustration de Schrank, parue dans Business Post, Dublin Schrank, Business Post


 
SOURCELa Libre Belgique 26/05/2020
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