Tous deux sortis sur Netflix en cette fin d’année 2019 sans être passés au préalable par la case “cinéma”, les films The Irishman de Martin Scorsese et Marriage Story de Noah Baumbach ont été acclamés par la critique, mais laissent l’industrie du cinéma un peu groggy. Le géant américain du streaming est-il en train de transformer le septième art pour toujours ? The Guardian s’interroge.

Cette année et cette décennie s’achèvent en même temps qu’une bataille, manifestement perdue. Sur votre écran de télévision, votre portable, votre tablette ou votre téléphone, la victime gît là comme un macchabée sur sa table de dissection : The Irishman de Martin Scorcese ou Marriage Story de Noah Baumbach, deux des plus beaux films de l’année, se tiennent là au garde-à-vous, prêts à démarrer au moment de votre choix, quitte à servir de fond sonore pendant que vous discutez, mangez ou parcourez les réseaux sociaux, ne leur laissant même pas quelques miettes de votre attention.

Ces films sont entrés dans nos maisons sans passer par le circuit habituel – quelques mois dans les salles obscures puis trois ou quatre mois dans les limbes avant de débarquer en DVD et à la télévision pour s’ajouter au grand répertoire de films où ils finiront leurs jours. La plupart des gens ne veulent pas attendre si longtemps et Netflix a joué un rôle essentiel dans la promotion et la satisfaction de cette nouvelle forme d’impatience. Le géant du streaming n’a pas seulement signé la mort des sorties de film en salles, il adresse un bouquet de condoléances à tout le secteur, avec en guise de petit mot : “Bienvenue dans le futur.”

L’année dernière, les réticences étaient encore grandes à l’idée qu’une production Netflix soit récompensée par l’oscar du meilleur film, et nombreux sont ceux qui estiment que la campagne menée contre le service de streaming a coûté la célèbre statuette à Alfonso Cuarón, réalisateur du film Roma.

En dépit de son budget marketing des mieux dotés, Roma était néanmoins un film d’auteur. On ne peut pas en dire autant de The Irishman ou de Marriage Story, qui rassemblent plusieurs acteurs vedettes et dont les ambitions commerciales sont sans commune mesure avec celles du film de Cuarón.

Un bienfait pour le cinéma, vraiment ?

Les prétendus puristes du cinéma peuvent pester tout leur content contre cette immédiateté qui propulse instantanément tous les films sur nos petits écrans. Mais lorsque ont été révélés les nominés aux Golden Globes, c’est un torrent d’amour qui s’est déversé sur Netflix avec 34 nominations, dont 17 en concurrence directe avec The Irishman et Marriage Story (les productions les plus citées avec 6 nominations) ainsi que Les Deux Papes avec Anthony Hopkins et Jonathan Pryce et Dolemite Is My Name avec Eddie Murphy.

Et ceux qui affirment que tout cela est bon pour le cinéma feraient bien de se rappeler que Netflix loue à présent sa première salle de cinéma à New York comme un écrin dévoué à ses propres productions – et envisage de répéter l’opération à Los Angeles. C’est une tactique qui fleure bon “l’intégration verticale”, une pratique interdite par la Cour suprême en 1948 et par laquelle de grands studios avaient fait main basse non seulement sur la production de films mais aussi sur les salles de cinéma qui les diffusaient.

Difficile en effet de prendre Netflix au sérieux quand il tente de s’ériger comme gardien du temple du cinéma alors qu’il a révélé cette année une nouvelle fonctionnalité permettant à ses abonnés de choisir leur vitesse de visionnage des films. Alors qu’il fut un temps où les versions abrégées des classiques de la littérature étaient considérées comme l’œuvre de béotiens, aujourd’hui, le compactage de The Irishman est vue comme une solution nécessaire au chaos de ce monde.

Une “démocratisation” positive

Mais là encore, le tollé suscité par le sacrilège de Netflix contre le temple du cinéma a mis en lumière un autre fait : des millions de gens ont vu The Irishman et Marriage Story et peuvent aujourd’hui en parler, les analyser et en discuter à une échelle impensable du temps de l’ancien système. Un esprit généreux dirait que Netflix a redonné vie à une expérience culturelle unifiée qui rappellera aux plus vieux spectateurs l’époque où il n’y avait que trois chaînes de télévision et où le dernier épisode de Play for Today alimentait des conversations enflammées.

Il serait irréaliste d’espérer un strict équivalent tant notre consommation est aujourd’hui fractionnée et dispersée. Mais si la disponibilité immédiate de The Irishman et Marriage Story leur retire quelque solennité, celle-ci ne présente-t-elle pas aussi quelques avantages ? Plus besoin de réserver une baby-sitter pour se faire une toile ou d’organiser une équipée jusqu’à la ville voisine, parce que le cinéma du coin refuse de projeter trois heures de ruminations de gangsters sur la vie et la mort – ou le récit tendre et patient d’un divorce. Ces films sont désormais dans notre catalogue et ils nous appartiennent.

Pour Carol Morley, dont le thriller Out of Blue est sorti cette année, toutes ces nouvelles façons de regarder les films et séries sont des évolutions globalement positives. “Le streaming est important, c’est la meilleure façon de toucher un large public, je suis tout à fait pour, explique-t-elle. Dans ma famille, pour les plus jeunes qui n’ont pas de cinéma près de chez eux et trouvent la place trop chère, cela permet d’avoir accès à des films auxquels ils n’auraient jamais pensé auparavant. On assiste à une forme de démocratisation, ce qui est positif. Sauf que le fait d’avoir un film distribué et projeté en salles, c’est la garantie qu’il sera vu par des critiques. Cela permet de créer un minimum de buzz, alors que les films indépendants qui sortent directement sur les plateformes de streaming sans faire de bruit disparaissent simplement dans la masse. La sortie en salles permet d’assurer la publicité du film et son devenir.”

Le risque de tomber aux oubliettes

Le nouveau Scorsese n’aura jamais de mal à trouver son public, quelle que soit la plateforme choisie pour sa première diffusion. Et Netflix, qui ne publie jamais de chiffres d’audience à moins d’y trouver motif à se faire mousser, s’est empressé d’annoncer son succès : 26 millions de spectateurs ont regardé au moins 70 % de The Irishman au cours de sa première semaine de disponibilité.

On sera plus circonspect quant au sort d’un film comme Atlantique, inoubliable drame sur les migrants signé Mati Diop et sur lequel s’est jeté Netflix après sa présentation au festival de Cannes – contournant ainsi habilement l’interdiction au festival de films produits par un service de streaming. Atlantique est accessible sur Netflix depuis un mois, après une courte période de projection en salles. Il est peu probable qu’un tel film batte des records de vues, ce qui pose cette éternelle question : si un film franco-sénégalais acclamé par la critique atterrit dans le catalogue Netflix sans être signalé ou mis en avant, peut-on réellement dire qu’il a été vu ?

Les films servis sur un plateau : une question de génération ?

Le réalisateur Todd Haynes (Carol et Far from Heaven) est moins tolérant que Morley à l’égard du streaming. Pour lui, ce n’est pas seulement un problème de taille de l’écran, c’est aussi une question de plénitude. “Je regardais TCM l’autre jour [qui diffuse des classiques du cinéma] – une des rares raisons de rester en vie dans ce monde – mais j’étais en version streaming où vous pouvez choisir parmi tous les films disponibles. Ce qui est bizarre, c’est que j’aurais préféré la regarder sur le câble, où l’on ne me propose qu’un film à la fois et où je profite seulement du film sur lequel je suis tombé : pas besoin de choisir, pas besoin de se poser et de réfléchir à ce que l’on veut regarder. On se sent plus étroitement relié aux choses quand on n’est pas toujours en train de les gouverner. Étrangement, je crois que ça change aussi notre désir. Quand tout est disponible à tout moment, on finit par ne plus en vouloir.”

Âgé de 35 ans, Russell Brandom est éditeur pour le site d’information technologique The Verge. Pour lui, les jeunes n’ont pas cette conception des choses. “L’idée de rester assis et de regarder quelque chose pendant deux heures n’est pas centrale dans leur culture, explique-t-il. Les jeunes de vingt ans préfèrent les vidéos YouTube et TikTok, qui proposent des contenus plus immédiats, moins ‘produits’. La concurrence est rude aujourd’hui pour capter leur attention, et les films ne sont pas le meilleur outil pour cela. Quand vous faites un film, vous voulez faire de la place au silence, rendre une impression d’étirement du temps. Cela fait partie de l’art de faire des films et je pense que c’est de plus en plus difficile de créer cet espace dans l’économie de l’attention.

Échapper à la tyrannie de la pub

Si tous ces changements semblent annoncer une génération de spectateurs n’ayant jamais connu la sensation d’être entièrement absorbé par un film, il est aussi important de ne pas non plus fantasmer la réalité d’une sortie au cinéma. Cela peut parfois être “une très mauvaise expérience, reconnaît Brandom. On vous bombarde avec vingt minutes de pub avant chaque film.”

On comprend que les jeunes – ou n’importe qui d’autre à vrai dire – préfèrent rester chez eux où leurs options de films et séries sont accompagnées d’un bouton pour “passer la publicité”. Et tout n’est pas rose non plus pour les films qui parviennent à être diffusés en salles. “On est toujours en concurrence avec de plus gros studios avec de plus gros budgets publicitaires, explique Morley. On obtient parfois une séance quotidienne à un horaire bizarre. C’est énervant mais c’est comme ça. Je fais des films pour qu’ils soient vus pendant longtemps, donc j’espère qu’il y aura toujours quelqu’un pour les projeter quelque part dans les années à venir.”

Haynes est moins optimiste. “Je n’arrête pas de me dire qu’il va y avoir une révolte, confie-t-il. Vous savez comment les disques vinyles ont fait leur retour ? Il a fallu que les gens disent : ‘Non, non, on ne veut pas que ce truc disparaisse. Il ne faut pas le laisser mourir !’

Ryan Gilbey
 
Source The Guardian 26/12/2019
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