Le grand thème des Odyssées contemporaines, présenté par le directeur du Festival Olivier Py, laisse sur la sensation d’esquiver les écueils des troubles les plus urgents.

On se pince. Au cours de la conférence de presse de présentation du 73e festival d’Avignon, le représentant du Conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur prononce un discours – non dénué de qualités littéraires – pour n’en appeler qu’à l’accueil des migrants, l’écoute des réfugiés, le supplément d’âme que nous apporte l’exil. On croirait ce compagnon des Christian Estrosi ou Renaud Muselier prêt à rejoindre les soutiens de Cédric Herrou dans la vallée de la Roya.

C’est que Les Odyssées contemporaines seront le grand thème de la programmation de cette édition festivalière, du 4 au 23 juillet. Et comme l’explique Olivier Py, « l’Odyssée d’aujourd’hui, c’est l’exil des migrants, une tragédie contemporaine ». Mais qu’est-ce qui peut autoriser l’élu d’un camp politique dont les certitudes et les pratiques sont proches de l’extrême-droite en cette matière, à se joindre sans gêne au chœur lyrique des humanistes ? Capterait-il trop bien à quel point ce qui se joue dans les enceintes de la culture officielle ne porte décidément pas à conséquence ?

On ne reprochera pas à Olivier Py de placer ce thème au premier plan des préoccupations éthiques, intellectuelles et politiques de la période. Mais on confiera comment ce thème de l’étranger, tout un après-midi durant devant une salle bondée de représentants de la petite et moyenne bourgeoisie éduquée exclusivement blanche, comment ce thème peut sembler tenir de l’incantation dans une posture de l’éloignement.

Car un autre absent rôdait par là. Le Gilet jaune. Le très embarrassant Gilet jaune, finalement plus proche, mais si difficile à cerner. De celui-ci, Olivier Py a bien dit cet hiver qu’il ne peut s’en sentir solidaire, car la présence du RN dans le mouvement, « fait quelque chose de très complexe et de très inconfortable pour l’homme engagé que je suis ». Courage, fuyons, sera donc la conclusion de l’homme engagé confronté à la complexité et l’inconfort de son propre monde en 2019.

Osons cette question : perçus depuis l’Olympe des arts installés – quand il ne sont de cour – le migrant, heureusement venu de loin, ne fournirait-il pas une chair à mythes plus délectable aux belles âmes, que le gilet jaune, agaçant et ennuyeux d’être platement inscrit dans un âcre ici ?

Relevons encore ce détail : la conférence de presse est quasi terminée, quand l’homme de théâtre tient absolument à livrer un dernier chiffre, le marteler, le répéter. Émerveillé. Soit le fait que « 20 % du public du Festival d’Avignon a un revenu inférieur au salaire médian ». Olivier Py n’a décidément qu’une conscience très floue du réel. Le salaire médian est aujourd’hui de 1800 euros. Autrement dit, sans la moindre surprise ni rien de significatif, 80 % des spectateurs d’Avignon gagnent plus de 1800 euros, soit l’évidence de ce qu’on savait déjà de son recrutement parmi les petites couches moyennes cultivées, vivant à l’abri du besoin.

La maire d’Avignon, Cécile Helle, aura eu, bien seule, le mérite d’évoquer un contexte « de trouble, d’incertitude, déstabilisant ; celle de la lutte quotidienne des travailleurs pauvres, dans un monde déserté par la culture, des villes sans repères, où triomphent le cloisonnement et le repli sur soi ». Avec beaucoup de justesse, elle en référait au dernier prix Goncourt, Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu, qui cogne dans cette réalité, à l’opposé de la déclinôlatrie mortifère d’un Houellebecq. Mais hélas, les réponses qu’elle entrevoit paraissent s’en tenir à un mix entre le pass-culture et les lumières dispensées par Olivier Py.

C’est alors le moment de sourire un peu, en se penchant sur l’éditorial de celui-ci, tout en confiant à son voisin : « Voyons, voyons, ça doit parler du rôle irremplaçable du théâââââtre ». Alors on se pince encore, en lisant la première ligne : « Si l’on me demandait aujourd’hui en quoi le théâtre est irremplaçable (sic), etc, etc ». Blague à part, il faudrait pratiquer une exégèse de ces textes. En 2019, Olivier Py y exalte « la célébration de la scène », un espace décidément protégé, car le spectateur, au théâtre, « vient pour faire silence », et qu’il faut opposer cela « aux polémiques braillardes et sloganisme irruptif des réseaux sociaux ». On s’autorise à compléter, de ce qui n’est pas écrit : « des abrutis de Gilets jaunes, avec leur Facebook ».

De quoi l’été 2019, complexe et inconfortable, toujours possiblement révolutionnaire, sera-t-il fait ?

Au Festival, 43 spectacles, dont 33 créations originales, feront entendre 10 auteurs vivants, tandis que 33 des artistes ne sont jamais venus à ce festival. S’il est redevenu celui d’un théâtre d’art et de texte, s’il n’est plus celui de la performance et des écriture de plateau, du moins est-il impossible de l’accuser de sommeiller dans le classicisme.

Il en va y compris de l’approche de la tragédie antique, où L’odyssée s’adapte en feuilleton quotidien par Blandine Savetier, tandis que Christiane Jahaty la transporte en Palestine, Liban, Grèce et Afrique du sud d’aujourd’hui. Même imprégnation de témoignages actuels quand Maëlle Poésy aborde Virgile, ou Daniel Jeanneteau travaille avec les gens de Gennevilliers sur fond des Phéniciennes d’Euripide (texte de Martin Crimp). Jean-Pierre Vincent devrait tenir d’une boussole plus sage son Orestie d’Eschyle avec l’école du TNS de Strasbourg.

En odyssées depuis l’Antiquité jusqu’aux migrants d’aujourd’hui, la porte s’ouvre sur une Europe au sens élargi : en ouverture pour la Cour d’Honneur, Pascal Rambert est encore en train d’écrire une saga familiale dans le vingtième siècle du continent, qu’activeront Emmanuelle Béart, Denis Podalydès, Stanislas Norday, Laurent Poitrenaux, ou encore Jacques Weber (une stars académie!). Les Flamands d’Ontroerend Goed installe leurs spectateurs en position de salle de jeux pour les initier aux lois et turpitudes de l’économie. Et Roland Auzet fait entendre l’Europe de toutes les rencontres effectuées et retranscrites par Laurent Gaudé.

Peu de place donc au répertoire grand teint issu du vieux continent. Raison de noter pas moins de deux pièces de Materlinck, dont Pelléas et Mélisande défait de sa gangue opératique par Julie Duclos, et la visite de Macha Makeieff à l’univers de Lewis Carroll, par les voies de la scène, autant que de l’exposition. Mais au fait, partant de ces deux dernières, relevons que bizarrement, pas un mot n’aura été prononcé sur les répartitions de genre. On s’en est donc chargé : 13 des 43 porteur.ses de projets annoncés sont des femmes. Près d’un tiers. On connaît pire.

Gérard Mayen

Photo Dr : Olivier Py exalte « la célébration de la scène », un espace décidément protégé.

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.