Buzzfeed employees work at the company’s headquarters in New York January 9, 2014. REUTERS/Brendan McDermid

Audiences, modèle publicitaire, présence sur les réseaux : plusieurs sites d’information voient leur modèle économique fragilisé. Alexandre Piquard, journaliste médias au « Monde », a répondu à vos questions.

Au lendemain de l’annonce de la fermeture du site Buzzfeed France et du licenciement de toute son équipe française (quatorze salariés), Alexandre Piquard, journaliste chargé des médias au Monde, a répondu aux questions de lecteurs sur le modèle économique des sites d’information en France.

 

Quelles sont les raisons de la clôture subite de l’activité de BuzzFeed France ?

Alexandre Piquard : Les raisons ne sont pas totalement claires. Un porte-parole de BuzzFeed aux Etats-Unis a déclaré : « Nous prenons des mesures pour reconsidérer notre activité en France, en raison de l’incertitude des pistes de croissance sur le marché français. Nous avons commencé un processus de consultation avec BuzzFeed France et en dirons plus quand nous aurons davantage d’informations à partager. »

BuzzFeed US a aussi précisé que la décision ne concernait que la France et pas les autres éditions internationales. Pourtant, l’audience et l’activité de l’édition française ne semblaient pas moins bonnes que celles d’autres éditions, comme l’allemande, par exemple (même si le chiffre d’affaires et le nombre de lecteurs ne sont pas publics). Pour l’équipe française, la décision est « incompréhensible ».

Quel était le modèle économique de BuzzFeed ?

BuzzFeed est un média gratuit grand public, connu pour avoir très tôt fait le choix du « brand content » : du contenu produit pour les marques, sur mesure et donc facturé beaucoup plus cher que les classiques bannières, peu appréciées des internautes.

Mais après l’euphorie des débuts, ce type de publicité a aussi été touché par les difficultés du marché de la publicité : la concurrence s’est largement accrue car beaucoup d’autres pure-players s’y sont mis, ainsi que la plupart des grands groupes de la presse traditionnelle. Les prix sont ainsi tirés vers le bas. Les annonceurs, passé l’effet de nouveauté, se montrent aussi plus exigeants sur les retours sur investissement de ces vidéos ou contenus viraux, qui accroissent souvent la notoriété d’une marque ou améliorent son image, mais déclenchent peu de ventes directes.

BuzzFeed en France n’a pas reçu de feu vert de sa maison-mère pour dégager des revenus. Dès lors, comment parler d’échec du modèle économique ?

En effet, un argument de la direction pour justifier la fermeture est la faiblesse des revenus en France. Mais les dirigeants américains n’avaient pas créé de régie à Paris, tout étant géré à Londres, ce qui rend difficile le fait de vendre à des annonceurs français des publicités sophistiquées comme le brand content. Il y aurait donc une erreur de gestion en plus d’une question sur le modèle économique. Toutefois, si BuzzFeed n’a pas voulu ouvrir de régie en France, c’est peut-être pour limiter les coûts, ce qui renvoie à la difficulté de développer un média dans de nombreux pays.

Vu la volatilité des budgets annonceurs, peut-on affirmer aujourd’hui qu’il est impératif pour la survie d’un média en ligne de diversifier ses sources de revenus ?

C’est ce qu’a cherché à faire BuzzFeed ces deux dernières années : son fondateur, Jonah Peretti (lire son entretien dans Le Monde), a cherché à capitaliser sur les grands investissements faits par son site dans la vidéo, pour tenter de générer des revenus dans l’audiovisuel. Il s’agit de produire des émissions et de tenter de les vendre ensuite à des chaînes américaines ou étrangères, ou à des réseaux sociaux comme Facebook ou Snap, quand ils veulent payer. Cette stratégie rappelle celle de Vice et a été menée en collaboration avec leur actionnaire commun, le groupe audiovisuel traditionnel NBCUniversal. L’ironie est que les nouveaux médias tentent de capter les dollars des budgets publicitaires de la « vieille » télévision.

Aujourd’hui, BuzzFeed dit s’inspirer du modèle économique de studios comme Disney, spécialistes de la diversification. Pour Tasty, sa rubrique nourriture, il vend des cours de cuisine, des livres, des ustensiles…

La fin de Buzzfeed France est-elle un signe de la faiblesse des pure-players face au changement d’algorithme de Facebook ?

Oui. Le sujet est sensible et les chiffres réels très difficiles à obtenir. En janvier, le réseau social a choisi de privilégier davantage les contenus publiés par les « amis » des utilisateurs, au détriment de ceux mis en ligne par des médias professionnels. Selon le site Digiday, notamment, le changement d’algorithme a fait baisser l’audience de BuzzFeed mais aussi de nombreux autres sites.

Le phénomène n’est pas nouveau, et Facebook a au cours des années passées favorisé les vidéos, déclassé les contenus racoleurs, etc. A chaque fois, il y a eu des conséquences pour les éditeurs. Ceux-ci cherchent à diversifier leurs sources de trafic en investissant comme BuzzFeed dans Pinterest, Twitter, Snap, Instagram, Whatsapp. Mais Facebook pèse encore très lourd et la dépendance aux réseaux reste un sujet de fragilité pour les éditeurs « sociaux » : Brut, Vice, MinuteBuzz, Konbini, Melty…

Le modèle gratuit est-il vraiment remis en cause ?

Le modèle gratuit n’est pas mort mais il a sans équivoque perdu du terrain ces dernières années. L’évolution est visible dans l’ensemble de la presse. Les grands sites d’information comme Le Monde ou Le Figaro ont renforcé leur domaine payant et désigné comme priorité le recrutement d’abonnés numériques. Avec un certain succès, à l’image de ce qu’ont connu le New York Times ou le Washington Post. Ce mouvement est une réaction à la baisse des recettes publicitaires en ligne, largement captées par les GAFA — Facebook, Google, Amazon… La plupart des médias travaillent des offres payantes : Libération et L’Express en lanceront de nouvelles bientôt, par exemple. Mais recruter des abonnés reste un défi.

Du côté des pure players, Mediapart rappelle régulièrement — à juste titre — qu’il a fait un bon choix en optant d’emblée pour le modèle payant. Le site n’est pas le seul à avoir embrassé cette stratégie, c’est aussi celle d’Arrêt sur images – qui précise s’être lancé en payant avant Mediapart -, des Jours… Mais là aussi, atteindre l’équilibre n’est pas donné à tout le monde.

D’autres pure players, plus versés dans les médias sociaux, comme Konbini, Brut ou MinuteBuzz, semblent exclure de passer au payant. Le défi est alors d’être très fort sur le brand content et les nouvelles formes de publicité. Ce qui peut poser des problèmes d’indépendance et d’interférence dans la ligne éditoriale, quand on veut faire du contenu d’information en plus du divertissement.

Source : Le Monde Économie 08/06/2018

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